Les mesures sociales accompagnant le processus de privatisation varient selon les pays. Dans certains cas, la principale inquiétude concerne le risque de licenciements massifs liés à la restructuration des entreprises publiques. Dans d’autres, la privatisation s’inscrit dans une reforme plus profonde du système économique, ce qui accentue les tensions sociales et politiques.
C’est dire que la conception, et plus encore la mise en œuvre, d’un programme de privatisation doit impérativement intégrer les répercussions négatives que toute restructuration peut engendrer. Dans ce contexte, le volet social revêt une importance capitale, car le succès ou l’échec des privatisations dépend de la manière dont les effets sociaux du désengagement sont pris en charge.
Pour y parvenir, plusieurs mesures sociales peuvent soutenir la réduction des effectifs résultant de l’opération de privatisation : l’externalisation des activités secondaires sous forme d’essaimage ou de filialisation, le réaménagement du temps de travail, l’instauration d’un système de préretraite volontaire, etc.
A cela s’ajoutent la mise à la retraite des travailleurs ayant atteint la limite d’âge, la retraite anticipée pour ceux qui en font la demande, ou encore le départ volontaire assorti d’une compensation financière. Celle-ci serait susceptible de permettre aux bénéficiaires de créer de petites unités de production ou des micro-entreprises.
Les recettes tirées des privatisations, si elles sont utilisées à bon escient, pourraient servir au financement de petits projets initiés par les travailleurs ayant fait l’objet d’une compression d’effectifs. Pour certains d’entre eux, leur expérience constitue une base solide pour assurer la continuité de leur carrière professionnelle.
Dans ce cadre, quelles sont les mesures prises ou envisagées par l’autorité politique afin d’accompagner les réformes engagées ? Deux volets guideront notre démarche : l’un d’ordre textuel, portant sur le dispositif légal, l’autre, plus pragmatique, relatif à la critique et aux commentaires suscités par la mise en œuvre de la restructuration des entreprises publiques. Cette illustration vise à confronter les textes à la réalité afin de déterminer s’il s’agit d’une configuration symbiotique ou conflictuelle ?
1- Dispositif légal
Si la loi 90-11 du 21 avril 1990 relative aux relations de travail est intervenue pour structurer la relation entre travailleurs et employeurs, ce sont néanmoins le décret législatif 94-09 du 26 mai 1994, portant préservation de l’emploi, et le décret législatif 94-11 du 26 mai 1994, instituant une assurance chômage, qui représentent les principaux instruments juridiques de protection des travailleurs.
Le décret législatif 94-09 du 26 mai 1994 portant préservation de l’emploi et protection des salariés susceptibles de perdre de façon involontaire leur emploi : Il se compose de deux phases définies par les articles 7 et 8.
Dans la première phase, l’article 7 englobe plusieurs mesures, à savoir :
– l’adaptation d’un régime indemnitaire, notamment les primes et indemnités liées aux résultats du travail,
– le réexamen des formes et des niveaux de la rémunération du travail y compris ceux des cadres dirigeants et/ ou gel des avancements,
– l’organisation et la conduite d’actions de formation reconversion de salariés nécessaires à des redéploiements d’effectifs,
– la mise à la retraite des salariés ayant atteint l’âge légal et ceux pouvant bénéficier d’une retraite anticipée,
– l’introduction du partage du travail et du travail à temps partiel,
– le non renouvellement des contrats de travail à durée déterminée.
Dans la deuxième phase, l’article 8 énonce l’une ou l’autre des actions suivantes :
– l’organisation par l’employeur, en relation avec les services publics de l’emploi et de la formation professionnelle, des actions de redéploiement des salariés concernés,
– la création d’activités, le cas échéant, avec le concours de l’Etat, en faveur des salariés objet de redéploiement.
Le décret législatif 94-11 instituant un régime d’assurance chômage, contre le risque de perte involontaire d’emploi pour raison économique :
Les dispositions du décret législatif sont applicables aux salariés du secteur économique qui perdent leur emploi de façon involontaire, pour raison économique, dans le cadre d’une compression d’effectifs ou d’une cessation d’activité de l’employeur.
En sont exclus notamment : les salariés titulaires d’un contrat à durée déterminée (ce point sera abordé dans la partie critique et commentaires) et ceux dont le chômage résulte d’un conflit de travail ou en raison d’un licenciement disciplinaire, d’une dé- mission ou d’un départ volontaire.
2- Critique et commentaires Le décret législatif 94-09 prend-il réellement en considération la dimension humaine de l’opération de privatisation ? Assurément, la discussion relative au contenu et aux modalités de mise en œuvre du volet social ne permet aux représentants des travailleurs que d’émettre des avis, des suggestions, des remarques, des propositions ou recommandations, sans toutefois leur donner la possibilité d’influer sur le processus décisionnel. Cela met en évidence la portée limitée de leur rôle, qui se réduit à un simple pouvoir consultatif.
Pourtant, certains aspects du volet social, dans sa première phase, méritent une attention particulière, puisqu’ils ont un impact direct sur l’équilibre de vie des travailleurs. C’est notamment, selon l’article 7, le cas du « réexamen des formes et niveaux de la rémunération du travail », considéré comme une modification substantielle du contrat de travail.
