Diplômé de la prestigieuse Ecole nationale d’administration publique (ENAP) du Québec, Mohamed Nabil Tir, qui occupe actuellement le poste du directeur de la gouvernance et de la planification stratégique au sein de la prestigieuse agence publique, Revenu Québec, revient sur l’un des problèmes que connaît l’administration publique, à savoir la bureaucratie, mais aussi sur les solutions à mettre en place afin de combattre ce fléau. Ecoutons-le.
Entretien réalisé par Salah Benreguia
Eco Times : Quels sont, selon vous, les défis de l’administration publique ?
Mohamed Nabil Tir : L’administration publique fait face, aujourd’hui, à des enjeux de rareté de main-d’œuvre et de bouleversement technologique. Les citoyens d’aujourd’hui veulent vivre une expérience intéressante quand ils font affaire avec l’administration publique. Ils la comparent, souvent, aux grandes entreprises qui ont réinventé leur modèle d’affaires. Ces entreprises ne cherchent pas uniquement à être accessibles ou à répondre rapidement à leurs clients, mais plutôt à créer une émotion chez ces derniers, c’est ce qui constitue le nerf de la guerre qu’on appelle «l’expérience client».
Cette nouvelle vision de l’expérience client amène de plus en plus les administrations publiques à moderniser leur façon de faire, et se réformer en profondeur. En revanche, ces réformes ne trouvent pas toujours de réponses dans un environnement caractérisé par la volatilité, l’incertitude, la complexité et l’ambiguïté, spécialement dans le contexte actuel de la pandémie de la Covid-19. Aussi, les nouvelles tendances en matière d’intelligence artificielle, d’infonuagique, de numérique, de robotique et de cybersécurité viennent complexifier davantage les réformes publiques. C’est, notamment, le cas de plusieurs pays qui ont amorcé ce virage. Dans le contexte public, la difficulté pour s’entendre et agir de concert crée beaucoup d’inertie et de stress, face au défi d’évoluer ensemble de manière systémique.
Dans cette complexité, il serait inutile de focaliser seulement tous les efforts pour trouver des budgets, d’élaborer des plans ainsi que des cadres de gouvernance de l’action publique. Au-delà du numérique, il est aussi important que les administrations publiques entament de grandes réflexions, afin de s’adapter aux besoins grandissants des citoyens. La souplesse décisionnelle, l’harmonisation, la prise de risque, l’innovation, la pensée globale et le décloisonnement sont des aspects qui méritent plus d’attention.
En Algérie, on ne cesse de parler de bureaucratie au sein de l’administration publique. En tant que diplômé de l’ENAP et ayant exercé au sein de l’administration québécoise, comment peut-on «détecter» une pratique bureaucratique au sein d’une administration ?
Pour répondre à votre question, je vais utiliser un exemple. Imaginez quelqu’un qui désire effectuer un saut en parachute. Cette personne souhaiterait vivre une expérience intéressante et elle a choisi de prendre ce risque. C’est un risque qui est connu et géré par ceux qui organisent l’activité, d’ailleurs, c’est pour cela qu’ils offrent des parachutes. Si le saut avec un seul parachute est un risque, le saut sans parachute ou bien avec quatre ou cinq parachutes n’est pas un risque, mais une perte évidente. Donc, pour garder cette activité attrayante, il faudrait trouver le juste équilibre entre «gérer un risque pour assurer la sécurité», et «saisir une opportunité pour offrir un service de qualité». Faisant le parallèle dans un contexte public, le client de cette activité pourrait être un jeune entrepreneur ou un citoyen qui s’adresse aux services de l’état civil, la poste, l’inspection des impôts, la Caisse nationale des assurances, ou tout autre service public incluant les sociétés nationales. Afin de bien le servir, l’administration doit maintenir un bon niveau de conformité et d’équité procédurale lors de sa prestation de service, et ce, tout en gardant son efficacité et sa vélocité opérationnelle. Autrement dit, la multiplication des documents légaux, des contrôles et des signatures constitue l’équivalent du nombre de parachutes qui va mener au même résultat que celui de sauter sans parachute. Cette multiplication des contrôles n’améliore en rien ni le service ni la satisfaction du citoyen. Ces contrôles ne font que protéger celui qui offre et distribue le service, un service de faible qualité avec un coût très élevé et une segmentation stricte des tâches dans une optique taylorienne. Dans ce contexte, le responsable de service public n’existe pas, face au bénéficiaire qui, quant à lui, se retrouve seul et doit faire preuve de patience, de créativité formelle et, parfois, même informelle afin d’éviter ce goulot d’étranglement. Dans ce type de situation, on peut conclure qu’il s’agit d’un système purement bureaucratique.
