Première partie: L’historicisation empirique du processus de privatisation
La doctrine algérienne en matière de privatisation a connu de nombreuses tribulations dues essentiellement à la contradiction entre le caractère structurellement rentier de l’économie et les velléités d’ouverture entamées par le décideur au début des années 1990. Dans une première partie, nous examinerons les incertitudes qui marquent le processus de privatisation qui n’a pu ni vers la fin des années 1990 ni dans les années 2000 et 2010, recueillir un consensus auprès des différentes parties prenantes à la modernisation et l’ouverture de l’économie algérienne. Dans une deuxième partie, nous expliquerons en quoi la situation économique et sociale du pays et notamment ses déséquilibres macro-économiques et macro-financiers qui se sont creusés depuis 2014, imposent un renouveau des privatisations, lequel devra cette fois-ci, pour réussir, s’adosser à une stratégie claire, soutenue par des politiques d’accompagnement cohérentes et stables.
Par Lyazid Khaber, Directeur de la publication d’ECOTIMES et Ali Mebroukine, Professeur en droit des affaires
La restructuration du secteur public économique algérien, à travers l’ouverture du capital ou la privatisation intégrale n’a jamais été envisagée expressément par le décideur politique. Les réformateurs des années 1990 avaient timidement introduit le concept d’« entreprise publique économique »(EPE) mais excluaient, a priori, l’existence d’un autre actionnaire que l’Etat lui-même. Les lignes qui suivent n’ont pas la prétention de retracer l’évolution du secteur public économique depuis qu’une ordonnance n° 95-22 du 26 août 1995¹ avait décidé de la privatisation des entreprises publiques relevant du secteur concurrentiel (hôtellerie, tourisme, commerce et distribution, industries textiles et agro-alimentaires, industries de transformation, transports routiers de voyageurs et de marchandises, assurances, etc.). A l’époque déjà se posaient deux questions essentielles : la privatisation ou l’ouverture du capital des entreprises publiques (ci-après EP) était-elle le meilleur moyen de garantir leur développement et leur croissance, notamment externe ? La seconde question était de savoir s’il était possible, dans un environnement économique dominé par la puissance publique, elle-même garante du plein emploi et de la protection sociale, de surmonter les résistances des salariés à la cession de leur entreprise à des repreneurs privés.
Les débuts laborieux de la privatisation du secteur public concurrentiel (1997-2004)
L’ordonnance n°95-22 précitée n’allait pas très loin dans le redimensionnement du secteur public économique, puisqu’aussi bien la liste des secteurs éligibles à la privatisation avait été limitativement instaurée. Ensuite, seule la privatisation destinée à réhabiliter, moderniser ou maintenir l’outil de production, pendant une durée minimum de cinq(5) ans, pouvait être envisagée. Enfin, une action spécifique habilitant l’Etat à intervenir dans l’intérêt national était susceptible d’être conservée par le cédant pour une période inférieure ou égale à cinq (5) ans. C’est assez souligner que le processus de privatisation était strictement encadré. Peu de privatisations ont été mises en œuvre entre 1995 et 2001. Il existe trois raisons essentielles à cette situation :
- La situation financière déplorable des entreprises publiques du secteur concurrentiel.
- L’absence d’une stratégie industrielle de la part de repreneurs potentiels qui étaient pour l’essentiel des entreprises locales.
- Un climat social dégradé en conséquence des mesures d’ajustement structurel contenues dont les accords de rééchelonnement de la dette extérieure (1994-1998)².
