L’éthique et la responsabilité sociale et sociétale des entreprises (RSE) reviennent, de manière récurrente, sur le devant de la scène. Peut-on parler d’éthique et d’entreprises vertueuses dans l’univers des affaires et des mouvements de richesses ? Peut-on appliquer les vertus d’intégrité, de probité et d’honnêteté, prêtées à l’homme, au monde de l’entreprise ? La rupture n’est-elle pas déjà « actée », entre « consommateurs » et gouvernance des entreprises ? Notamment, pour celles qui se nourrissent du clientélisme, de la corruption, de l’opacité et des conflits d’intérêt.
Ce sont autant de questions qu’il faudrait traiter avec acuité, lucidité et profondeur. Questions, pouvant être liées au mode de gouvernance de l’entreprise, par ailleurs. Nous tenterons d’y répondre, sans a priori et sans jugement de valeur.
Ce dont il pourrait s’agir, c’est, peut-être, de différence d’approche philosophique et méthodologique entre deux théories de la gouvernance qui se tournent le dos (théorie de l’agence et théorie de l’intendance). L’une serait plus distante de l’éthique que l’autre. Ce n’est, évidemment, pas une opinion tranchée et affirmée de manière catégorique. Des hypothèses comportementales pourraient servir de base à notre analyse : deux modes de gouvernance, dans des contextes culturels différents.
La théorie de l’agence (relation entre le mandant et l’agent) est fondée sur la séparation entre le capital (actionnaires) et le management (dirigeants). Il y a assurément dans la théorie de l’agence, une divergence d’intérêts entre les dirigeants et les actionnaires. Les premiers, poursuivraient des intérêts personnels (avantages, pouvoir et prestige), les seconds, viseraient la maximisation du profit. Ceci peut engendrer des conséquences néfastes sur les décisions et les orientations stratégiques de l’organisation. Déjà, Adam Smith nourrissait une réelle appréhension à l’égard « des régisseurs de l’argent d’autrui [qui] le gèrent de façon négligente et dispendieuse (…) et non «avec la vigilance exacte que les associés apportent au maniement de leur fonds».
La théorie de l’intendance (relation entre le mandant et l’intendant) fait appel à l’adhésion de tous les membres de l’organisation (actionnaires, dirigeants et employés): c’est de communauté d’intérêts, dont il est question. Plus qu’un modèle économique, la théorie de l’intendance est avant tout une démarche psychosociologique: les gestionnaires qui s’identifient à l’organisation cherchent avant tout l’intérêt communautaire. C’est la prééminence du collectif sur l’individuel. Les rapports entre actionnaires et dirigeants seraient convergents, constants et forts. Ce sont les référents culturels qui seraient déterminants dans ce mode gouvernance (cas de Taïwan).
Dimension éthique, culture d’entreprise et environnement
D’aucuns estiment que la dimension éthique a un lien étroit avec la culture d’entreprise et l’environnement dans lequel elle baigne : les entreprises familiales qui développent cette culture, seraient-elles plus enclines à favoriser un climat marqué par la confiance et la recherche de valeurs humaines pérennes ?
«Ainsi aux États Unis, la capacité de la famille Sanders à faire de leur chaine hôtelière une référence en matière de respect de l’environnement est très liée à une longue implication dans la vie locale, dans le domaine de la santé» (Thierry Coville: l’entreprise familiale est-elle éthique? revue de l’entrepreneuriat 2014). Cette culture, ces traditions et ces valeurs d’homogénéité et de cohésion sociale se retrouvent également dans les entreprises familiales chinoises. «La capacité de ces dernières à développer du capital social est liée à leur attachement aux valeurs confucéennes» (Thierry Coville op.cit.). Ce sont des valeurs ancestrales inspirées de la philosophie Taôiste et du confucianisme: relations de groupe et recherche d’harmonie y sont mêlées. «De même, des entreprises familiales proches d’une culture rurale développeraient des valeurs collectives plus marquées et axées sur le long terme». (Thierry Coville op.cit.).
Cette vision, de la théorie de l’intendance, est partagée par les juristes de l’entreprise, lorsqu’il est fait référence à la notion d’intérêt social.
En droit des sociétés, le seul chemin viable et moralement acceptable reste l’intérêt social. Celui-ci constitue la véritable boussole et le fondement de l’équité entre associés / actionnaires. L’objectif étant l’enrichissement de l’ensemble des parties contractantes: l’intérêt commun des associés, dirons-nous. La notion d’intérêt social est en même temps un concept qui transcende l’intérêt restreint des propriétaires / actionnaires, puisqu’il doit prendre en compte l’intérêt propre de la société en tant que personne morale autonome (prise en considération des enjeux socio-économiques et environnementaux).
Cependant, les facteurs communautaires (unité de pensée, intérêt social et solidarité familiale) ne sont pas toujours synonyme de pureté morale et d’éthique. La vision théorique et conceptuelle de l’éthique est relative: les entreprises ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Certaines sont vertueuses, d’autres pourraient être qualifiées «d’irrévérencieuses et de corruptrices». S’agissant de l’éthique, la théorie de la gouvernance (agence et intendance) n’est pas une règle absolue.
Pour ce qui est de l’industrie agro-alimentaire, celle mise en cause, tout n’est pas sombre. Les exemples d’entreprises qui respectent l’environnement, l’éthique et la sécurité des droits humains et qui investissent dans la recherche développement existent, bel et bien, et ils sont légion. Ce sont toutes ces entreprises qui œuvrent au respect de l’environnement, des principes économiques et sociaux.
