La complexification d’une matière, d’un système ou d’un ordre juridique, s’accompagne fréquemment de l’émergence de principes fondamentaux, dans un objectif de restructuration et d’unification des régimes applicables. Dans ce cadre, le recours à l’utilisation de principes bénéficie d’une double légitimité, tenant à la rationalisation et à la mise en cohérence de l’ordre juridique concerné.
Par Salem Ait Youcef
Doctorant en Droit – cadre gestionnaire
En droit de l’environnement, par exemple, c’est à la suite d’une accumulation de réglementations fragmentées que sont apparus les grands principes relatifs à cette matière, pour pallier l’émiettement et la déstructuration de cette branche du droit. C’est cette même logique qui a justifié la démultiplication des principes dans le droit des finances publiques, et à laquelle le droit de la commande publique n’y a pas échappé. En effet, l’apparition des principes contemporains de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures, coïncide avec cet imbroglio latent des droits internes. Sont donc apparus, par un mouvement combiné des juges interne (notamment européens) et des pouvoirs normatifs, les principes fondamentaux de la commande publique. Cette consécration jurisprudentielle et normative s’analyse comme une «sacralisation» de règles anciennes, dans la mesure où la pratique a précédé la reconnaissance desdits principes.
La réglementation algérienne des marchés publics ne connaissait pas, ou n’évoquait pas du moins, les principes fondamentaux de la commande publique avant de se frotter aux standards internationaux et s’ouvrir à l’influence de ces derniers. Ceci est d’autant plus vrai que ces principes sont évoqués, pour la première fois, à la promulgation du Décret présidentiel n° 10-236 du 7 octobre 2010 portant réglementation des marchés publics.
A partir de là, ces principes fondamentaux de la commande publique sont devenus une constante qui occupe une place prépondérante dans la composante des codes des marchés publics successifs, et ce jusqu’à la parution du Décret présidentiel n° 15-247 portant réglementation des marchés publics et délégations de service public qui dispose dans son article 5, que : «En vue d’assurer l’efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des fonds publics, les marchés publics doivent respecter les principes de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats, et de transparence des procédures».
Le processus de dématérialisation des marchés publics s’impose, avec les temps qui courent, comme une étape inévitable dans le chemin vers la modernisation de la procédure de passation des marchés publics et, surtout, afin d’y asseoir davantage de transparence et de rationalité dans la gestion des deniers publics.
Il importe de souligner que la préparation de la transformation numérique de la commande publique est déjà prévue dans le code des marchés publics algérien de 2010 avant qu’elle soit reprise tambours battants par les textes postérieurs jusqu’à la nouvelle mouture publiée en 2015. Tout indique donc que la dématérialisation des marchés publics sera considérée comme le chantier des années futures, et elle en est même le défi le plus important. La dématérialisation des marchés publics est donc un garde-fou qui permet de renforcer le respect des principes généraux de la commande publique, tel que le traitement équitable des candidats et la transparence des procédures dans la mesure où elle assure une traçabilité précise des actions qui ont été menées par les opérateurs économiques sur la plate-forme de dématérialisation.
Conscient de l’appréhension que peuvent ressentir les acheteurs publics locaux face à la dématérialisation des marchés publics et dans un souci de respect du principe de sécurité juridique qui a valeur de principe général du droit, le pouvoir réglementaire, dans plusieurs pays, a souhaité dans un premier temps que l’emploi de la dématérialisation par les pouvoirs adjudicateurs et candidats aux marchés publics soit facultatif. Il va sans dire que le législateur algérien s’est inscrit de prime abord dans cette logique de facultativité. Au demeurant, qu’il soit facultatif ou obligatoire, le processus de dématérialisation requiert nécessairement la réunion de plusieurs conditions préalables afin d’assurer le déroulement de la passation électronique des marchés publics dans les conditions optimales d’accessibilité, de fiabilité, de confidentialité et, surtout, la sécurisation des flux d’information par voie électronique. La mise en place d’un outil d’information adéquat est la condition sine-qua-non de tout processus de dématérialisation des marchés publics. Ceci est une vérité constante corroborée aussi bien dans les standards internationaux que dans la réglementation algérienne des marchés publics.
Un avantage potentiel à plus long terme, mais tout aussi important, est que l’utilisation des technologies de l’information permet une approche plus stratégique de la passation des marchés, grâce à l’exploitation des données qu’elle génère. La poursuite des objectifs et la recherche de la performance peuvent alors être guidées par des informations et des analyses et non par les seules procédures. Des avantages peuvent être obtenus en termes de transparence interne, d’appui à l’intégrité et de gains d’efficacité. La transparence et la traçabilité internes, améliorant la tenue des dossiers de chaque processus de passation de marchés, favorisent l’évaluation de la performance, en particulier si les systèmes de passation des marchés sont intégrés à ceux de planification, de budgétisation, d’administration des marchés et de paiement, qui eux-mêmes peuvent inclure la facturation et le paiement électroniques. Elles permettent de suivre, d’évaluer et d’améliorer non seulement les procédures individuelles, mais aussi le fonctionnement et l’évolution de l’ensemble du système.
