Observateur averti des scènes algérienne, maghrébine et mondiale, ancien ministre du Commerce, acteur politique, écrivain et penseur réformateur, Noureddine Boukrouh explore dans cet entretien l’Algérie, le Maghreb et le monde, analyse le présent, décèle les incohérences et nous projette dans l’avenir. Il croit fermement en la capacité de l’homme à poursuivre l’œuvre des bâtisseurs antérieurs mais, pour cela, pour continuer précisément sa mission historique, l’homme doit revenir aux fondamentaux, à savoir une perception précise des réalités et un esprit de travail indomptable.
Entretien réalisé par Hakim Amara
Eco Times : Commençons, M. Boukrouh, par la pandémie de la Covid-19 et le ralentissement de l’activité économique dans le pays. Le manque de dispositifs de soutien à l’emploi comme le chômage partiel a plongé une majorité d’Algériens dans la précarité, et tout particulièrement les journaliers et ceux qui «travaillent» dans l’économie informelle. Cette précarité soudaine et violente a touché aussi des travailleurs du secteur privé, où les contrats sont précaires, et où des entreprises ne déclarent même pas leurs travailleurs. Tout cela fragilise au final la main-d’œuvre nationale et expose des familles entières au déclin social. Comment analysez-vous cette situation ? Pourquoi à chaque crise on se retrouve face aux mêmes effets ?
Noureddine Boukrouh : Si vous permettez, je commencerai par la fin de votre question. D’une manière générale, les crises ont de tout temps surpris notre pays, peuple et dirigeants, car à la base, notre vision du monde, de Dieu, de la relation hommes-Dieu, de la religion, de la raison d’être de l’homme sur terre, de la société, de l’Etat, de l’économie et de la politique, est erronée sur chacun de ces points.
Nous ne sommes même pas conscients de l’évidence primaire que notre histoire depuis l’indépendance n’est pas l’histoire de nos réalisations et de nos politiques, mais l’histoire de nos hydrocarbures sans lesquelles nous serions, aujourd’hui, le pays le plus pauvre de la planète. D’ailleurs, tout indique que nous sommes voués à le redevenir, et durablement.
La particularité de la crise liée au coronavirus est qu’elle nous est tombée dessus à un moment où le pays était en pleine remise en cause nationale, pour essayer de changer quelque chose à la fatalité de l’échec dont il est prisonnier depuis 1962.
Ceci dit, il faut remercier Dieu que le coronavirus se soit déclaré sous forme de pandémie mondiale, et non d’épidémie nationale. Si nous avions été seuls dans ce malheur, si nous n’avions eu à compter pour y faire face que sur notre «fhama» notre génie, non pas de «peuple des miracles» mais de peuple de «mselmin mkettfin», qui croient aux miracles, les dommages et les conséquences auraient été infiniment plus graves.
Mais, inutile d’en parler puisque le problème est mondial et qu’il suffit juste de reproduire à l’identique, de copier-coller, les parades trouvées par les pays où la question de la souveraineté populaire a été réglée depuis longtemps : mesures-barrière, confinement, port du masque, tests, chloroquine, en attendant le traitement radical. Mais ces mesures ont leur coût et leurs contrecoups, qui se sont traduits dans le monde entier par le ralentissement de l’activité économique et sociale, une croissance négative de plusieurs points de PIB, et un accroissement substantiel de la dette publique.
Vous m’avez interrogé sur les détails, je vous ai répondu sur l’essentiel. Nous n’avions pas, pour l’essentiel, d’économie. Comment déplorer un manque dans quelque chose qui n’existe pas au départ ? S’il n’avait manqué à nos politiques économiques qu’un dispositif de soutien au chômage partiel suite au confinement, et si l’économie informelle avait été combattue depuis les premiers signes de son apparition, ces questions ne se seraient pas posées aujourd’hui.
Notre économie publique, chroniquement déficitaire, a toujours été un moyen de redistribution d’une partie de la rente pétrolière au peuple, tandis que notre économie privée était une sorte d’école de formation aux techniques de corruption, de blanchiment d’argent, de captation de la dépense publique et d’expatriation des devises par le pouvoir et ses protégés. L’Etat était une caverne d’Ali Baba, et ses institutions des lieux et des instruments de corruption et d’enrichissement illicite entre les mains de bandits sans foi ni loi.
