Le total cumulé des trois dernières décennies n’a pas dépassé les 100.000 arrivants, soit 3300 par an, en moyenne de touristes, venus via le tour operating (production touristique, commercialisation et organisation de packages –forfaits, séjours, circuits, expéditions). Des chiffres qui sont loin de refléter la faste période des années 70. Depuis, ce secteur ne cesse de s’enfoncer dans les abîmes de la médiocrité. Said Boukhelifa expert international en Tourisme, nous donne dans cet entretien une vision sans complaisance et pragmatique que vit ce secteur, alors que celui-ci a tous les atouts pour émerger, et prendre la place qui lui est due, au sein de l‘économie nationale.
Eco times: L’Algérie avec tous ses atouts reste boudée par les touristes. Comment interprétez- vous cela.
Said Boukhelifa: L’Algérie reste boudée par les touristes pour les raisons suivantes:
-manque de lisibilité et de visibilité sur la destination Algérie à l’étranger, la communication institutionnelle insuffisante, voire indigente.
-l’octroi des visas aux étrangers au niveau de nos consulats est un rempart dissuasif qui les incitent à aller voir ailleurs, dans d’autres pays voisins. Le premier Ministre Benabderrahmane l’a reconnu et dénoncé face aux diplomates réunis en octobre 2021 au CIC, Ain Benian (Alger), en tenant ces propos: «Le visa algérien est le plus difficile au monde à obtenir pour les investisseurs étrangers et les touristes. Donc, la balle et les tares sont dans notre camp, car nous incitons les touristes à nous bouder.
La crise du Covid 19, a été catastrophique, c’est indéniable, et pourtant les pouvoirs publics ne semblent pas prendre conscience de la gravité de la situation et ont annihilé le petit espoir de reprise avec les fêtes de fin d’année, par des décisions purement administratives en interdisant certaines zones du Sud. Vous expliquez vous cette décision et que pensez-vous que vont faire les agences de voyages?
Oui, la crise du Covid-19 a été catastrophique. Les décideurs, effectivement, ne semblent pas prendre conscience de la détresse des agences de voyages ATV, sachant que plus de 2000 d’entre elles ont fermé momentanément ou définitivement. Pour les fêtes de fin d’année de 2020, il ya eu une véritable cacophonie entre la direction du tourisme de Béchar et les services de sécurité locaux qui avaient pris une décision tardive, sans se soucier des touristes nationaux et des ATV, qui avaient réservé des séjours à Taghit (Bechar). Ce fut un mépris pour le tourisme domestique, que les décideurs disent, pourtant, vouloir développer.Les ATV organisatrices ont souffert le martyr. Un manque à gagner énorme, dans un contexte de précarité générale, pour les opérateurs en tourisme.
Nos sites culturels sont dans un état de dégradation avancé. Pensez-vous qu’il suffise juste de débloquer un peu d’argent pour une restauration mal maitrisée, alors que (certaines) personnes en charge de ce patrimoine ne leur accordent pas l’importance voulue?
Effectivement, nos sites culturels sont presque à l’abandon pour certains, notamment, les ruines romaines envahies par les herbes sauvages et par les prédateurs humains qui salissent et polluent lors de leurs passages. Les sites du tombeau de Massinissa, premier chef d’État numide, au Khroub, (Constantine), celui du Medracen, (Batna), tombent en ruines, rejoignant la malheureuse Casbah, orpheline des pouvoirs publics depuis trois décennies. Les milliards que l’Etat avait dépensé, sous Khalida Toumi, dans le cadre d’opérations de prestige, sans lendemains, dont, Tlemcen, Alger, Constantine, capitales de la culture islamique ou arabe, sont déjà oubliées et sans aucun impact. Tous ces budgets colossaux, auraient pu faire restaurer les deux tombeaux cités et sauver la Casbah, définitivement. Par manque de volonté politique et par manque de compétences, on a failli en haut lieu.
Le tourisme domestique prend de plus en plus d’ampleur…, mais sur internet. Comment expliquer l’inertie des agences de voyages et que faire pour ne pas laisser ce segment aux mains des petits affairistes et spéculateurs?
Non, le tourisme domestique ne prend pas de l’ampleur car il est encore au stade artisanal. Toutes ces organisations illégales parasitaires sur Facebook, n’ont pas traité plus de 5000 touristes nationaux, sur les deux ans, mais cela reste une concurrence déloyale, qui ne paie pas d’impôt et ne crée pas d’emplois. Un rapport accablant de deux pages a été fait et transmis par la fédération nationale des opérateurs de tourisme au ministre du Tourisme, il ya une quinzaine de jours. Des opérations de contrôle par des inspections inopinées devraient être, incessamment faites aux lieux de départ connus à Alger, Place du 1er mai/Ugta, marché Mellah Ali, ainsi qu’en face du nouveau tribunal de Sidi Mhamed, El Annasser/Ruisseau. Non, les agences ne sont pas inertes, certaines activent difficilement, d’autres ne sont pas professionnelles. Il faudrait que les pouvoirs publics assainissent la profession des ATV, en sanctionnant les mauvaises agences, par 3 mois de fermeture ou six mois en cas de récidive ou définitivement, et éliminer les organisations parasitaires, citées plus haut.
Les déclarations des différents ministres ainsi que leurs différents plans de relance n’ont pas donné le souffle nécessaire à une véritable reprise, et le budget du ministère du Tourisme reste inconséquent, au regard de la politique annoncée depuis de décennies. Pourquoi?