Un long programme de réforme est plus que jamais nécessaire pour mettre en place un système de passation des marchés en ligne pleinement intégré et relié à d’autres systèmes de gestion des finances publiques et des biens publics. Un système qui englobe la budgétisation et la planification, le processus de sélection ou d’attribution, les systèmes de gestion des marchés et de paiement, différentes considérations intervenant pour chaque phase du processus de passation et pour l’intégration avec d’autres parties de l’ensemble. Dans la pratique, de nombreux systèmes de passation des marchés en ligne mettent des années avant de produire tous les avantages escomptés, et la mise en œuvre la plus efficace se fait souvent de manière progressive, ce qui peut aussi contribuer à amortir les coûts d’investissement. Toutefois, des avantages importants en termes d’amélioration de la transparence et de la concurrence peuvent être obtenus dès les premières phases de l’introduction de la passation des marchés en ligne, qui portent généralement sur la mise à disposition par Internet d’informations meilleures et plus nombreuses.
Faciliter et d’encourager la passation des marchés en ligne est donc une nécessité absolue. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que l’introduction de la passation des marchés en ligne requiert la capacité de l’État à la mettre en œuvre et à l’utiliser efficacement. Ceci implique l’existence d’une infrastructure de commerce électronique et d’autres ressources nécessaires, notamment de mesures concernant la sécurité électronique, et de l’adéquation du droit applicable autorisant et régissant le commerce électronique. C’est l’environnement juridique général d’un État, plutôt que sa législation sur la passation des marchés, qui peut favoriser ou non la passation des marchés en ligne.
Quid de l’environnement juridique général de l’Algérie?
De la lecture de l’exposé des motifs du décret présidentiel n°15-247 portant réglementation des marchés publics, on peut aisément relever à que le dispositif relatif à la passation électronique des marchés publics a été amendé pour améliorer les conditions de sa prise en charge et l’introduction de nouveaux outils utilisés dans l’achat publics, en conformité avec les standards internationaux, sauf que ce texte rajoute que la dématérialisation est mise en œuvre selon un échéancier fixé par arrêté du ministre des finances. On peut déduire donc que la dématérialisation devrait se faire d’une manière graduelle selon un processus qui devrait être précisé par des textes d’application. Il est permis de supposer ainsi que les premières mesures annoncées dans le cadre de la nouvelle réglementation des marchés publics sont annonciatrices d’autres dispositions qui viendraient renforcer crescendo le processus de dématérialisation en vue de mettre en place un processus de passation électronique des marchés publics.
Si besoin est de le rappeler, la passation électronique des marchés publics recommande deux mesures majeures pour l’intégration de la passation électronique des marchés, à savoir : i) mettre en place d’un système pleinement intégré sous l’égide d’un organisme, neutre de surcroît, doté des infrastructures nécessaires à la bonne marche du processus de la dématérialisation ; et ii) faciliter et encourager la passation des marchés en ligne à travers la mise en place d’un système de passation des marchés en ligne pleinement intégré et relié à d’autres systèmes de gestion des finances publiques, en vue de garantir une meilleure efficience en termes de transparence interne, d’appui à l’intégrité et de gains d’efficacité. Ce faisant, le législateur algérien a entamé le processus de dématérialisation des marchés publics par la mise en place de deux mesures phares: les mécanismes de la communication par voie électronique (le portail électronique des marchés public), d’un côté, et le mécanisme d’échange des informations par voie électronique, d’un autre côté.
Néanmoins, la plus importante des mesures et la plus significative des innovations reste celle qui est posée par l’article 206 de la nouvelle réglementation des marchés publics, lequel mérite une attention particulière dans la mesure où il prévoit un mode inédit de réalisation de marché public. Il s’agit bien évidemment de «l’enchère électronique inversée» qui, faudrait-il le souligner, est un procédé à même de révolutionner les pratiques de la passation de marchés publics en Algérie.
L’enchère électronique inversée: un mode révolutionnaire de passation électronique de marchés publics à même d’endiguer la corruption dans les marchés publics
En effet, une enchère électronique est une procédure de sélection des offres réalisée par voie électronique donnant la possibilité aux candidats participants de remettre leur offre en ligne sur une plate-forme électronique et de visualiser leur classement par rapport aux autres fournisseurs participants et réajuster leur offre en temps réel pour améliorer leur positionnement.
