Dressant un constat amer de la situation de l’économie nationale, qui, selon lui continue de dépendre de la rente des hydrocarbures, Rachid Sekak, Expert et Formateur en Finance & Banque, jette un regard perspicace sur la situation. Dans cet entretien sans complaisance qu’il a bien voulu accorder, en exclusivité à Eco Times, notre interlocuteur ne fait pas de concession, lui qui dira d’emblée que «L’économie algérienne ne vit pas un bouleversement mais est dans une crise profonde.» Toutefois, et en analyste avisé, M. Sekak estime que «Notre pays a besoin de lucidité, de rationalité et de courage dans la gestion de ses affaires économiques.», tout en notant que «Tout est encore possible.» Entretien.
Entretien réalisé par Lyazid Khaber
Eco Times : L’économie Algérienne, à l’instar de différentes économies de par le monde, vit en ce moment un véritable bouleversement, avec en sus une crise multiforme qui frappe de plein fouet ses équilibres. Quelle lecture faites-vous de cette situation, et quelles sont d’après vous les urgences à prendre en charge pour palier à l’aggravation de la crise ?
Rachid Sekak : L’économie algérienne ne vit pas un bouleversement mais est dans une crise profonde. Cet état fait existait bien avant l’apparition de la pandémie COVID-19. Cette dernière n’a fait qu’aggraver les choses. Le vrai souci est ailleurs : notre modèle économique, basé sur la rente tirée des hydrocarbures et sa redistribution au travers de la dépense budgétaire, est obsolète. La baisse du prix des hydrocarbures à partir de 1994 a bien révélé les vulnérabilités associées à ce modèle d’une autre époque. Il n’est plus acceptable et sans aucun doute dangereux pour le pays que son système économique et son modèle social dépendent lourdement d’une variable exogène sur laquelle nous n’avons aucune influence.
Comment parler de souveraineté quand notre système économique n’assure pas sa reproduction endogène ?
Alors arrêtons d’attendre une hypothétique remontée du prix des hydrocarbures et de croire à la pérennité de nos réserves de change et REFORMONS vite ! Comme disent les Anglo-Saxons «action is the Name of the Game».
Je ne crois pas aux mesures d’urgence qui se traduisent le plus souvent, chez nous, par des effets d’annonce et des décisions de nature administrative inefficaces, contreproductives et incohérentes.
L’urgence est d’établir un diagnostic chiffré, sans complaisance et transparent et de reconstruire une vision économique partagée par tous, grâce à une large concertation en amont et de la déployer avec détermination.
Il ne pourra pas y avoir de mesure unique ou unilatérale mais uniquement des mesures dans la durée et en cohérence entre elles.
Les miracles en économie n’existent pas ! Une chose est certaine. Le coût social de l’ajustement ne pourra pas être évité mais seulement dilué dans le temps. Il représente la contrepartie de la gabegie du passé. Les sacrifices seront lourds.
En votre qualité d’expert financier, pensez-vous que l’Algérie pourra se sortir à bon compte, sachant le poids de la dépense publique qui demeure lourd, l’amenuisement des recettes pétrolières et la fonte des réserves de change du pays ?
Notre pays a besoin de lucidité, de rationalité et de courage dans la gestion de ses affaires économiques. Tout est encore possible. Mais il y a urgence et plus nous attendons pour engager de vraies réformes et plus les chances de réussite s’amenuisent et le coût social potentiel associé augmente.
Il est encore possible de définir un programme sérieux d’ajustement macroéconomique et de réformes structurelles sur 5 à 7 années. Mais la «fenêtre de tir» est de plus en plus étroite.
La suppression récente du ministère de la prospective n’est pas rassurante quant à la détermination réelle de développer une nouvelle vision économique et de la déployer.
Les banques ayant subis de plein fouet les effets de la crise sanitaires, se trouvent plus que jamais sollicitées pour apporter leurs contribution à l’effort de relance, pensez-vous que les établissements bancaires, soient en mesure d’opérer des challenges, sachant les impératifs de développement qui leurs sont imposés, à l’instar de la numérisation, et l’intégration obligatoire de la finance islamique, synonymes de nouveaux investissements à consentir ?
Est-ce que l’effort de relance incombe uniquement aux banques ? La contrainte de liquidité découlant du contexte macroéconomique est lourde. Le montant des prêts non performants et des provisions sont déjà à des niveaux importants. Les moyens d’intervention des banques sont plus limités que par le passé.
Il appartient donc à l’Etat d’intervenir en premier lieu. Pourquoi l’Etat n’a-t-il pas apporté sa garantie aux banques pour l’octroi de «new-money» aux entreprises qui souffraient de soucis de trésorerie comme cela a été le cas en Europe notamment en France au travers des PGE (Prêts garantis par l’Etat) octroyés à 630.000 entreprises pour un montant global de 130 milliards d’€ en 2020.
La principale responsabilité des banques sera de se moderniser.