Regardez partout dans le monde, cherchez dans l’actualité récente ou dans l’histoire ancienne des Etats de la planète : y a-t-il eu dans l’un d’eux autant d’affaires de corruption au sommet de l’Etat ? Y a-t-il eu autant de généraux en prison ou en fuite à l’étranger ? Le spectacle donné par notre pays est unique au monde, sans précédent dans l’histoire humaine, alors que nous sommes loin de tout savoir sur les coulisses et les bas-fonds du règne des César Bouteflika et du «système» depuis l’indépendance. On ne connaît que ce qui a filtré de la lutte des clans pour un nouveau bail au pouvoir.
Le pays est livré, depuis le temps du FMI dans les années 1990, à un capitalisme agressif et dont il faudra bien un jour faire le bilan. En attendant, il est nécessaire de rappeler que les leaders de la Révolution algérienne projetaient de bâtir dès l’indépendance un Etat social, c’est-à-dire un Etat qui, d’une part, reprend les commandes des leviers de l’économie que les colons ont confisqués et, d’autre part, élabore des politiques de développement économique et social, qui permettent à l’Algérien de retrouver sa dignité et d’accéder au bien-être. Que reste-t-il de ce projet aujourd’hui ? N’y a-t-il pas finalement d’alternative à ce capitalisme agressif ?
Ce que vous appelez «capitalisme agressif» n’est qu’une gigantesque escroquerie montée par le pouvoir et de faux hommes d’affaires, pour se partager l’argent du pétrole. D’un autre côté, il faut rendre justice au FMI qui n’a fait aucun mal à l’Algérie, contrairement à ses dirigeants et à ses hommes d’affaires. Cette institution est une banque à court terme de l’ONU, qui a répondu aux appels de détresse que nous avions lancés, entre 1990 et 1994, pour nous secourir dans l’urgence et rééchelonner notre dette extérieure. Elle intervient à la demande de tout Etat membre de l’ONU et du FMI, se trouvant en situation de faillite et d’insolvabilité, pour le tirer d’affaire selon une conception du dépannage financier tout à fait rationnelle.
Les leaders de la Guerre de libération, qui ont rédigé la Proclamation du 1er novembre 1954 et défini son principal objectif – édifier un «Etat démocratique et social» – n’ont pas dit comment faire pour y arriver. D’ailleurs, la formule en elle-même était une reprise mot pour mot d’un article de la Constitution française de 1946.
Le «Programme de Tripoli» a opté, à la veille de l’Indépendance, pour une voie et des moyens puisés dans la mode en vigueur à l’époque : mise en place d’un Etat-nation dirigé par un parti unique, et d’une économie socialiste. Un idéal peut être consensuel en tant que finalité, et clivant sur la méthode à suivre pour sa réalisation. Tous les «historiques» de la Révolution étaient d’accord sur le parti unique et le socialisme, ils se sont affrontés, parfois à mort, juste sur la question de la dévolution du pouvoir. En fin de parcours, ni le socialisme ni le libéralisme n’ont développé l’Algérie qui, en cette année 2020, découvre qu’elle a été livrée pieds et poings liés à des dirigeants pourris et à des hommes d’affaires véreux qui l’ont mise à genoux.
Il n’y a pas de par le monde d’exemple connu de la réussite d’une économie socialiste. Il n’y a qu’à comparer le sort de la Corée du Nord à celui de la Corée du Sud. La Chine crevait de faim sous le socialisme et est devenue quasiment la première économie du monde avec le capitalisme. En Russie, en Egypte et en Algérie l’étatisme économique a débouché non pas sur un système capitaliste, mais sur l’émergence d’une «nomenklatura» et d’une «oligarchie» prédatrices.
Le choix ne s’impose plus entre étatisme et capitalisme. Ce dernier a, lui aussi, atteint son stade suprême avec la financiarisation des économies, qui a subordonné l’économie réelle aux traders et aux Bourses, soit à la spéculation et à une poignée d’individus et de multinationales.