En vérité, c’est tout le champ de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui est mis en branle. En ce qui concerne notre réflexion, l’analyse se focalisera sur les activités relevant du secteur agro-alimentaire. Ce sont, donc, les 07 principes de la norme ISO 26000, qu’il est bon de rappeler, qui devraient servir de guide pour une gouvernance responsable:
-La redevabilité de l’organisation / entreprise à l’égard de la société
•Tenir compte de tous les impacts d’une organisation sur l’économie, la société ou encore l’environnement,
•Agir par des mesures correctives, chaque fois que l’organisation est mise en cause par l’autorité publique (respect de la législation et des principes réglementaires).
-La transparence : pureté et intelligibilité des informations
•S’imposer une transparence, sans faille, dès lors que les activités de l’organisation ont une incidence sur la société et l’environnement (information des consommateurs sur les conséquences liées à la consommation de tel ou tel produit : origine, composition, nature, …),
•Rendre intelligibles et accessibles les données informationnelles (les consommateurs ne peuvent comprendre les indications relatives à la composition d’un produit : additifs et autres colorants signalés sur des étiquettes par des codes indéchiffrables et qui peuvent avoir des effets indésirables sur leur santé).
La transparence est un principe fondamental, car elle permet à des consommateurs d’évaluer avec justesse, avec conscience et responsabilité, la qualité du produit et l’acte décisionnel d’achat qui en découle.
Il ne s’agit pas pour l’entreprise de révéler des informations qui relèvent de la confidentialité de gestion mais d’éléments de connaissance qui permettent au consommateur d’être éclairé, sur la base d’une information avérée.
Le comportement éthique: valeurs humaines
Ce sont toutes les notions qui sont fondées sur des valeurs d’intégrité, d’honnêteté et d’équité et qui sont recherchées par l’organisation : adopter un comportement responsable qui pourrait avoir des effets louables sur toutes les parties prenantes (consommateurs, employés, fournisseurs, administration, etc.).
-L’intérêt des parties prenantes: parties prenantes internes et externes ayant un intérêt dans la bonne marche de l’entreprise
L’intérêt des parties prenantes est compris dans son acception la plus large. Ici, il ne s’agit pas de satisfaire les intérêts étroits des actionnaires / propriétaires, déjà qualifiés lors de nos précédents articles de prédateurs et de mercenaires de la malbouffe, mais d’individus ou groupes qui sont parties prenantes de l’organisation et qui ont un droit de regard sur l’activité de celle-ci (associations de consommateurs, institutions environnementales, autorités locales, représentants du personnel, etc.).
Le respect de la légalité : normes et règles
Le respect des normes et des règles édictées par l’autorité normative et réglementaire, elle-même sujette au contrôle de la légalité, constitue un élément important dans le comportement éthique. Par exemple, il est essentiel d’appliquer toutes les directives relatives à l’information des tiers, dans le processus de fabrication d’un produit ou d’un bien quelconque. Cela permet à l’organisation de mettre en avant le principe de légalité dans ses choix managériaux, et de s’éloigner de l’exercice arbitraire du pouvoir managérial.
Le respect des normes internationales de comportement
Il s’agit, dans le cas d’espèce, de référencement international : notre comportement de gestion doit s’appuyer sur des référentiels universels.
Des organismes internationaux (OIT, OMS, FAO), auxquels l’Algérie a adhéré, publient des recommandations voire des normes internationales, à l’adresse des États et/ou des organisations. Ces normes deviennent même obligatoires, dès lors qu’elles sont signées et ratifiées, par ces mêmes États.
Ainsi, pour rester sur le sujet des scandales alimentaires et pour une alimentation équilibrée, l’OMS exhorte les consommateurs à favoriser les aliments sains (éviter les produits transformés et la consommation de graisse, de sucre et de sel).
Le respect des droits de l’homme: relations internationales et respect des droits humains
Ce principe est de plus en plus mis en exergue lors de négociations internationales et/ou dans le cadre des relations intergouvernementales.
En Europe, par exemple, le processus d’adhésion à l’union européenne est lié au respect de nombre de principes, parmi lesquels le respect des minorités, le droit à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, l’abolition de la torture et des mauvais traitements, etc.
Appliqués aux scandales alimentaires, les droits des consommateurs font partie intégrante des droits de l’homme. En effet, vendre des produits impropres à la consommation ou dangereux pour la santé est une violation grave des droits humains: la sécurité alimentaire représente un principe intangible et non négociable: elle est même inscrite dans la déclaration universelle des droits de l’homme.
Des 07 principes de la RSE, la transparence, qui suppose l’information, la traçabilité et le devoir de diligence, semble être absente du discours des prédateurs. Ces derniers face au miroir de la ruse, de la tricherie et de la tromperie, seraient-ils devenus invisibles? Ne peut-on, dès lors, les voir «et écouter leur silence»? Au regard de ces comportements douteux, la société civile est en droit de réagir avec force, pertinence et constance, même si les voies du «saigneur», sont impénétrables. C’est de combat légitime des consommateurs abusés et désabusés, dont on parle. La révolte, sociale et sociétale (RSE), continue, pourrait-on dire.
Lies HAMIDI
Docteur en droit