Mohamed Yazid Boumghar, statisticien économiste : «Le potentiel de l’Algérie réside dans l’agriculture et l’industrie manufacturière»

Mohamed Yazid Boumghar, statisticien économiste

Mohamed Yazid Boumghar est statisticien économiste, diplômé de l’ex-INPS (Institut national de la planification et de la statistique). Il comptabilise trente ans d’expérience entre les secteurs de l’enseignement supérieur, les études économiques, la recherche économique (Centre de recherche en économie appliquée au développement ‘’CREAD’’) et la haute administration économique (Ministères de la Prospective et des Statistiques, Secrétariat d’Etat à la Prospective et des Statistiques, ministère des Finances et le Conseil national des enseignants du supérieur ‘’CNES’’). Dans cet entretien, il aborde le rôle de la statistique, ses avantages et ses enseignements pédagogiques, les indicateurs de performance de l’Algérie et les défis à relever pour l’économie nationale.

Entretien réalisé par Zoheir Zaid

Eco Time : Votre domaine sont les statistiques. Quelles sont ses avantages pour notre pays ? Et sont-elles vraiment appliquées comme élément de prévision ?

Mohamed Yazid Boumghar : Il n’est pas besoin de démontrer l’utilité d’une statistique régulière et crédible pour concevoir, conduire et évaluer les politiques publiques.

Pour la question de la prévision, il devrait exister des travaux dans ce sens au niveau de la haute administration économique, telle que la Banque d’Algérie, le ministère des Finances, le ministère du Commerce, le ministère de l’Industrie, le Centre national de l’Economie, Conseil national économique, social et environnemental (CNESE), l’Office national des statistiques (ONS), les Douanes, etc.

Mais à ce jour, ces travaux n’ont jamais été rendus publics. Seule une fois ou deux, ces prévisions ont été rendues publiques, mais après la période couverte par la prévision. Ce qui réduit leur degré de pertinence et de crédibilité.

Quelle est l’importance de la statistique comme discipline à l’ère de l’intelligence artificielle, qui inclut notamment la prédiction comme l’une de ses forces majeures ?

Je pense que parler à l’heure actuelle de l’IA est un peu prématuré et décalé par rapport à notre réalité. La priorité est de concevoir une statistique qui reflète de la manière la plus fidèle possible le quotidien du citoyen (revenu, chômage, inflation, inégalités sociales, …etc.).

Il est illusoire de parler de prédiction quant la donnée reflète « mal » le phénomène qu’elle est censée mesurer et qui est produite d’une manière très irrégulière et décalée par rapport à la conjoncture.

Comme l’IA, la statistique est basée sur la donnée. Avons-nous assez de données en Algérie pour développer les statistiques ?

Il y’a eu un recul ces trois ou quatre dernières années en termes de production et de diffusion des statistiques. A titre d’exemple, le dernier chiffre connu du chômage remonte à l’année 2019. Le dernier rapport sur le commerce extérieur publié par les Douanes remonte à l’année 2020.

L’activité du secteur privé est insuffisamment couverte. Je pense qu’il faut permettre aux statisticiens,
enseignants et chercheurs d’avoir accès (dans le respect de la confidentialité des données) aux sources administratives (impôts, déclarations de bilans, emploi, …etc.), pour pouvoir combler ce gap et produire des indicateurs utiles à la conception, la conduite et l’évaluation des politiques publiques.

Dans le domaine académique, enseigne-t-on les statistiques aux normes universelles, à l’ère de l’analyse des données et statistique inférentielle ?

Indépendamment de l’effort des collègues enseignants dans ce domaine, il y a eu un fort recul ces dernières années. Il faut faire la distinction entre ce qui est prévu théoriquement dans les programmes déposés au niveau du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique et ce qui est effectivement enseigné dans les classes.

Si je reviens à l’Institut où j’ai fait tous mes diplômes (Ingénieur, Magistère et Doctorat), il est urgent de recentrer la formation sur la raison d’être de cet Institut qui est devenu, depuis l’année 2008, l’Ecole nationale supérieure de statistique et d’économie appliquée (ENSSEA). Aussi, le mode d’accès doit être revu.