Quelles sont les solutions possibles et comment peut-on faire face à ce phénomène, afin d’améliorer la prestation du service public ?
Pour faire face à ce phénomène, une transformation de l’administration est plus que nécessaire. Les approches sont multiples et diffèrent d’un pays à l’autre, selon le degré de maturité de l’administration publique et le contexte politique, économique, social et culturel. La première étape est d’éviter de résoudre tous les problèmes administratifs par des contrôles supplémentaires.
En second lieu, pour mener une transformation, il faudrait susciter l’intérêt et créer un sentiment d’urgence en imaginant une «vision» d’un Etat futur pour la gouvernance de l’administration publique et de ses institutions. Cet Etat futur serait le «rêve» qui augmentera la confiance des citoyens et qui guidera l’action du gouvernement et des fonctionnaires afin d’améliorer la qualité du service public. Le secteur public doit développer des capacités afin d’améliorer l’alignement organisationnel vers des objectifs communs de l’ensemble de ses institutions, ainsi que la mesure de la performance de l’action publique. La valeur ajoutée réside dans la transparence, l’imputabilité, le décloisonnement, l’agilité et la rapidité de la prise en charge des préoccupations des citoyens d’une manière inclusive. Toutes ces réflexions peuvent être abordées dans le cadre d’une sérieuse démarche de planification stratégique, qui se veut être transformationnelle et dynamique. La déclinaison des priorités gouvernementales sera effectuée via les plans stratégiques de tous les ministères et organismes, d’une façon systémique, avec des objectifs clairs, une responsabilité bien définie ainsi que des indicateurs axés sur les résultats.
Pour illustrer ces propos, sans rentrer dans des considérations théoriques d’un exercice de planification stratégique, revenons à notre exemple du parachute. Notre client de saut en parachute va se poser plusieurs questions, et il va s’intéresser à tous les aspects qui améliorent son expérience, que ce soit l’hébergement, le transport, l’assurance, la restauration, le mode de paiement etc. Pour le capter rapidement, il faudrait être prêt pour répondre à ses interrogations et réduire ses inquiétudes lors du premier contact. S’il désire faire une réservation d’hôtel via notre site internet, il faudrait éviter de lui répondre que ce service n’est pas offert ou le transférer à un autre site où il serait obligé de fournir les mêmes informations à nouveau. Ces aspects nous forcent à rester flexibles et adopter une pensée globale parce qu’il n’y aura plus de frontière entre les services, et même les clients pourront participer à leur amélioration. C’est une logique d’une pensée numérique qui ne se limite pas à une simple automatisation d’un processus ou d’un service.
Par ailleurs, même si tous ces employés sont des spécialistes des activités de sauts en parachute, ils doivent parler le langage de leurs clients, tout en gardant le focus sur la vision et la mission de leur organisation. Imaginons l’annonce publicitaire de cette activité… Ça serait sûrement une photo ou une vidéo d’une ou de plusieurs personnes en train d’effectuer le saut avec un paysage paradisiaque en arrière-plan, mais certainement pas une photo du parachute ou une vidéo de son processus de fabrication.
Enfin, tous les employés, quel que soit leur niveau hiérarchique seront mobilisés et imputables pour offrir les meilleurs sauts en parachute avec des objectifs clairs, mesurables et définis dans le temps. C’est ce type de comportement qu’il faudrait susciter au sein de l’administration publique algérienne à tous les niveaux. Le discours doit être orienté vers le citoyen et adapté à sa situation. D’autant plus que l’exclusivité du service public revient à l’État.
Quels seront les leviers pour réussir cette planification stratégique, la déclinaison des priorités à l’échelle gouvernementale sans compromettre la prestation de services aux citoyens ?
Comme dans tout autre projet d’envergure, le premier et le plus important ingrédient c’est le «leadership» des membres du gouvernement et des hauts fonctionnaires. Ils seront les garants des grandes orientations stratégiques du gouvernement. C’est ce qui donne le ton à l’ensemble de l’appareil public. Ceci sera déterminent pour susciter l’adhésion et l’engagement de tous les intervenants et les fonctionnaires dans le processus de transformation.
