Younes Grar, consultant et expert en technologies de l’information et de la communication (TIC) : «Nos compétences algériennes ont un rôle à jouer dans la protection de nos données»

Younes Grar, consultant et expert en technologies de l’information et de la communication (TIC)

Younes Grar, consultant et expert en technologies de l’information et de la communication (TIC), fait le distinguo entre numérisation et digitalisation, tout en détaillant les actions nécessaires à leur mise en place. Transformation digitale, innovation, startups, recherche scientifique, autant de thématiques abordées. Enfin, Grar revient sur le data center gouvernemental en réalisation par le chinois Huawei, en identifiant les solutions pour garantir la protection de nos données.

Entretien réalisé par Zoheir Zaid

En arabe, pourtant plus riche en mots, on utilise « Rakmana » pour numérisation, digitalisation, dématérialisation, terminologies différentes à définir en français. Pouvez-vous davantage expliquer pour nos lecteurs.

La numérisation est la transformation électronique de tout document papier et support mutlimédia, via le scan des documents pour les convertir en données électroniques tout en les archivant, toujours électroniquement.

De là est née, entre autre, la GED (gestion électronique des documents). On ne peut donc digitaliser les services d’une administration tant que ses documents sont en papier.

La numérisation requiert une gestion des documents numériques, en recourant à des outils et des techniques bien déterminés. Des entreprises spécialisées dans le domaine peuvent, dans ce cadre, être sollicitées.

La digitalisation suit la numérisation. C’est le traitement des dossiers numérisés d’une manière électronique, ou en ligne. Lorsque le citoyen introduit une demande en ligne pour une prestation donnée, l’Administration (le ministère ou le service concerné) se doit de répondre en ligne, sans réimprimer le document !

Toutefois, on doit formaliser ces opérations en ligne, tout en respectant le circuit hiérarchique traditionnel, qui offre à chaque agent de l’Administration ou membre d’une commission d’examen de dossiers, de donner son avis sur une plateforme en ligne. C’est ce qu’on appelle la digitalisation ou l’informatisation des traitements des données.

Et qu’en est-il de la transformation digitale ?

La transformation digitale, c’est l’accompagnement pour mettre un frein à la résistance aux changements, car les pratiques non numérisées ont la peau dure !

Donc, il faut former les agents de l’Administration sur l’utilisation de la plateforme en ligne et surtout les tranquilliser sur leur avenir en ces termes : «cet outil numérique est là pour vous faciliter la tâche et non pour prendre leurs places. Il vous épargne de recevoir la grogne citoyenne en conséquence, car moins d’erreurs seront commises dans le traitement des doléances, et en un délai court.»

En parallèle, le citoyen doit être imprégné de l’utilisation des plateformes en ligne, et rassuré sur la protection de ses données personnelles, des contraintes techniques et des avantages des services en ligne, supérieurs en qualité par rapport au traitement traditionnel.

A mon avis, il faut aussi mettre en place des mesures incitatives pour convaincre les usagers pour migrer du dépôt des dossiers au niveau des guichets vers les demandes introduites en ligne.

L’étape de la transformation digitale est importante, notamment en lui annexant les aspects d’accompagnement et de formation sus indiqués, car nous avons remarqué que malgré la disponibilité des plateformes en ligne, trois éléments sont toujours prédominants.

Le premier : le citoyen est mal-informé. Le deuxième : la plateforme est mal conçue, avec un accès difficile pour les usagers. Le troisième : la résistance aux changements. Pour l’exemple : l’extrait de naissance électronique est une avancée majeure mise en ligne, œuvre des ingénieurs du ministère de l’Intérieur, des Collectivités locales et de l’Aménagement du territoire (MICLAT).

Malheureusement, les citoyens ou les agents, et même quelques autres secteurs, ne suivent pas. Même chose pour le paiement électronique : les files d’attente aux guichets de la Sonelgaz, la Seaal (Société des eaux et de l’assainissement d’Alger) ou autres organismes, prouvent qu’il n’est pas bien appliqué.

Le citoyen continue, malheureusement, de payer ses factures en espèces alors qu’il pouvait le faire électroniquement ; ceci est pourtant réalisable. Il suffit de faire une transformation digitale adossée à un accompagnement de tous les maillons de la chaine : Administration, entreprises, citoyens.

La transversalité sectorielle de la digitalisation est nécessaire pour atteindre le gap en transformation digitale. On n’en est pas encore là. Qu’est-ce qui grince ?