La pandémie du coronavirus a dévoilé pas mal de choses dans le monde, qui obligeront à repenser les systèmes économiques non pas en révisant leurs théories, mais en adoptant des modèles au cas par cas, selon les spécificités de chaque pays et les besoins des échanges internationaux. Il s’agira de profonds correctifs dans la vision, et de révision des règles d’échange. Ça viendra, ça se fera, et notre pays devrait commencer à travailler sur le modèle convenant à ses disponibilités en matière de ressources économiques et humaines, à son environnement naturel et à ses besoins extérieurs.
J’ai évoqué la possession des leviers de l’économie comme fondement de toute politique de développement, mais voyons ce qu’il en est dans les faits. Notre économie dépend encore de ses recettes des hydrocarbures – pétrole et gaz – et bientôt, à croire le gouvernement, des métaux précieux, sans compter la solution-danger que constitue l’exploitation du gaz de schiste. En somme, on parle toujours de sous-sol. Ne peut-on rien faire du Sol lui-même, du Temps et de l’Homme, pour reprendre le triptyque célèbre de Malek Bennabi, et sans lequel il n’y a point de dynamique de civilisation ? A quoi reviennent ce manque d’ambition et cet esprit rentier dans notre rapport à l’économie et au social ?
Voilà qui nous ramène à ce que je vous disais au début de cet entretien sur notre vision du monde, qui est pauvre en vérités et riches en erreurs. Bennabi appelait ces trois facteurs (l’homme, le sol et le temps) les «richesses permanentes» d’une nation, d’une civilisation, d’un ensemble humain quel qu’il soit et dans tous les cas de figure.
Ces richesses ne s’épuisent pas comme les minerais ou les énergies fossiles, ce sont des capitaux permanents qui doivent être catalysés par une vision du monde, par un idéal comme celui inscrit dans la Proclamation du 1er Novembre 1954 mais traduit en programme socio-économique. Il appartient à la politique de combiner ces facteurs fondamentaux dans une vision créatrice et stimulante ayant la forme d’un projet de société consensuel, et d’un modèle de développement pragmatique.
Nous possédons depuis trois mille ans un sol riche aux dimensions d’un continent, une démographie foisonnante et du temps à n’en savoir que faire. On ne s’est pas pour autant développé car on n’avait pas de vision nationale, de projet de société adapté à nos réalités et à nos possibilités et, surtout, nous n’avons jamais eu de dirigeants éclairés, compétents et sincères.
Notre malheureux pays attend toujours cette vision et cette classe d’hommes. Ce qu’on lui a proposé, depuis l’indépendance, c’est le faux socialisme qui a généré une dette extérieure de 24 milliards de dollars (1989), le faux libéralisme qui a fait passer cette dette à 36 milliards (1999), et l’islamisme qui s’est soldé par 250 000 morts. Aujourd’hui, je crois qu’on veut le ramener au maraboutisme qui sévissait dans nos douars aux XVIIIe et XIXe siècles.
Oui, ce temps où l’on croyait que «Moul es’Saa» allait sortir l’Algérien de sa misère et de son oppression par la colonisation… Mais il y a plus que cela. Aujourd’hui encore –et il suffit de se rendre un jour de marché dans n’importe quelle ville algérienne pour le constater- «les gens» continuent de s’agglutiner autour de farceurs, de charlatans proposant des solutions miracles pour tous les maux et autres joueurs de «Rey-Rey». On a l’impression de faire partie du décor de «Carnaval fi dachra», le film mordant de Mohamed Oukassi (1994), et que El-Hadj Brahim, Si Makhlouf El Bombardi ou El-Allouch sont notre réalité dans toute sa nudité. D’où nous viennent cette fatalité et cette attirance pour le monde du hasard et du charlatanisme ?
Pour ma part, je n’ai jamais considéré ce film comme une fiction cinématographique, une comédie ou une parodie, mais comme un reportage à vif, une retransmission en direct de séquences de notre vie nationale dans sa réalité, son «authenticité» et sa nudité comme vous dîtes.
