Qui ne se souvient des cris et indignations entonnés en chœur par presque tous les chefs d’États occidentaux (Sarkozy en tête), en fin 2008, lorsque éclata la crise financière et économique mondiale que l’on sait ? Tous rivalisaient d’engagements à «neutraliser» la finance, à en brider les mécanismes, à en contrôler les excès…
Par Omar Aktouf
Full Professor HEC Montréal (Canada)
Dix ans plus tard, on estime que le montant mondial des produits financiers toxiques –ou potentiellement toxiques– surpasse largement celui de 2007–2008. Tout le système est revenu tranquillement au «business as usual», et vogue la galère des enflures boursières sans fin ! Même le pape François s’y est mis en joignant récemment sa voix à celle des détracteurs (dont je suis) de la finance mondialisée et débridée. Et il a bien raison ! C’est ce que nous allons montrer ici, à travers quelques arguments et raisonnements irréfutables, dont certains remontent à aussi loin qu’Aristote, avant de voir, prochainement, avec des éclairages plus modernes et plus scientifiques, à quel point l’affaire est encore bien plus grave qu’on ne le pense.
Aristote 1 : distingué chrématistique et économique
Déjà au IVe siècle avant notre ère, Aristote avait magistralement entrevu comment ce que l’on dénommera bien plus tard «finances», pure création artificielle de «valeur» abstraite, finira par avoir raison de ce dont, hélas, nous supposons qu’elle est le support : l’économie. Dans son œuvre, Aristote fait bien un net distinguo entre «économie», «économique» et autre chose qu’il dénommera «chrématistique». Il insiste, en effet, sur le fait que «l’économique» c’est le nom à donner, spécifiquement, à tout ce qui est entrepris ou réalisé en vue d’assurer et de maintenir le bien-être de la communauté. La racine étymologique du terme étant la réunion de deux vocables : oïkos et nomia. Le premier terme signifiant «maison», et par extension «maison commune», «communauté»… et le second : «norme» ou «règle». Ce qui conduit à comprendre que le concept «économie» et tous ses dérivés, «économique»… a à voir avant tout avec toutes formes d’activités destinées à réaliser et sauvegarder le bien-être de la communauté. Non pas à seulement produire et accumuler des richesses, encore moins à titre individuel ! C’est alors qu’Aristote oppose radicalement ce concept à celui de «chrématistique» qui, lui dérive de deux autres notions : d’un côté chréma qui signifie «argent», et de l’autre atos, suffixe voulant dire «recherche», «poursuite»… et par extension «accumulation»… Nous voyons bien, donc, déjà ici, qu’il est, étymologiquement, tout à fait fallacieux et faux de confondre ou d’associer ce qui relève d’activités destinées au bien-être de tous et activités destinées à produire et accumuler des richesses ou de l’argent.
Aristote 2 : les deux visages de la monnaie
Il convient de savoir qu’Aristote a vu (pour ainsi dire) naître et se répandre l’usage d’une toute nouvelle «chose» dans la vie des humains : la monnaie. Jusque vers les VIe ou VII siècles avant J-C, la monnaie était inconnue. Elle apparut quelque part dans ou autour de la Crète, environ 1 ou 2 siècles avant l’ère de la Grèce dite classique. Aristote a, donc, été un des premiers témoins privilégiés de son essor en tant que moyen de commerce. Avec une sagacité inouïe, le grand philosophe y voit «deux visages». Le premier lui, serait «bon» : le fait de faciliter les échanges, même à grandes distances, sans avoir à transporter les marchandises physiques en elles-mêmes. Ceci est un progrès indéniable qu’Aristote louange : le commerce et les échanges vont devenir aussi universels que débarrassés des corvées d’errer avec cargaisons de blé, d’huile ou de chaussures. Mais le second visage de la monnaie effraye Aristote : c’est celui qui donnera la chrématistique (et par «affiliation», l’usure, le fait de vouloir «faire de l’argent avec de l’argent», la spéculation, le maximalisme, le désir d’accumuler l’argent pour l’argent…) en apportant à l’humanité quelque chose de totalement inconnu jusque-là : l’illusion de pouvoir accumuler à l’infini. En effet seule la monnaie (et encore plus de nos jours avec les digits, les crypto monnaies…) a pu introduire chez l’humain l’idée de quelque chose qui peut se produire («créer») indéfiniment, sans limites aucunes ! (jusque-là il ne pouvait venir à l’idée de personne de vouloir accumuler des chaussures à l’infini, ou des bidons d’huile à l’infini… ce serait pure folie). Or, insiste Aristote, notre monde lui, est «fini». Notre Terre a des limites ; elle ne connaît ni maximalisme ni infinitude. Dès lors «comment prétendre faire de l’infini dans le fini» ? Aristote répond : par la destruction ! Comment, en effet, vouloir prétendre «créer» des profits maximaux, ou infinis, à partir de «sources» qui, par nature et par définition, ne sauraient aucunement l’être ? Comment songer à faire des profits infinis à partir, par exemple, d’arbres, de poissons, de pétrole, de minerais… qui, eux, ne sont pas infinis ?
Passer de la valeur « économie réelle » à la valeur « boursière »
Dans des termes plus proches du raisonnement d’Aristote (ou plus tard Marx), nous dirions passer du primat de la «valeur d’usage» à celui de la «valeur d’échange». Au risque de prendre des raccourcis pour les puristes, je conclurai cette première démonstration de l’opposition finances–économie, par l’affirmation que, pour continuer à se donner l’illusion de pouvoir faire et accumuler des profits-richesses maximaux, on s’est inventé la… «Bourse» ! À la Bourse, il n’y a, en effet, aucune limite à renchérir (spéculation) sur la valeur des actions. C’est ainsi que se constituent des «bulles» et que se provoquent des «crises», des «récessions», puis des «corrections» qui aggravent toujours davantage – sur les cycles longs – inégalités, injustices, pauvreté globale, pollutions irréversibles, extinctions accélérées des espèces, conflits endémiques… C’est que la finance ou chrématistique, se mue ainsi en ennemi de l’économique. Nous verrons dans de prochaines contributions, comment, à l’aide notamment, de l’analyse comparée «finances–économie réelle», et… de la thermodynamique, à quel point Aristote avait raison, et à quel point l’argent fait par pures activités financières (intérêts, spéculations…) est infiniment plus destructeur que celui fait à partir de l’économie dite des secteurs primaire (extractions) et secondaire (transformations).
O. A.