Le financement de l’économie doit puiser dans les différents gisements disponibles, mais le gouvernement reste attaché à l’idée de refuser tout emprunt extérieur, tout en excluant tout recours à la planche à billet, comme cela a été le cas dans un passé récent. Quelle appréciation faite-vous de cette démarche ?
J’ai lu et relu la Loi des finances pour 2021 qui prévoit un déficit budgétaire de 13.70% du PIB et un déficit global du Trésor de 17.6% mais objectivement je n’ai pas compris comment ces déficits seront financés. Les gisements dont vous parlez ne sont pas clairement identifiés. Alors et sauf une hausse substantielle des cours des hydrocarbures, le pays qui est en déficit de ressources, ira au financement monétaire direct ou indirect et à l’endettement extérieur.
Dans ce cadre, il est, par ailleurs, complétement illusoire et angélique de penser que les 6.140 milliards de dinars de circulation fiduciaire hors banques (le cash qui circule) reviendront en dépôts dans le secteur bancaire par la simple ouverture de «fenêtres islamiques» au niveau des banques.
Par ailleurs, la dette, à tort, est diabolisée et largement politisée. Certains, profitant des douloureux souvenirs des années 90, encore bien présents dans les esprits, assimilent la dette extérieure au FMI. Et ce alors que les deux sujets sont totalement indépendants. Un pays n’a recours au FMI que lorsqu’il est proche de la cessation de paiement.
La dette doit plutôt être perçue comme un simple instrument permettant à la fois d’atténuer les coûts sociaux associés au nécessaire ajustement de nos équilibres macroéconomiques et de ralentir l’amenuisement de nos réserves de change.
J’ai souvent tenté d’expliquer que la dette, c’est comme le cholestérol, il y a la bonne et la mauvaise dette !
La bonne dette : c’est celle qui se rembourse d’elle-même grâce aux projets qu’elle sert à financer et qui induisent soit un accroissement des exportations soit un effet d’import substitution. La bonne dette c’est celle qui génère de la croissance et des emplois productifs. En quoi cette bonne dette menace-t-elle notre souveraineté ?
La mauvaise dette : c’est celle qui sert à financer les déficits de balance des paiements d’un pays qui consomme plus qu’il ne produit. La mauvaise dette c’est aussi celle qui a été contractée à partir de 1987, par manque de courage et de vision, et par refus d’un nécessaire ajustement des importations et qui a conduit au triste scénario des années 90.
La récupération de l’argent en circulation dans le secteur informel, se pose avec acuité en ce moment où les liquidités se raréfient dans le circuit formel. Quelles sont, d’après-vous, les moyens à mettre en œuvre pour réaliser cet objectif ?
Il y a trop de choses et de slogans chez nous, qui sont proclamés sans études sérieuses, ni vérifications empiriques ! Certaines croyances ont la vie dure et sont trop facilement répandues dans nos medias par certains «experts».
Les 6.140 milliards de dinars de circulation fiduciaire (les billets) hors banques ne relèvent pas tous de l’économie informelle. Ne faisons pas une erreur de diagnostic qui conduira inéluctablement à de mauvaises mesures de redressement.
Certes ces 6.140 milliards qui représentent 34.73% de notre masse monétaire, mesurée par l’agrégat M2, sont préoccupants et démontrent l’existence de certains disfonctionnements. Mais ils découlent de la conjonction de plusieurs phénomènes de nature différente qui ne relèvent pas tous de l’économie informelle.
A la source de ce souci, il y a d’abord la hausse des encaisses de transactions, oisives et de précaution des ménages. On observe une pratique bien connue et largement répandue dans une large part de la population «virement du salaire ou de la retraite le 20 ou le 25 du mois sur un compte bancaire ou auprès de la Banque postale et retrait total ou presque de ce salaire ou de cette retraite le jour même où le lendemain». Cet état de fait ne relève pas de l’inclusion financière mais d’une désinclusion financière. L’argent arrive dans le secteur bancaire mais il en sort rapidement : pourquoi ?
A la source de ce premier souci («le matelas chez les particuliers»), il y a d’abord l’absence de paiements électroniques développés, efficients et conviviaux. La pandémie COVID-19 a aussi, sans aucun doute, accru le besoin en encaisses de précaution des ménages. Les annonces inappropriées de certains dirigeants ont probablement accéléré le phénomène en générant des «anticipations négatives» sur la valeur future de notre monnaie. Il y a aussi le manque d’incitation à l’épargne. La principale incitation à épargner pour nos compatriotes réside dans l’accès au logement. Mais malheureusement, depuis plus de 20 ans, il y a une déconnection entre l’acte d’épargner et l’accès au logement. Le financement du logement est pris en charge par le Trésor et pas par le secteur bancaire. Le niveau des crédits hypothécaires est seulement d’environ 2%. Ce qui est une anomalie par rapport aux normes observées au niveau international.
