L’Algérie qui recouvrait officiellement son indépendance politique, le 5 juillet 1962, ne disposait pas des moyens à même de lui permettre de s’inscrire dans une démarche de développement d’une économie de production. Les structures léguées par les français –lesquels ont abandonné sans crier gare les administrations, les écoles, les hôpitaux, les usines…etc.– suffisent à peine à répondre à certaines situations d’urgence en matière de services notamment. Tout devrait s’arrêter en ce 5 juillet 1962: les gares ferroviaires, les usines, les ports et autres aérodromes…
Par Lyazid Khaber
Cette situation se trouvait encore exacerbée par le fait que, pratiquement aucune autorité n’était vraiment en mesure d’organiser ce passage à l’indépendance dans le calme. Les luttes de clans au pouvoir, l’intervention violente de l’armée des frontières, la dissidence en Kabylie, mais surtout le désordre général qui régnait dans les villes, ainsi que la situation sociale miséreuse d’une majorité écrasante de la population dans le pays, ont davantage fragilisé l’Etat naissant. Il a fallu d’abord prendre en charge la demande sociale, répondre aux besoins en nourriture, en médicaments et en prises en charge diverses, des populations réduites à l’extrême pauvreté suite à 7 longues années de guerre, et un siècle et 32 années de privations.
A cette époque, on ne pouvait pas parler d’une économie proprement dite, tant le pouvoir en place n’avait d’autre souci que celui de se maintenir et de garder la main basse sur le pays.
Sinon, s’il y a bien une expérience dont l’échec était avéré des plus cuisants sur le plan économique et dont Ben Bella se vantait, c’était bien l’autogestion. Cette expérience cristallisée dans les fameux «décrets de mars 1963», a été par la suite qualifiée de «folie suicidaire» par ceux-là même qui étaient dans le sérail durant cette période charnière de l’histoire de la jeune république algérienne.
Le gouvernement de Ben Bella fait de sa révolution une fixation. Et la réforme agraire était au cœur de toute la politique économique du pays. Sur ce, en 1963, le ministre de l’Agriculture et de la Réforme agraire de l’époque, Amar Ouzegane, déclarait au journal à Alger républicain, que «La réforme agraire se poursuit par l’installation de comités d’autogestion dans les fermes collectives. La superficie gérée par ces comités atteint déjà 150.000 hectares et représente 12.000 fermes. La réforme agraire va porter sur 60% des terres arables. Concrètement 6 millions d’hectares sur 10 millions vont être exploités en collectivité: 3 millions provenant des terres de la colonisation et 3 millions que nous allons prendre aux féodaux, caïds et bachagas, et aux propriétaires, par la limitation de la propriété privée.»
Le peuple y a cru. Et l’année 1963-194 était même baptisée par la vox-populi «l’année d’Amar Ouzegane». Mais, les vrais résultats de la réforme tardaient à venir par la suite. L’autogestion ouvrière et agricole dans le secteur des biens vacants, qui consistait à récupérer tous les biens abandonnés par les colons après leur départ massif au lendemain de la signature des accords d’Évian, appelés communément «biens vacants», n’a pas été accompagnée par des mesures efficaces de gestion.
Pierre Thomé, explique : «A. Ben Bella avait, en arrivant au pouvoir en 1962, des objectifs économiques et sociaux assez précis». Mais c’est la réalisation de ces objectifs qui pose problème. Comme priorité il y avait l’autosuffisance alimentaire que doit assurer le travail de la terre par les nationaux. Puis, il y a le bémol que constitue l’industrie, laquelle, selon le schéma Benbeliste, était elle aussi centrée sur cette même orientation agricole de l’économie. Donc, l’industrie était prioritairement orientée dont un sens où elle doit d’abord assurer la logistique en fournissant les équipements et produits liés à l’agriculture. Viennent après les besoins de consommation du marché local en divers produits manufacturés. Autre élément constitutif de cette démarche dite révolutionnaire, la lutte contre l’apparition des groupes d’influence basés sur l’argent, à savoir la bourgeoisie contre laquelle Ben Bella se voulait un ennemi juré lui qui promettait de faire des bourgeois algériens de simples ouvriers arrivant à peine à subvenir à leurs besoins élémentaires.