De mon temps (1988), il fallait avoir un Bac Maths ou scientifique (avec une excellente note en Mathématiques) pour être admis à passer un concours. Moins d’une centaine étaient admis.

Il est illusoire de maîtriser les outils de la Statistique et l’Econométrie avec des notes très faibles en mathématiques et une orientation administrative. Cette mise à niveau doit aussi toucher le corps enseignant et administratif.

Les domaines d’application de la statistique sont nombreux, de la géographie à la démographie, en passant par la médecine et la métrologie. Mais la mettre au profit de quel secteur est-il urgent, selon vous ?

Il n’y a pas de choix à faire à ce niveau. La statistique est profitable à tous les secteurs. L’urgence est de valoriser le travail du statisticien en termes d’outils et d’accès à la ressource publique pour produire les indicateurs pertinents. Il appartient après à chaque secteur d’en faire le bon usage.

Quels sont les principaux indicateurs économiques de l’Algérie ces dernières années ? Pouvez-vous nous donner un aperçu de la situation actuelle ?

La croissance moyenne de ces trois dernières années (2021-2023) est de 3,8% contre 1,3% pour les trois années ayant précédé la Covid (2017-2019) ; ce qui reflète que la période Covid a été dépassée.

Il demeure que cette bonne performance doit être relativisée. Cette croissance a été tirée, en grande partie, par la bonne tenue du prix du pétrole.

En effet pour les deux sous périodes suscitées, le prix moyen du baril de pétrole était respectivement de 62 et 84 $ ; soit une augmentation de 36%.

es investissements qui ont repris ces deux dernières années restent à un niveau inférieur à celui d’il y’a dix ans (2014).

En effet, selon les données figurant sur le site de l’Agence algérienne de promotion des investissements (AAPI), sur la période de novembre 2022 à juin 2024, soit une période de vingt mois, 8051 intentions d’investissement ont été enregistrées ; ce qui correspond à une moyenne annuelle de 4821 intentions d’investissements.

Ce chiffre est similaire à celui enregistré en 2014 mais avec un niveau de PIB inférieur de près de 70% à celui de 2023.

Sur le plan du marché du travail, depuis l’année 2019 aucune statistique sur le chômage n’a été publiée. Les seules statistiques qui s’en rapprochaient étaient celles de l’Agence nationale de l’emploi (ANEM) qui a
cessé de les publier il y’a de cela plus de deux ans (juin 2022).

Quels sont les moteurs de croissance potentiels pour le pays ?

Le potentiel d’une économie y compris l’Algérie réside dans deux secteurs : l’agriculture et l’industrie manufacturière.

La première permet d’assurer un certain niveau de sécurité alimentaire et une stabilité interne des prix (inflation). Une inflation contenue et maitrisée permet à l’industrie manufacturière de proposer aussi des produits locaux à des prix accessibles à la population.

Cette compétitivité interne peut devenir une compétitivité externe (potentiel à l’exportation) avec une politique de change accommodante.

Selon vous, quelles sont les perspectives à moyen et long terme pour l’économie algérienne ? Et les défis à relever ?

Les défis sont les mêmes que ceux depuis l’indépendance : sortir de la dépendance de la rente pétrolière. Arithmétiquement, le poids du secteur des hydrocarbures diminue par un effet prix (du pétrole) mais en termes d’exportation, son poids reste très prépondérant (plus de 90%).

Les exportations qui sont classées «hors hydrocarbures» ont certes augmenté, en valeur, ces trois dernières, mais ces exportations à 85% restent liées aux performances du secteur des hydrocarbures (ammoniac, urée,
fertilisants).

Quelles solutions proposez-vous pour développer davantage l’investissement en Algérie ?

La nouvelle loi sur l’investissement (2022) a déjà montré la voir à suivre du moins dans les textes.
Il reste les pratiques qui s’en écartent parfois.

Tout réside dans la capacité de l’entrepreneur à pouvoir mener son investissement en toute liberté et sécurité juridique et que le processus ne soit pas réversible.

Z. Z.

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