Ce fatalisme ambiant, cette attirance pour le charlatanisme, viennent de notre passé récent de douars, de culte des marabouts, de médecine religieuse, de baraka des hommes de religion, de «bkhor» et de «jawi», qui ont connu une nouvelle jeunesse sous les César Bouteflika et leurs hommes de paille. Le colonialisme protégeait ces pratiques et encourageait la prolifération des «zwi». Elles sont revenues en force de nos jours dans le sillage de l’islamisme de bas étage, qui a pris possession de nos esprits, et de la culture maraboutique ravivée dans le but d’abrutir les masses pour acquérir leur docilité et tuer l’esprit contestataire en leur sein.
Cette idéologie s’est dotée d’un système de défense du type «Patriot», équipé de missiles accusant par médias achetés et «mouches électroniques» télécommandés quiconque la critique ou la dénonce, d’être contre l’Islam «de nos ancêtres» et les «constantes nationales».
Nous n’avons pas besoin de faux dévots, de «chouaffin», de «diwan salhin», de distributeurs du noble Coran, de consolateurs larmoyants et de diseurs de bonne aventure. Nous avons besoin de comptes rendus sur la situation du pays, de connaître la vérité sur la gestion du pays, de savoir ce qui se passe dans l’encadrement de notre armée, de connaître les risques et les menaces pesant sur nos frontières et notre territoire.
Le peuple a le droit de revendiquer d’être informé sur les réalités, et non de discours faussement rassurants, de fanfaronnades et de langue de bois destinée à le tenir à l’écart comme un troupeau de moutons non concernés. Ce sont sa vie, son avenir, son pays, ses institutions, son armée, son argent, qui sont en cause. Il doit savoir ce qui passé depuis 2013, ce qui se passe actuellement, et où l’on compte l’emmener.
Vous avez évoqué le contraste entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, deux pays qui ont adopté pour l’un, le communisme et pour l’autre, le capitalisme. Plus proche de nous, à votre avis, où réside le contraste – ou les convergences – entre les économies du Maroc, de la Tunisie et celle de l’Algérie ? Et puisque vous insistez souvent sur l’importance de la nature de l’homme dans le processus de développement, est-ce que les tares, dont vous parlez en ce qui concerne l’Algérie, ne se trouvent pas également chez nos voisins ?
Quand on évalue le potentiel brut des trois pays en termes de richesses naturelles, l’Algérie sort du lot. Elle est nettement supérieure aux deux pays rassemblés. Mais cet avantage apparent fait ressortir davantage notre mauvaise gouvernance politique et économique depuis l’indépendance, car la Tunisie et le Maroc nous dépasseraient de beaucoup si l’on retirait de notre PIB et de nos recettes extérieures la composante «hydrocarbures». Ils nous sont supérieurs dans le domaine agricole, touristique, les services bancaires, financiers et le numérique, et ont une meilleure image que nous à l’international.
Ces pays frères ont eu à compter sur leurs seules ressources naturelles depuis leur indépendance, et ne savent pas ce que c’est qu’une rente nationale, une économie publique subventionnée, des produits de large consommation presque gratuits, un abonnement national à des recettes en devises qui peuvent se multiplier par 10 en quelques semaines ou s’effondrer brutalement.
Ils ne connaissent que les revenus réguliers de leur labeur, les rendements de leur agriculture, qu’ils s’efforcent constamment de maximiser, et les rentrées du tourisme, qu’ils s’ingénient à améliorer d’année en année. Ils ne sont ni pauvres ni riches ; ils sont stables économiquement et psychologiquement. Ils n’ont pas la folie des grandeurs ni la paranoïa du «mwaswas» comme nous. Ils se tiennent dans la moyenne générale, alors que nous pouvons passer à tout moment du «tfar’in» au «zolt».
La Tunisie n’a pas encore retrouvé ses équilibres et ses performances d’avant la révolution, et il est à craindre que le système politique qu’elle a adopté ne la handicape encore plus à l’avenir. L’instabilité qui la paralyse est en passe de devenir de l’ingouvernabilité. Le Maroc, qui s’est avéré être le pays le plus stable du Maghreb malgré le problème du Sahara Occidental, possède des infrastructures urbaines, des transports et des réseaux routiers de meilleure qualité que les nôtres.
A l’ère des empires et des colonisations, a succédé celle, plus rationnelle, des associations économiques et politiques régionales : l’UE pour l’Europe, le Mercosur pour la majorité des pays d’Amérique du Sud, l’ASEAN pour les pays du Sud-Est asiatique, sans compéter le Commonwealth qui fête cette année 71 ans d’existence. Qu’est-ce qui empêche les pays du Maghreb de se constituer en bloc régional semblable ? Après tout, sur le plan de l’histoire et de la géographie, les conditions sont favorables !