Pour cela, la solution est vite trouvée: les nationalisations à tour de bras. De ce fait, une moyenne de 30% des terres cultivables, et même de petites industries privées ont été nationalisées. Mais, en vérité, cette logique de lutte de classes, érigée en règle de gouvernance durant les premières années d’indépendance de l’Algérie, n’a servi au final que d’instrument de propagande populiste fortement relayée par la presse de l’époque.
Puis, il y a le côté fonctionnement alourdis par une structuration trop compliquée: Assemblée générale des travailleurs, Conseil des travailleurs, Comité de gestion, et enfin le Conseil communal d’animation de l’autogestion.
Ce dispositif qui rendra par la suite la décision difficile, a donné rapidement lieu à des dysfonctionnements et à la bureaucratie qui s’installa durablement dans les rouages de ce système de gestion. Le népotisme, l’ostracisme et les passe-droits réapparaissent au grand jour, et c’est là où germent les premiers embryons de l’échec de cette politique surréaliste. C’était en fait une illusion de réussite révolutionnaire dont les tenants du pouvoir de l’époque ont berné le peuple en lui présentant des solutions illusoires nées dans l’imagination de leurs promoteurs, et déconnectées des réalités du terrain.
Résultat des courses: déjà en 1964, les voyants étaient presque tous au rouge. En sus des différents conflits apparus entre temps et qui ont miné les différents comités de gestion, les premières prémisses du «salariat social» ou «rentier» apparaissent, mettant par conséquent plusieurs entreprises dites «socialistes» dans des difficultés financières insurmontables. Certaines entreprises ont tout bonnement fait faillite au bout de quelques mois seulement, vu le déficit en compétence en matière de gestion.
Le dirigisme économique adopté comme modèle rendra la situation d’autant plus ingérable, et l’Etat se trouva aculé à suivre sa marche sans pouvoir changer de trajectoire ni de rectifier le tir. En 1965, c’était la démobilisation totale, tant les iniquités, les injustices et les disparités sociales reviennent au-devant. En effet, l’autogestion a créé une nouvelle caste de privilégiés qu’on compte parmi les travailleurs des domaines autogérés qui bénéficiaient de tous les avantages, dont les revenus garantis par l’Etat, au moment où les saisonniers par exemple, vrais damnés de la terre, n’ont eu pratiquement droit à aucune représentation ni privilège.
L’Ugta (Union générale des travailleurs algériens), syndicat unique hérité de l’époque de la guerre, mais non moins détourné de sa vocation d’origine au profit des desseins du régime, engagé sur le terrain de l’autogestion, n’a pas tenu ses promesses. Le mouvement ouvrierétant peu, sinon très mal structuré, demeurait faible face au défi qui lui incombait dans cette logique révolutionnaire post indépendance.
Du coup, Ben Bella et sa politique centrée sur l’orientation de gauche «spécifique», était dépourvu de mécanismes et d’appuis organisationnels efficaces à même de réussir son pari de développement. Ainsi, ce qui était destiné à être un modèle de réussite, s’est transformé en creuset de désespoir et de défiance de larges couches populaires qui a cessé de croire aux discours souvent triomphalistes et déconnectés des réalités d’une société qui voyait ses espoirs déjà évaporés. Sa côte de popularité décline. Ses soutiens politiques déchantent, Ben Bella verra ainsi ses chances rétrécir à vue d’œil, lui qui se trouva obligé de faire la guerre à ses anciens compagnons de lutte et à la bourgeoisie montante provenant en partie des rangs du FLN et de l’ALN (Armée de libération nationale), qui empêcha en grande partie l’appropriation privative des biens coloniaux vacants comme stipulé dans les décrets de mars 1963. Cette situation de démobilisation générale, amplifiée par les sorties impromptues, et souvent mégalomanes de celui qui était à la tête de l’Etat, finira par monter contre Ben Bella ses plus proches collaborateurs qui l’accusèrent d’avoir dévié la voie tracée… par le groupe d’Oujda.
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Extrait du livre de Lyazid Khaber
Algérie, une économie qui se cherche
Edition Spinelle – Paris – 2020