Effectivement, la transversalité est nécessaire. Chaque secteur a besoin, pour digitaliser ses services, des données d’un autre secteur. Le citoyen est éprouvé en faisant le porte-à-porte pour collecter des documents pour la constitution de son dossier.

Donc, une base de données centralisée comportant toutes les informations de chaque citoyen doit être mise en place, permettant à chaque département ministériel ou leurs démembrements d’y accéder.

Au préalable, chaque Administration doit fournir les données de son administré : l’état civil, les données liées au dossier médical, les affiliations de la Sécurité sociale, son cursus scolaire et/ou parcours universitaire, etc.

Ce qui permet, comme cela a été relevé au niveau du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, l’atteinte du « zéro papier » dans le traitement du dossier de l’étudiant.

Ce même département a exigé que tous les paiements soient effectués par la carte Edahabia. En a découlé, et d’une manière digitale, la délivrance de la carte d’étudiant, de la carte d’hébergement et la gestion de la cantine.

La politique de numérisation a trouvé son firmament par la mise en place du Haut Commissariat à la Numérisation, qui chapeaute toutes les opérations de numérisation et s’assure que les dysfonctionnements possibles ne puissent avoir lieu.

Le développement d’un pays nécessite la capacité de ses acteurs à innover et à s’adapter. En sus des startups, c’est la recherche scientifique qui apporte l’innovation, qui ne serait salutaire que si elle est à portée pratique. Que pensezvous de la recherche scientifique en Algérie ?

Le rôle des startups demeure incontournable pour apporter des solutions aux problématiques posées par les institutions et les entités économiques, publiques et privées.

Car, pour toute stratégie il faut ses acteurs, et les startups en sont parmi les plus importants. Oui, l’Université a également son rôle à jouer, via ses établissements, ses centres de recherche et laboratoires de recherche. Une synchronisation est donc nécessaire entre demandeurs de solutions et développeurs de solutions.

Les thèses universitaires doivent également être orientées vers le coté pratique. L’open innovation permet également à des sociétés comme Sonatrach, Sonelgaz, ou même des privés, de lancer des Appels à Manifestation d’Intérêt ou des concours, la dénomination important peu, pour inciter les jeunes innovateurs à proposer des solutions à des problématiques auxquelles sont confrontées leurs usines ou unités de production. Cela encourage l’innovation locale et évite de recourir à des solutions étrangères.

Et concrétise, enfin, les défis liés à la souveraineté numérique. Car, enfin de compte, à quoi ça sert de former des élites pour ne pas bénéficier de leur apport ?

Un Data center national est en voie d’être réalisé en collaboration avec le chinois Huawei. Des grincements de dents au sujet de la protection des données, se font entendre. Quelles sont, selon vous, les garanties pour éviter l’intrusion de Huawei dans nos données ?

Un data center gouvernemental ou national est primordial. Il évite que chaque ministère ait son data center, avec toutes les concessions en qualité et en sécurité en découlant.

Le choix de Huawei, une société qui a fait ses preuves, est une décision souveraine. Les ‘’pour’’ et les ‘’contre’’, ça existerait toujours, même si c’est un autre fournisseur qui a été choisi. Huawei a été combattu par des entreprises américaines, c’est ce qui prouve qu’elle est un sérieux concurrent.

Je pense que la Haut Commissariat à la Numérisation aurait, dans le cadre du cahier des charges lié au contrat avec Huawei, exigé d’intégrer des sociétés algériennes méritant certains aspects, dont l’énergie, le câblage et le génie civil.

Le frottement des sociétés algériennes à Huawei permet à ces dernières une meilleure assimilation des techniques maitrisées par le géant chinois.

Ce projet de plusieurs centaines de millions de dollars nécessité de la compétence, mais aussi une motivation salariale au profit des ingénieurs algériens.

Car, comme je l’ai déjà souligné sur un plateau TV, je vois mal qu’un ingénieur avec un salaire de la fonction publique, puisse être motivé à travailler dans la gestion de projet gigantesque.

Donc, il y aura de la déperdition et de l’instabilité. Il faut également que des compétences algériennes soient impliquées dans le suivi de ce projet.

Certes, ces compétences ont déjà pris part à des data center de moindre envergure (Sonatrach et ministère des Finances), mais elles ont quand même le gabarit pour faire le suivi, et assurer le défi de la souveraineté numérique, et ce, malgré que la Chine est pays ami.

Toujours dans le cadre de la souveraineté numérique, il faut, à mon avis, lancer la réalisation de data center redondants ou miroirs pour supporter le data center national. La réalisation est certes chinoise, mais le suivi et la gestion sont algériens : une garantie de protection de données.

Z. Z.

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