Dans cet entretien, l’expert consultant en agriculture et ex-Pdg du complexe avicole de Batna, a passé en revue la situation organisationnelle de nos marchés, notamment, des fruits et légumes, tout en critiquant la démarche des pouvoirs publics (ministères de l’Agriculture et du Commerce), visant la stabilisation des prix de la pomme de terre. Pour lui, les dernières opérations de déstockages directs ont aggravé la situation, et ce, en y ajoutant une nouvelle couche au phénomène de la spéculation. D’ailleurs, les prix de ce tubercule n’ont pas baissé d’un iota. La solution, selon lui, réside dans le respect de la chaine de distribution en passant par les marchés de gros. En outre, il a estimé primordial de revenir à la profession pour une meilleure organisation des filières et de production. Pour lui, l’Etat doit se retirer définitivement de la gestion du marché. C’est aux professionnels des différentes filières de l’organiser.
Eco Times: En dépit des multiples opérations de déstockages effectuées par les pouvoirs publics pour la régulation du marché, notamment celui de la pomme de terre, ce dernier est toujours sous haute tension. Les prix de ce tubercule ne baissent pas et ils sont même au delà de la barre des 100 DA, et la pomme de terre promise à 50 DA, est carrément introuvable sur le marché ?
Laala Boukhalfa: Tout simplement, la démarche des ministères concernés est faussée. Le problème réside au niveau de la distribution. Le déstockage effectué par les ministères en charge n’a pas résolu le problème, au contraire, il a amplifié la situation, en alimentant de plus la spéculation. En effet, il était préférable que ces quantités déstockées soient injectées dans le marché de gros afin d’augmenter l’offre. C’est à travers cette méthode que les prix de la pomme de terre vont baisser. Continuer avec ces opérations de déstockage direct au consommateur, ne réglera en rien le problème. Puisque actuellement, les camions disséminés à travers les quatre coins du pays n’arrivent pas à bon port. Et aussi dans la mesure où, des quantités énormes de cette pomme de terre fixée à 50 sont carrément détournées par certains opportunistes pour la revendre au prix de 70 DA aux commerçants détaillants et la proposer une nouvelle fois aux consommateurs à 100 DA et plus. Ainsi, l’Office nationale interprofessionnel des légumes et des viandes (ONILEV) n’a pas la vocation de vendre directement aux consommateurs. Il est sensé alimenter le marché de gros. Il faut en finir avec le déstockage direct que je qualifie de cinéma !
Selon vous, quels sont les problèmes réels ayant présidé à cette flambée des prix de la pomme de terre qui perdure depuis plusieurs mois ?
Il y a beaucoup de problèmes qui influent négativement sur le marché. La première raison est liée, directement, à la situation de sécheresse que traverse notre pays et, également, aux effets de la pandémie de la Covid-19. Quant à la deuxième raison que j’estime capitale, il s’agit de la décision de l’interdiction de la semence de la pomme de terre. Son impact est très visible sur la production nationale, tout en sachant que la semence locale n’est pas de bonne qualité, n’est pas suffisante et ne répond pas à la demande des agriculteurs. En somme, l’arrêt total de l’importation de la semence, est un élément influant sur la situation. Ajoutons à cela, la hausse des coûts de production. Pratiquement, tous les intrants et engrais ont connu une évaluation positive en matière de prix. L’autre raison de cette problématique, elle est liée au modèle de la consommation. Ce tubercule est très prisé par les Algériens, dont la moyenne nationale est de 111,5 kg/habitant, soit 3 fois plus que la moyenne mondiale (31 kg/h). Notre production actuelle est estimée à 49 millions de quintaux et on peut aller jusqu’à 80 millions de quintaux.
Récemment, le gouvernement a introduit une nouvelle loi visant à lutter contre la spéculation , dont des peines de prison allant jusqu’à 30 ans et des amendes. Selon vous, cette loi va-telle mettre un terme à ces pratiques ?
La problématique de la spéculation est due, principalement, à l’absence de la planification, d’un suivi permanant et du contrôle. Actuellement, les organismes en charge, naviguent à vue malheureusement et personne ne sait réellement ce qui se passe dans le pays. À mon avis, cette loi, bien au contraire va rendre la situation plus grave. Cette loi qui prévoit des sanctions allant jusqu’à 30 ans pour les contrevenants, risque d’engendrer un effet négatif chez les agriculteurs. Les propriétaires des chambres froides et autres espaces de stockages vont, tout simplement, refuser de travailler et également, les fellahs vont réduire leurs productions. On risque de revivre le même scénario pour la filière avicole. 80% des petits aviculteurs ont abandonné la filière pour des motifs bien connus, notamment, la hausse du prix du poussin avoisinant les 220 DA ! Le poulet qui se trouve actuellement sur le marché, est produit par des opportunistes ayant les moyens financières nécessaires. Ceci est pour moi, est une sorte de blanchiment d’argent.
Quelle est la meilleure solution réguler le marché en Algérie et en finir avec ces pratiques de spéculation ?
L’Etat doit se retirer définitivement de la gestion des marchés. Il ne faut plus y compter. Les ministères de l’Agriculture et du Commerce, n’ont pas de solution. Il faut que la profession prenne en charge la problématique. En clair, c’est au professionnel d’organiser leur profession, comme cela se fait, d’ailleurs, partout dans le monde. Par exemple, dans le domaine de l’agriculture, les pouvoirs publics n’ont pas de chiffres officiels sur le nombre d’agriculteurs en activité et dans quels domaines ils activent. Ceci dit, ils n’ont pas de solutions aux différents problèmes existants. C’est aux professionnels de s’organiser afin de prendre en charge les problématiques de chaque filière. Ainsi, c’est à eux de mettre en place les plans de production, de commercialisation, du stockage et d’exportation. En effet, il faut que les professions bougent, en s’organisant afin de réguler le marché. Ce n’est pas le rôle de l’Etat de gérer le problème de pomme de terre, du poulet pu de l’œuf …
Toutefois, il y a lieu de réformer, d’abord, le fonctionnement des Conseils interprofessionnels, dont les présidents et ceux des chambres agricoles, pour qu’ils soient élus par leur pairs et non désignés par le ministère, comme cela se fait actuellement. Il est inadmissible que le président de la chambre nationale de l’agriculture soit désigné par la tutelle, au même titre que la Direction des services agricoles (DSA). À titre d’exemple, le CNIFA, sa composante est prédominée par des opportunistes qui non rien à avoir avec l’aviculture. Les vrais aviculteurs sont écartés du pouvoir décisionnel. Il faut qu’on revienne au système où les présidents des différents Conseils interprofessionnels sont élus par la composante et non pas désignés par le ministère. C’est la seule et unique solution pour faire aboutir les choses et en finir avec ce bricolage. Il faut tous réformer et ne plus compter sur l’intervention des pouvoirs publics. Les deux ministères (Agriculture et Commerce), avec leurs mécanismes ont échoué dans la stabilisation et la régulation du marché.
Entretien réalisé par Akrem R.