L’extension du processus de privatisation à partir de 2004
Suite à l’accession au pouvoir en 1999 d’un tenant de la libéralisation de l’économie, l’ordonnance n°01-04 du 20 août 2001³ est venue élargir le champ d’application de la privatisation, dans le mesure où y sont désormais éligibles les entreprises publiques, notamment les EPE, qui relèvent de l’ensemble des secteurs publics économiques. On était fondé à en inférer que même les entreprises dites stratégiques, à l’instar de Sonatrach, Sonelgaz, Air Algérie, la CNAN ou encore Algérie Télécom étaient susceptibles de passer sous le contrôle de repreneurs privés. Il est important de noter que sous l’empire de la loi de 2001, il n’était pas fait obligation aux candidats à la reprise de moderniser, réhabiliter l’outil de production ou de maintenir l’emploi de manière prioritaire. Quant à l’action spécifique, elle est certes maintenue mais sous réserve qu’elle soit explicitement prévue dans le cahier des charges fixant les conditions de transfert de la propriété et qu’elle soit provisoire. Toutefois, la disposition du texte qui retiendra l’attention est celle qui décide que le Conseil des participations de l’Etat (CPE) suit les opérations de privatisation, en tant qu’il constitue l’entité chargée de la stratégie globale des participations de l’Etat et de la privatisation, veille à ce que le repreneur se conforme aux prescriptions du cahier des charges relatives à ses obligations, après le transfert de la propriété. L’ordonnance n° 01-04 a eu indéniablement plus de succès que sa devancière. Mais il faut savoir que la quasi- totalité des privatisations a eu lieu entre 2004 et 2008. Selon le ministre de l’industrie, de le promotion des investissements et des participations de l’époque, Hamid Temmar, il y a eu 420 opérations de transfert de propriété dont 210 privatisations totales, 46 partielles, 76 entreprises reprises par ses salariés, 32 joint-ventures et 90 cessions partielles d’actifs⁴.
Au delà de ces chiffres qu’aucune statistique officielle n’est venue confirmer (ce qui semble pour le moins insolite), il est important de faire deux observations sur la doctrine algérienne en matière de redimensionnement du secteur public économique.
- Les privatisations conduites entre 2005 et 2008 ont été caractérisées par beaucoup de désinvolture et de précipitation. L’évaluation faite par des cabinets algériens a été beaucoup trop rapide, lacunaire et superficielle. Les cabinets d’études algériens ont eu tendance à surévaluer le potentiel de l’entreprise publique et ses perspectives d’évolution sur le marché domestique, cependant que les responsables des EP privatisables n’ont pas communiqué aux experts toutes les données à leur disposition concernant l’entreprise et notamment ses relations avec les tiers. Ils n’étaient pas davantage capables de transmettre aux repreneurs les éléments documentaires qui eussent permis à ces derniers de procéder à leur propre évaluation.
- Seule une entreprise publique viable financièrement et économiquement peut être privatisée en totalité ou partiellement. Aucun repreneur ne consentira à assumer la charge d’une restructuration complète, à supposer qu’elle fût possible, d’une entreprise percluse de dettes, utilisant une technologie sénescente, disposant de ressources humaines faiblement qualifiées et qui n’aura pas, au surplus, réussi à apurer le ou les contentieux qui l’oppose soit à des concurrents soit à la puissance publique(notamment lorsqu’il s’agit d’un contentieux foncier).
L’absence de politiques publiques d’accompagnement des privatisations
L’EP n’a pas évolué au sein d’une économie de marché, reposant sur la liberté de concurrence et avec un désengagement de l’Etat, variable selon les missions imparties à l’entreprise, comme la mission de service public. Il en est résulté que tous les partenaires de l’EP, y compris les investisseurs, clients ou fournisseurs étrangers, ont dû adapter leur attitude aux contraintes inhérentes au fonctionnement d’une économie rentière et surtout aux lois et règlements en vigueur dont le contenu était en déphasage avec les exigences d’une économie créatrice d’emplois et de richesses. La qualité de la croissance de l’EP est restée médiocre, malgré les nombreux aménagements intervenus dans sa gouvernance, notamment depuis les lois de janvier 1988 sur l’autonomie de l’EPE. Le management de l’EP s’est toujours, de façon générale, peu impliqué, dans la définition et la mise en œuvre de la stratégie de l’entreprise, en partie à cause des injonctions souvent contradictoires des différentes tutelles⁵.