Les enchères électroniques ont pris une place importante dans les relations commerciales. Ainsi a-t-on vu apparaître, dès la fin des années 90, des outils très diversifiés d’approvisionnement et de sous-traitance électroniques. Mais très rapidement également, des services d’enchère électronique ont vu le jour. Il existe désormais une très grande diversité des produits «enchère» disponibles. Néanmoins, le format de l’enchère inversée apparaît comme le plus largement utilisé, même si elle se présente sous de multiples variantes.
L’enchère inversée n’est en fait tout simplement que la transposition à l’achat au moins offrant de la procédure traditionnelle de vente au plus offrant sous forme d’enchère orale ascendante (ou enchère anglaise). Ici, les prix sont donc revus à la baisse, jusqu’à épuisement de la concurrence. Sur le plan pratique, le procédé des enchères électroniques inversées permet aux acheteurs de biens ou de services de mettre en concurrence directe plusieurs offreurs dans le cadre d’une place de marché virtuel, soit à travers d’un site Internet qui sert d’interface entre les protagonistes.
Concrètement, l’acheteur présente ses besoins par le biais d’un cahier des charges et convie ses potentiels clients à une séance d’enchères en lignes. La date et l’heure étant préalablement communiquées et un prix maximum devrait être fixé par l’acheteur. Contrairement aux enchères traditionnelles, les offreurs vont, à partir de ce prix de départ, enchérir à la baisse. L’opération prend fin soit parce que les acheteurs refusent de descendre en dessous d’un certain prix, soit parce que les enchères ont atteint le prix minimum qu’ils avaient fixé au tout début de l’enchère, et en dessous duquel ils n’ont pas le droit d’enchérir. Si l’acheteur ne fixe pas de prix de départ, les enchères commencent au prix que souhaite le premier enchérisseur.
Au demeurant les enchères électroniques inversées présentent de nombreux avantages. Premièrement, elles peuvent améliorer le rapport qualité-prix par une mise en concurrence successive des enchérisseurs dans un processus dynamique se déroulant en temps réel. L’utilisation d’Internet pour tenir l’enchère peut aussi favoriser une plus large participation et donc accroître la concurrence. Deuxièmement, les enchères électroniques inversées peuvent réduire le temps et les frais administratifs nécessaires à la passation de marchés portant sur des biens simples et disponibles dans le commerce ou des services normalisés. Troisièmement, elles peuvent améliorer la traçabilité interne du processus de passation des marchés, puisque les informations concernant les résultats successifs de l’évaluation des offres à chaque étape et le résultat final sont consignées ; toutes ces informations sont instantanément accessibles à l’entité adjudicatrice. En outre, elles peuvent renforcer la transparence puisque chaque enchérisseur connaît instantanément sa position relative ; l’évolution et le résultat de l’enchère sont communiqués instantanément et simultanément à tous les enchérisseurs. Quatrièmement, la transparence accrue et le processus d’évaluation entièrement automatisé limitant l’intervention humaine peuvent contribuer à prévenir les abus et la corruption.
Très développée dans les pays anglo-saxons, la pratique des enchères électroniques inversées peine à faire son nid dans plusieurs pays. Cette pratique novatrice commence néanmoins à prendre de plus en plus d’ampleur et, à l’instar de beaucoup d’autres nations, l’Algérie a décidé d’adopter cette nouvelle technique d’achat permettant de sélectionner des offres par voie électronique, sous l’influence évidente de plusieurs institutions internationales, l’OCDE et la CNUDCI entre autres. Soucieuse d’être au diapason des nouvelles pratiques admises en matière de passation des marchés publics, l’Algérie a donc adopté la procédure de l’enchère électronique inversée par le truchement du décret présidentiel n° 15-247 du 16 septembre 2015 portant réglementation des marchés publics et délégation de services, lequel dispose, dans son article 2016, que: «Le service contractant peut recourir, dans le cas de l’acquisition de fournitures et des prestations de services courants, pour choisir l’offre économiquement la plus avantageuse: – À la procédure des enchères électroniques inversées, en permettant aux soumissionnaires de réviser leur prix à la baisse ou d’autres éléments quantifiables de leur offre …»
Force est malheureusement de constater que, faute de la publication des textes réglementaires qui devraient préciser les modalités d’application de cet article, l’Algérie passe étrangement à côté des nombreux avantages que cette technique révolutionnaire peut offrir aux organismes adjudicateurs, aussi bien dans l’amélioration substantielle des conditions de profitabilité des marchés que dans l’assurance d’une mise en concurrence saine et transparente.
S. A. Y.