Vous pouviez aussi citer des regroupements régionaux plus proches de nous, comme la CEDEAO,constituée de 15 pays totalisant 600 milliards de dollars de PIB et une population de 300 millions de consommateurs. Ou du projet de Zone de libre-échange africaine qui va brasser 3 000 milliards de dollars à ce que l’on dit. La CEDEAO existe à nos frontières depuis un demi-siècle, puisque le Mali et le Niger en font partie. Nous parlons de l’Afrique depuis Jugurtha, mais nous n’avons rien fait de concret pour nous insérer dans son tissu socio-économique, qui aurait offert de grandes perspectives de développement et de désenclavement à nos compatriotes du Sud. Le plus esseulé des pays du Maghreb, c’est nous. Le plus exposé à des soubresauts après la Libye, c’est nous. Celui qui a le moins d’amis réels dans le monde, c’est encore nous (on l’a vu dans les années 1990 pour qui s’en souvient).
Sociologiquement, culturellement et mentalement l’Algérie, la Tunisie et le Maroc se ressemblent et leurs peuples sont naturellement convaincus des bienfaits qui découleraient pour eux d’une union économique, douanière et diplomatique. Ce sont leurs gouvernants qui empêchent l’avènement d’un marché commun, en entretenant un esprit de rivalité et de conflictualité, en cultivant un nationalisme méfiant et en allant chercher ailleurs des alliances militaires pour se prémunir du voisin. Tout cela pour se maintenir au pouvoir chacun dans son douar. Jusqu’ici la nécessité ne les a pas poussés dans les bras l’un de l’autre, mais un jour ça arrivera.
Notre pays aurait pu être la locomotive du Maghreb, et il pourra aspirer à ce rôle stimulateur au vu de son potentiel, quand il aura résolu son équation politique intérieure, qui s’est malheureusement compliquée avec le coronavirus, un «hirak» en suspens, et un environnement régional extrêmement inflammable.
J’ai évoqué la question des associations régionales car, au temps de ce type d’associations, il n’est pas certain qu’un pays seul puisse gagner la partie. Prenons le cas, ici, de l’Accord d’association entre l’Union européenne et l’Algérie. Que pouvait gagner l’Algérie alors que son économie est au mieux déstructurée, et au pire «nous [en] n’avons [même] pas», pour vous reprendre ?
Exactement, et nous sommes, là, en présence d’un cas d’école. Il faut, tout d’abord, rappeler que personne n’a imposé à l’Algérie de signer l’Accord d’association avec l’Union européenne. C’est elle qui a supplié l’Europe de bien vouloir l’accueillir dans son giron pour accéder à des aides de diverse nature. Les approches ont commencé en 2000, année où le pétrole était au plus bas, où le terrorisme faisait encore des ravages et où notre pays était confiné comme un pestiféré. L’accord a été signé en 2002 à Valence (Espagne) et j’y étais.
Cet accord ne comporte aucune disposition particulière à l’Algérie. Toutes ses clauses portent sur des standards en vigueur dans les pays membres de l’UE ou associés à elle. Un accord international contient des clauses ouvrant droit à des avantages et imposant des devoirs réciproques. L’opinion publique algérienne ne s’est intéressée qu’à la question de la baisse des taux de douane, ramenés au niveau des taux pratiqués au sein de l’Union européenne et de l’OMC, soit pratiquement dans l’ensemble du monde.
C’est de notre faute si cette baisse de droits de douane ne nous a pas autant profité qu’elle a profité aux partenaires européens car, eux, sont des exportateurs, et, nous, de simples importateurs. Nous n’avons rien à exporter vers l’Europe en dehors des hydrocarbures et des «harragas», et c’était dans l’ordre des choses que notre balance commerciale soit déficitaire chronique avec les pays de l’Union européenne, comme elle l’est, hors hydrocarbures, avec le reste du monde à qui nous ne sommes liés par aucun accord.