Les fonds de participation (1988-1995), les Holdings publics (1995-2001) enfin les sociétés de gestion des participations, autrement dit les SGP (2001-2015), avaient vocation en vertu des textes qui les ont créés, à rentabiliser, faire fructifier le portefeuille d’actions, de participations et autres valeurs mobilières des entreprises publiques et aussi d’impulser le développement des entreprises industrielles, commerciales et financières qui leur sont affiliées. La mission des HP et des SGP était encore plus orientée que celle des Fonds de participation vers une perspective de croissance externe des entreprises publiques puisqu’aussi bien les premiers et les secondes devaient définir et développer leurs structures et politiques d’investissement et de financement dans les entreprises affiliées et d’élaborer des stratégies de redéploiement des entreprises au regard des contraintes du marché⁶. La téléologie de cette instrumentation juridique était donc de préparer les entreprises publiques à accueillir au sein de leur capital d’autres actionnaires que l’Etat. A l’évidence, ces différentes entités n’ont pas ou su remplir leur office et nombre de leurs responsables se sont défaussés sur le fameux Conseil des participations de l’Etat (CPE). En vertu de l’ordonnance n° 01-04 précitée, le CPE présidé par le Chef du Gouvernement (le Premier ministre depuis la révision constitutionnelle du 15 novembre 2008), doit définir la stratégie globale en matière de participation de l’Etat et de privatisation, définir et approuver les politiques et les programmes de privatisation des EPE, examiner et approuver les dossiers de privatisation. Lorsqu’on examine de près le processus de décision en matière de restructuration du secteur public, on note que deux facteurs essentiels expliquent les défaillances du CPE : le premier est la confiscation du processus de privatisation par le ministère de l’industrie, alors que siègent au CPE les ministres des autres secteurs dont relèvent des EP privatisables ; le second est l’absence d’engouement, à partir de 2008, des investisseurs locaux aussi bien qu’étrangers, pour les privatisations et ceci en raison non pas seulement de la dégradation de la situation financière des EP, mais aussi de la baisse de la part du secteur industriel manufacturer dans le PIB, effet induit du recours massif aux importations de biens d’équipement, semi-finis et ceux destinés à la revente en l’état. Cette situation globale a découragé les repreneurs d’actifs publics et plus généralement les porteurs de projets d’investissements⁷.
Lyazid Khaber et Ali Mebroukine
NOTES
- JORADP du 3 septembre 1995, p. 3 ; M. AÏDOUD, « la privatisation des entreprises publiques en Algérie », Rev. Int. De droit comparé, 1996, pp.125-127.
- A. BENACHENHOU, « L’aventure de la désétatisation en Algérie » in L’Algérie incertaine, ouvrage collectif, 1994, pp.175-185.
- JORADP du 22 août 2001, p.7
- V. M. MEHENNI et H.SAADOUNE, « Privatisation des entreprises publiques : les bons et les mauvais exemples », in TSA du 4 févier 2018
- L.KICHOU, « Les privatisations en Algérie sont-elles toujours d’actualité?» in Cairn. info pour L’Harmattan, 2009/4, n° 71, pp. 1-23, spec.p 18 et ss ; Adde A.BENACHENHOU, L’Algérie- Les années 2030 de notre jeunesse, sans indication de la maison d’édition, Alger, 2018, pp.111-120 notamment.
- Ordonnance n° 95-25 du 25 septembre 1995 relative à la gestion des capitaux marchands de l’Etat, JORADP du 27 septembre 1995, n° 55, p.3
- L’Algérie se classait en 2008, 132ème sur 181 dans le Doing Business de 2009 ; Adde, S. BERKOUK, « L’Algérie affiche quelques améliorations mais beaucoup de retard », in le Jeune Indépendant du 11 septembre 2008.