Pour le salarié, mis devant le fait accompli, la modification de sa rémunération s’apparente à une décision unilatérale de l’employeur. Or, la volonté de ce dernier de s’adapter aux exigences de la conjoncture économique ne justifie en rien l’atteinte aux dispositions légales ni au respect de la dignité humaine.
Il est vrai que l’article 7 du décret législatif 94-09, qui autorise cette modification unilatérale, semble être en contradiction avec les dispositions de l’article 63 de la loi 90-11 relative aux relations de travail, lequel dispose que « (…) les clauses et la mesure du contrat de travail (ne) peuvent être modifiées (que) par la volonté commune du travailleur et de l’employeur ».
Par ailleurs, l’article 22 du décret législatif 94-09, qui accorde une indemnité au travailleur au moment de son licenciement équivalente à trois mois de salaire, n’est pas de nature à apaiser les conflits sociaux. A l’évidence, cette mesure, qui tend à placer sur un pied d’égalité, au nom de l’égalitarisme, des catégories de travailleurs pourtant différentes, apparait à la fois injuste et révoltante.
A ce titre, Comment peut-on, sans méconnaitre le principe d’équité, verser la même indemnité à l’ensemble des salariés, en ignorant les critères spécifiques à chacun, en particulier ceux liés à l’ancienneté dans l’entreprise ? En ce sens, il convient de rappeler que la loi 90-11 relative aux relations de travail prévoyait, en son article 72, une indemnité équivalente à un mois de salaire par année de service au sein de l’organisme employeur, dans la limite de quinze mois. Il apparait ainsi que l’article 72 était plus équitable que l’article 22, dans la mesure où il tenait compte de l’ancienneté du salarié, et par conséquent, de son expérience et de sa qualification.
Malheureusement, cet article a été abrogé par le décret législatif 94-09 portant protection des salariés, dont l’article 35 indique : « sont abrogées toutes dispositions contraires à celles du présent décret législatif, particulièrement l’article 72 de la loi n° 90-11 du 21 avril 1990 relative aux relations de travail ».
Ne peut-on dire, de ce fait, que le décret législatif 94-09 constitue un recul sur le plan social par rapport à la loi 90-11 relative aux relations de travail ?
En outre, il importe de souligner que d’autres dispositions figurant à l’article 7 du décret législatif 94-09 sont inopérantes pour plusieurs motifs. A titre indicatif, l’introduction du partage du travail et du temps partiel ne contribue en rien à résoudre les difficultés auxquelles font face les entreprises : leur faible productivité ne permet pas la création de nouveaux postes, même à temps partiel.
De plus, la réduction du temps de travail risquerait de fragiliser davantage des travailleurs déjà fortement impactés par l’instabilité économique, tant au niveau microéconomique que macroéconomique.
De même le décret législatif 94- 11, qui institue un régime d’assurance chômage en faveur des salariés ayant perdu de façon involontaire leur emploi, n’est pas exempt de réserves.
En effet, la mise en place de l’assurance chômage fait l’objet de nombreuses critiques, car elle s’accompagne de mesures draconiennes pour le bénéficiaire. Ce dernier, pour pouvoir prétendre aux prestations de l’assurance chômage, doit se soumettre à un véritable parcours juridique complexe afin de s’inscrire et d’obtenir ses indemnités.
Les démarches administratives auxquelles sont soumis les demandeurs d’indemnités sont particulièrement ardues, et le nombre de documents à fournir est important. Elles finissent par décourager même les plus résilients d’entre eux. Qu’on en juge : le futur bénéficiaire doit remplir une série de conditions afin de pouvoir prétendre à l’indemnité chômage.
Parmi celles-ci, il est utile de préciser que l’inscription n’est ouverte qu’aux salariés titulaires d’un contrat à durée indéterminée. Ne sont donc pas concernés, comme le rappelle l’article 5 du décret législatif 94- 11, les salariés en contrat à durée déterminée, ni ceux dont le chômage résulte d’une démission ou d’un départ volontaire.
Cette restriction nous semble injuste et contraire à la lettre comme à l’esprit de la loi 90-11 relative aux relations de travail, laquelle énonce que les salariés, qu’ils soient titulaires d’un contrat à durée déterminée ou indéterminée, disposent des mêmes droits et sont soumis aux mêmes devoirs.
A part les spécificités propres au contrat à durée déterminée, la loi 90-11, dans sa partie relative aux droits et obligations des travailleurs n’instaure aucune discrimination entre les deux types de contrats, qu’il s’agisse de CDD ou CDI.
En définitive, l’opération de privatisation, qui est un processus long et non sans danger, doit être menée avec prudence et équité, tant ses effets sociaux sont importants. Aussi, le transfert des entreprises publiques vers des entités privées, bien que nécessaire, doit impérativement prendre en compte les conséquences humaines, notamment pour les populations les plus vulnérables. Il ne faut pas oublier que la cession au privé risque, si des mesures adéquates ne sont pas instaurées pour protéger les plus faibles, de creuser le fossé social et d’affaiblir le lien, déjà fragile, entre l’Etat et les citoyens, dans la mesure où la logique de rentabilité est au cœur des préoccupations des acquéreurs.
L. H.
Docteur en droit