Nous plaindre de cet accord, c’est faire montre d’un caractère de mauvais joueur, car nous ne pouvons pas soutenir qu’il a été conçu à notre détriment et en faveur d’un quelconque pays de l’Europe. Occupés à voler l’argent du pétrole avec la complicité du gouvernement, nos pseudos hommes d’affaires, pas tous, mais les plus importants, ne produisaient presque rien qui puisse intéresser les marchés extérieurs. Même chose pour l’OMC.
Il faut aussi savoir que ce n’est pas parce que nous sommes mauvais joueurs qu’on va pouvoir se retirer de l’accord «comme ça», sur un coup de tête. Il s’agit d’un traité international, qui prévoit des recours et des mécanismes en cas de désaccord, mais pas le droit d’imposer la volonté de l’un à l’autre. Nul ne peut exciper de son incompétence pour se retirer d’un engagement.
Nous n’avons pas encore d’économie ; il faut la créer sur de nouvelles bases et, en premier lieu, sur le retour de la souveraineté au peuple. Ce n’est pas cette direction que privilégie le pouvoir qui mise, comme d’habitude, sur la répression pour continuer à gérer le pays comme il le faisait jusqu’ici. Il ne réalise pas que quelque chose a changé dans l’esprit de la population, qu’elle n’est plus la même depuis février 2019, et qu’elle est en train de devenir un corps civique conscient et décidé à exercer ses droits naturels.
Vous parlez de souveraineté populaire, mais quelle place a-t-elle à une échelle plus vaste que celle de la mondialisation économique ? Les pays d’Europe de l’Ouest ou les Etats-Unis d’Amérique, par exemple, sont pour l’essentiel, des pays démocratiques, au moins dans leur façon d’organiser et de superviser les élections, et, pourtant, les gouvernements nationaux sont contestés par les peuples qui y voient des instruments entre les mains de la finance internationale. Rappelez-vous les mouvements de contestation que furent les «Gilets jaunes», en France, «Occupy», aux Etats-Unis, ou des mouvements structurés plus tard en organisations politiques comme «Podémos», en Espagne, ou le mouvement «5 étoiles», en Italie. Tous partagent le constat selon lequel le problème de fond réside dans la nature même de l’économie d’aujourd’hui, une économie hors sol avec des entreprises sans usines et des algorithmes pour langue de communication… Au final, c’est bien plus complexe que «la main invisible» d’Adam Smith, n’est-ce pas ?
Les exemples que vous citez ne sont pas la négation de la souveraineté populaire, même dans une situation de mondialisation au sens perverti du terme, mais, au contraire, leur affirmation et leur illustration. La souveraineté populaire ne s’exerce pas qu’à travers le vote sincère, le vote infalsifiable pour désigner les dirigeants politiques, mais aussi à travers le droit de remettre en cause, à tout moment, les mauvaises conséquences d’une politique économique, sociale ou internationale, comme la question migratoire.
Les peuples de citoyens vivant dans des démocraties peuvent s’opposer à la mondialisation pervertie, à l’exploitation du gaz ou du pétrole de schiste, à la corruption de leurs dirigeants ou à leur complaisance envers les activités polluantes détenues par de grands patrons. Chez nous, ce sont des bandits qui ont dirigé le pays dans le total mépris du peuple, parce que ce peuple était, jusqu’en février 2019, absent. C’était un peuple manipulable, irrationnel, aliéné par le charlatanisme. Maintenant qu’il a pris conscience de ses droits – au terme d’un processus mental que j’essayerai d’expliquer dans de prochains écrits politiques – il ne doit pas revenir à son état antérieur, mais aller de l’avant jusqu’à la conquête de ses droits souverains.