Le deuxième élément, c’est l’imputabilité à tous les niveaux. Une bonne exécution des plans stratégiques repose en grande partie sur un mécanisme de suivi efficace, responsabilisant et transparent. Ce mécanisme va permettre un suivi de la performance de l’action publique et assurera une transparence auprès des citoyens et des législateurs via une reddition de comptes publics. Supposons que dans chaque ministère, un nombre de dix objectifs en lien avec les orientations gouvernementales ont été déterminés. Chaque objectif est associé à un indicateur de résultats et la responsabilité est confiée à un haut fonctionnaire, qui devra effectuer un suivi mensuel auprès du ministre. Ce suivi sera effectué trimestriellement auprès du Premier ministre qui, à son tour, présentera une synthèse au Conseil des ministres. Les suivis seront axés sur les résultats et le bénéfice sur le citoyen et non sur les efforts déployés par les ministères. Les citoyens veulent être informés sur ce qui influence leur quotidien mais nullement sur les moyens investis, les rapports rédigés, les comités créés ou encore moins les visites d’inspections effectuées. Ils préfèrent la vidéo du saut en parachute plutôt que sa méthode de fabrication.
Dans un tel mécanisme de suivi, tous les enjeux, les pistes de solutions ainsi que les réajustements nécessaires seront effectués en temps opportun. Aussi, ce qui va rajouter une pression supplémentaire c’est la reddition de comptes publics via les rapports annuels de gestion qui sont destinés au public et aux législateurs.
Il est clair que les ministres ainsi que le Premier ministre doivent se doter de conseillers chevronnés et de structures fortes, afin d’orchestrer ce mode de suivi à l’échelle gouvernementale. Ce modèle a fait ses preuves dans plusieurs pays et l’administration publique algérienne pourrait facilement s’en inspirer.
Le troisième point concerne les services opérationnels offerts aux citoyens en première ligne. Au-delà des orientations stratégiques, l’administration publique doit quand même réaliser sa mission et assurer la continuité de son offre de services. Le citoyen est en droit d’être informé sur les engagements et les normes de services offerts par les administrations publiques. Ceci lui donne une indication claire sur les heures d’ouverture, le mode de communication, les délais de traitement, ainsi que les possibilités de recours en cas d’insatisfaction. C’est une entente de service entre le citoyen et l’administration qui guidera les échanges lors de la prestation de services. Ceci est communément appelé la déclaration de services aux citoyens, qui pourrait être publiée sur le site internet de l’institution en question, ou même disponible en format papier au niveau des bureaux d’accueil des services à la clientèle. L’absence de cette déclaration poussera les citoyens à chercher perpétuellement les fondements légaux des services désirés. Par le fait même, cela va engendrer une confusion généralisée quant à l’interprétation des lois et des règlements, étant donné qu’il est impossible d’exiger une formation en droit de la part de tous les citoyens.
Le quatrième point s’articule sur la gestion de changement et la formation des fonctionnaires à tous les paliers hiérarchiques. Le management public a beaucoup évolué sur plusieurs aspects, et il serait très limitatif de penser qu’on pourra effectuer de grandes avancées en se basant sur des concepts déphasés de la réalité du monde d’aujourd’hui. Des parcours de formation par domaine d’expertise sont à prévoir, afin de redorer l’image de l’administratio0n publique et de la rendre attractive auprès de la jeune génération. Pour ce faire, des stratégies à long terme doivent être amorcées afin de faire vivre le changement au sein de l’appareil public.
Une transformation de l’administration publique est intiment lié au changement de la culture organisationnelle, qui n’est pas une chose aisée. Évidemment, ça ne se fera pas en un an, en deux ou en même trois ans. L’idée est de fixer des jalons dans le temps et de garder le cap sur la cible future.
Pour terminer, je souhaiterais m’adresser aux lecteurs ayant lu cet entretien et qui, à un moment donné, se sont dit que ce n’est pas réaliste de penser ainsi et que les solutions avancées ne sont pas faisables dans le contexte de l’administration publique algérienne. Je les rassure : c’est une réaction normale. Sachez qu’une vision commence, souvent, par un rêve qui pourrait paraître irréaliste mais il suffit d’y croire et d’amorcer le saut… mais, rappelons-le, avec un seul parachute.
S. B.