Très clairement une bonne partie du potentiel de résorption de la circulation fiduciaire excédentaire passe donc par le développement et la généralisation des paiements électroniques et par la réforme du mode d’intervention de l’Etat sur le secteur de l’habitat.
Bien évidemment, une bonne partie de la circulation fiduciaire (combien ?) irrigue l’économie informelle. Il est certain que cette économie informelle représente un obstacle majeur à toute politique économique soucieuse d’efficacité mais elle assure aussi certains équilibres sociaux. L’éradiquer relève plus d’un processus politique que de solutions de nature technique.
La monnaie nationale demeure encore administrée, et sa dévaluation continuelle n’est pas pour arranger le développement de l’économie nationale, pensez-vous qu’il soit utile d’aller vers une monnaie convertible ?
La convertibilité de notre monnaie doit être un objectif dans le cadre d’un programme cohérent et complet de réformes structurelles sur un horizon temporel raisonnable. La convertibilité ne pourra être que la consécration de ce programme et de la transformation effective de notre économie : d’une économie de rente à une économie de production de biens et de services compétitifs.
Cette convertibilité sera la seule qui pourra garantir la disparition du marché parallèle de la devise.
Les discours actuels sur la prochaine création de bureaux de change relèvent d’une totale stérilité et sont complètement inutiles et sans intérêt. Il ne peut pas y avoir de bureaux de change avec le fonctionnement actuel de notre économie, et surtout sans la matérialisation d’une totale convertibilité de notre monnaie.
La relance de l’investissement, au-delà des différentes mesures prises en interne, passe également par les IDE qu’il faudra attirer dans le pays. Quelles sont, d’après-vous, les mesures d’urgence à prendre pour faire de l’Algérie un pays fréquentable par les investisseurs étranger, sachant que le climat des affaires dans le pays demeure loin des attentes, car aggravé par une instabilité juridique chronique ?
La question des IDE reste centrale car notre pays, au-delà de la nécessaire amélioration des équilibres de sa balance des paiements, aura surtout besoin de technologie et de capacités managériales.
Mais le climat des affaires, facteur essentiel de l’attractivité des investissements, reste chez nous, mal perçu aussi bien par les opérateurs locaux que les investisseurs étrangers ; et ce malgré des améliorations récentes substantielles apportées au cadre institutionnel.
Des points d’amélioration et d’effort restent à traiter : la simplification des procédures administratives, l’accès au financement et la modernisation du secteur financier, l’efficacité du système judiciaire et le retour à la stabilité macroéconomique.
Par ailleurs, notre communication officielle est inefficiente. J’ai récemment participé à certains webinaires censés promouvoir la destination Algérie et j’ai pu constater avec regret : trop d’arguments «tarte à la crème», trop de «langue de bois», trop de «généralités généralisantes»… très clairement notre Diplomatie ne maitrise pas la communication économique et le «story-telling». Elle devrait s’inspirer de la communication très offensive de certains de nos voisins et déployer plus de professionnalisme et de force de conviction. Apprenons à vendre notre potentiel qui est bien réel.
Les IDE ont besoin de visibilité.
Cela passe par une communication crédible sur les trajectoires budgétaires et de balance des paiements envisagées pour un retour aux grands équilibres macroéconomiques et par la définition et la communication d’une stratégie économique pluriannuelle et d’un programme cohérent de reformes structurelles.
Mais comme je le disais dans une interview récente : attention, les IDE sont sensibles aux discours mais ils réagissent aux actes.
Le plan de relance lancé par le Gouvernement cible en priorité des secteurs bien précis, à l’instar de l’énergie, les mines et l’agriculture, pensez-vous qu’il sera aisé, au vues de la conjoncture actuelle, de réaliser les objectifs tracés ?
Pour pouvoir exprimer un avis sur cette question sensible il faudrait disposer de données. Ou sont ces données ? Un plan de relance ce n’est pas une liste «à la Prévert» de vœux pieux mais des données chiffrées et précises sur les trajectoires prévues et les objectifs visés.
A première vue, le gouvernement semble accorder plus d’importance aux PMI/PME et autre start-up, considérées comme levier de relance. D’après-vous, y a-t-il réellement des chances de réussites de la nouvelle démarche, sachant qu’en plus du fait que l’assise juridique demeure encore désuète, les PME algériennes ne sont pas encore bien structurées pour relever des défis ?
Quand vous utilisez l’expression «à première vue», vous exprimez la perception d’une incertitude quant à la nature exacte du programme du Gouvernement que je partage avec vous.
Une certitude néanmoins : une croissance économique pérenne chez nous ne pourra venir que du secteur privé ou ne viendra pas.
Encourager la libre entreprise, l’entreprenariat et promouvoir le secteur privé et lui faciliter la vie sera essentiel.
Je crois aussi que le potentiel des «start-ups» est très largement surestimé. Attention à la déception qui guette et aux effets de mode sans substance.
L. K.