J’ai pensé le «Hirak» un an et demi avant qu’il n’éclate, et quand il a éclaté, je l’ai accompagné avec mes écrits, dont celui du 10 mars 2019, intitulé «L’incroyable a été fait, reste le croyable». Bouteflika était encore à Genève, et Gaïd Salah ne l’avait pas encore lâché. Je disais ceci : «Ce qu’a fait le peuple algérien relève proprement de l’incroyable, car inattendu et allant à contre-sens de ce qu’on pensait de lui et de ce qu’il pensait de lui-même. Il s’est réveillé au dernier moment, juste avant la chute fatale dans l’abîme qu’aurait été le 5e mandat… Mais il faut se préparer à descendre du ciel, à mettre pied sur terre pour faire face à l’ordinaire, au plus urgent, pour construire de ses mains et avec ses propres idées le «croyable», c’est-à-dire l’avenir, l’unité nationale, le socle idéologique consensuel, les institutions démocratiques, une économie indépendante des hydrocarbures…
Il faut se préparer à quitter l’ambiance de fête pour s’engager dans une période de turbulences, au bout de laquelle le pays entrera dans une nouvelle ère : celle de la Nouvelle Algérie, rajeunie et plurielle, libre et fraternelle, démocratique et sociale, comme la voulaient la Proclamation du 1er Novembre 1954 et la Plate-forme de la Soummam. Sans «açabiyate», sans exploitation par les uns ou les autres de l’Islam, des valeurs de Novembre, de l’amazighité ou des valeurs du 22 Février 2019».
La surpopulation mondiale et la financiarisation à outrance de l’économie font qu’il sera impossible de résoudre le problème du chômage de masse dans le monde. Et la mondialisation, qui a promis des lendemains enchanteurs à l’humanité, déçoit de plus en plus et, visiblement, il n’y a aucune autre alternative à l’horizon, du moins au stade où en sont les connaissances humaines. A votre avis, sommes-nous dans le meilleur des mondes ou alors, comme on l’entend ici et là «c’était mieux avant» ?
Le retour en arrière n’est ni une perspective ni une alternative. On peut, sur le plan philosophique, poétique ou religieux cultiver la nostalgie d’un «avant» ou rêver d’un «âge d’or», mais dans les faits c’est chose impossible. Il y a trente ans, Internet et les smartphones n’existaient pas. Qui peut envisager, aujourd’hui, la vie sans ces instruments qui évoquaient, il y peu, des privilèges divins ? L’humanité poursuivra sa route droit devant quoiqu’il arrive.
Les antagonismes que vous venez de décrire existent réellement, mais ils existent, en fait, depuis la révolution industrielle au XIXe siècle. Ces craintes n’ont cessé de revenir à l’occasion des grandes avancées scientifiques et techniques, mais elles ont été chaque fois démenties. Le progrès a conduit au bien-être humain et au plein emploi, plutôt qu’au désespoir et au chômage, et ce, jusqu’à récemment, jusqu’à l’apparition du coronavirus. C’est juste qu’on ne connaît pas les métiers et les emplois de demain, qui résulteront d’activités dont on n’a pas la moindre idée à l’instant où nous parlons. Seule une infime minorité de scientifiques et de technologues dans divers domaines en savent quelque chose par l’imagination.
Le sort humain obéit à une mécanique, à des déterminismes qui le poussent à aller de l’avant et non en arrière. Excepté peut-être dans les pays arabo-musulmans, où le maraboutisme, la mythomanie et la mégalomanie tiennent lieu de pensée et de culture sociale. Il n’y a qu’en Algérie qu’on a distribué au personnel sanitaire et aux malades des exemplaires du noble Coran, comme s’ils n’en avaient pas chez eux depuis des siècles. C’est ce qu’avait ordonné de faire Moawiya, lors de la bataille de Siffîn, contre le calife légitime Ali. C’est avec cette ruse qu’il a introduit le pouvoir dynastique et despotique dans l’histoire et l’esprit arabo-musulman, et qui dure jusqu’à ce jour.
L’humain, le vrai humain, s’est projeté dans l’espace cosmique depuis un demi-siècle à peine, et dans quelques décennies, on en verra les extraordinaires retombées. Ne vous en faites-pas, l’homme est venu à bout de tous les défis depuis son apparition sur la Terre, et ira plus loin que tout ce que nous pourrions imaginer. Ce qu’il a fait en cinquante ans dépasse ce qu’il a fait en dix milles ans, et il continuera sur sa lancée conquérante. C’est sa raison d’être sur la Terre, et il le sait depuis qu’il s’est libéré, avec Descartes, du charlatanisme. C’est en étant ainsi qu’il est le «khalifatou Allah fil Ardh», le successeur ou le vicaire de Dieu sur la Terre et dans l’Univers. Pas autrement.
H. A.