Le budget du ministère du Tourisme, insignifiant depuis longtemps, a été réduit par cinq depuis 2015. Comment développer le secteur ? Quand on investit 1 dollar, le retour se fera sur la base de 10. Le budget du ministère des anciens combattants, les vrais, est 74 fois supérieur à celui du Tourisme! Oui, 74 fois! Les politiques prônées par les précédents ministres, n’ont pas été appliquées, car projetées sans conviction et sans pragmatisme. Pourtant, il suffit de se rabattre sur le Schéma Directeur d’Aménagement Touristique, SDAT, un ouvrage colossal de 376 pages, en cinq fascicules, l’horizon 2030, élaboré en 2007/2008, sous Chérif Rahmani, une véritable boussole, qu’on attendait depuis 25 ans, soit un quart de siècle. Car on naviguait à vue entre 1981 et 2008.
Le tourisme est avant tout question de culture. Et de ce point de vue-là, nous n’en avons pas. Beaucoup d’étrangers se plaignent de notre manière d’offrir nos services. Y a-t-il lieu de tout balayer et de reprendre à zéro ?
Effectivement la culture touristique est absente depuis plus de 40 ans. Elle a existé durant les années 70, puis s’est effilochée pour disparaître. Du sommet à la base. Une destination se construit ou se reconstruit dans une durée de 20 ans, soit une génération. La pédagogie touristique doit être enseignée à l’école primaire, puis développée au secondaire: géographie, histoire, arts. Faire essaimer des offices de locaux de tourisme dans chaque ville. Ouvrir le tourisme dans les universités, former des formateurs en tourisme, ouvrir, en plus, une vingtaine d’instituts et écoles de tourisme publique. Le Mexique en 2021, possède 150 instituts et écoles en tourisme, pour 12 000 étudiants. Un bon service passe par une bonne formation, à tous les niveaux.
Le tourisme d’affaires qui a explosé un certain temps, fléchit. Les hôtels construits à la va-vite pour cela, montrent déjà leurs faiblesses. Faut-il les remplacer et par quoi ?
Said Boukhelifa : Le tourisme d’affaires était plus ou moins florissant, car l’Algérie importait presque tout, et les fournisseurs étrangers étaient nombreux à venir dormir dans nos hôtels 4 et 5 étoiles. Mais leurs devises ressortaient dans le cadre de la facturation globale des fournitures vendues à l’Algérie. C’est ce que l’on appelle les comptes extérieurs du tourisme. Des millions et des milliards de dollars transférés par la Banque d’Algérie, qui donne chaque année, depuis 20 ans, les recettes en tourisme en moyenne, entre 290 et 350 millions de dollars alors que pour le Maroc, ce sont 10 milliards de dollars de recettes en 2019, la Tunisie 7 milliards, en 2019, avant le Covid 19. Actuellement, c’est tragique pour tous les hôtels urbains de qualité, qui connaissent un taux d’occupation des chambres qui vacille entre 5 et 30 %, alors que pour équilibrer les charges, il faudrait un taux de 40 % et 60% pour être bénéficiaire. Alger et Oran, qui étaient en sous capacités hôtelières, il ya dix ans, sont, aujourd’hui, en surcapacités. Idem pour Constantine, Annaba et Sétif
Faute d’une stratégie claire et adéquate, nous nous confinons dans le tourisme balnéaire très lucratif, mais nous avons délaissé le tourisme de montagne, culturel, les chambres d’hôtes, etc. Comment relancer ces activités ?
Le Tourisme saharien et le tourisme culturel sont les seuls produits attractifs pour espérer faire drainer des touristes étrangers. Deux produits haut de gamme, destinés à une clientèle aisée. Le tourisme balnéaire, un produit avarié depuis longtemps, n’a plus reçu un seul touriste étranger via les tour-operators, depuis 1992, soit bientôt trente ans. Les derniers, en 1991, ce sont des Italiens, via un tour-operator de Milan, pour des séjours à la Corne d’or de Tipasa. Pour tout ce qui a été cité depuis le début, seule une réelle volonté politique factuelle, exprimée par des faits concrets, et non pas textuelle, pourrait faire relancer ce secteur marginalisé.
En somme, si nous ne progressons pas dans le tourisme n’est-ce pas dû à une mauvaise communication et au fait que nous ne savons pas vendre notre produit (l’Algérie), et que l’on n’arrive toujours pas à trouver un bon ambassadeur pour promouvoir ce secteur. Pourquoi ?
Said Boukhelifa : Mon concept des trois «C», le premier «C» conviction, car si nous sommes convaincus de développer notre destination, on fera appel à des compétences, le deuxième «C», Ces deux «C», aboutiront au troisième «C», la concrétisation, des objectifs tracés, des stratégies, lesquels englobent un investissement de qualité, une formation de qualité et une communication institutionnelle de qualité. Soit un triptyque, indissociable.
En ce moment, le Maroc et la Tunisie, se lancent dans le tourisme de luxe avec peu de moyens mais plus de désir d’y arriver. N’en sommes-nous pas capables ?
Le Maroc et la Tunisie, la Turquie et l’Egypte optent pour un tourisme de luxe et pour la classe moyenne. Ces 4 pays sont à l’écoute des besoins nouveaux de la clientèle internationale qui sont très exigeants. Ils adoptent leurs produits aux désidérata des touristes.
Quelles sont les mesures urgentes à prendre afin de redonner vie à ce secteur ?
Les mesures urgentes à prendre pour redonner sa vitalité à ce secteur, résident dans la reprise effective, et sérieuse, du SDAT, cité plus haut. Lui consacrer une loi pour le valider, une autre pour le faire appliquer, puis le budgétiser.
Propos recueillis par Réda Hadi