Abordant la question de l’emploi en tenant compte de son impact indélébile sur le développement de l’économie, notamment durant cette période marquée par la crise sanitaire et son corollaire la crise économique, Mohamed Yacine, consultant à l’Organisation internationale du travail (OIT), revient dans cet entretien, qu’il a bien voulu accorder à Eco Times, sur les mesures à prendre pour pallier une crise patente qui risque d’avoir des conséquences désastreuses sur la société. Analysant les données fournies par le dernier rapport de l’OIT sur l’impact de la crise sanitaire sur les salaires, l’expert ne manque pas de relever l’impact que cette situation a eu sur le marché national de l’emploi. Préconisant des mesures de restructuration et de cadrage des activités, notre interlocuteur propose d’agir selon une approche à trois niveaux, à savoir, selon lui, le niveau stratégie, le niveau tactique, et celui qui intéresse les opérations. Entretien.
Eco Times : Selon le dernier rapport de l’OIT sur l’impact de la crise sanitaire sur les salaires, dans de nombreux pays, la baisse du nombre d’heures travaillées a eu un impact sur les métiers peu qualifiés, en particulier les professions élémentaires, plutôt que sur les métiers d’encadrement et sur les emplois qualifiés mieux rémunérés. Qu’en pensez-vous ?
Mohamed Yacine : La note de synthèse de juin 2020, intitulé «Le monde du travail et la Covid-19», réalisée par L’Organisation internationale du travail a avancé quelques chiffres intéressants quant à l’impact de la crise sanitaire sur les salaires. En effet, l’impact de la crise sanitaire sur les salaires est surtout corrélé avec la diminution du nombre d’heures travaillées. L’OIT estime que le nombre d’heures travaillées dans les pays de toutes les régions du monde a chuté de façon spectaculaire de 10,7% au deuxième trimestre de 2020 par rapport au dernier trimestre de 2019, soit l’équivalant de 305 millions d’emplois à temps plein (pour une semaine de travail de 48 heures).
En Afrique, ce chiffre est de 9,5%. Les secteurs les plus touchés sont, respectivement, commerce de gros et de détail ; réparation de véhicules automobiles et de motocycles, activités de fabrication, activités immobilières ; activités administratives et commerciales et activités d’hébergement et de restauration. Le choc économique lié à la crise, qui a des répercussions à la fois sur l’offre et la demande, n’implique pas seulement une perturbation à court terme des modèles de croissance mais risque d’entraîner une contraction sans précédent de l’économie, avec des effets dévastateurs sur l’emploi. Le passage d’une crise à court terme à une récession économique à long terme est la conséquence d’une spirale négative qui se déclenche lorsque les mesures prises pour préserver les emplois ne sont pas assez rapides et importantes, ce qui entraîne un taux élevé de chômage et de sous-emploi. Les économies devront alors faire face à des réductions de la consommation (en raison de la baisse des revenus du travail) et de la production. Le chômage prolongé aura, également, un impact durable sur la main-d’œuvre, en raison des pertes de capacités des travailleurs. La demande et l’offre globales s’en trouveront diminuées. Et dans cette même logique d’offre et de demande, le marché du travail se voit aussi impacté, à travers une augmentation du nombre de demandeurs d’emplois versus le nombre d’offres d’emplois disponibles, notamment pour les métiers qui ne nécessitent pas des compétences spécifiques ou/et une expertise de pointe.
Par conséquent, on peut observer dans certains secteurs une diminution des niveaux de salaires habituellement proposés, et cela à cause de l’abondance de la demande par rapport à ces emplois, et la pression sur l’offre d’emploi très peu disponible, ce qui contraint souvent les demandeurs d’emplois à accepter les salaires proposés, même s’ils sont en dessous des niveaux habituels. On observe ce phénomène, notamment, dans les secteurs du BTPH, la vente de détail et les métiers dans l’administration et le secrétariat.
Qu’en est-il de l’Algérie ?
La même note de synthèse de juin 2020 de l’OIT ne précise pas de chiffres concernant l’Algérie, et des données consolidées sur l’impact de la crise sanitaire sur les salaires en Algérie ne sont pas disponibles à notre connaissance. Cependant, les sources potentielles de données sont présentes, telles que dans les déclarations CNAS ou les déclarations IRG des entreprises contribuables. Les regroupements et associations d’entreprises peuvent, également, constituer des échantillons intéressants à étudier, et cela à travers des sondages dans le but d’évaluer la variation du nombre d’heures travaillées ou/et les niveaux de salaires octroyés avant, et après le début effectif de la crise sanitaire par le confinement.
Par contre, le nombre d’entreprises qui ferment est palpable, notamment au niveau du CNRC avec une augmentation évidente des demandes de radiation du registre de commerce, ce qui implique bien évidemment l’arrêt de l’activité, et donc la libération des employés.
En parallèle à ce phénomène de radiation qui touche surtout les TPEs, on observe, également, un déferlement sur les sites d’emplois privés d’anciens travailleurs des secteurs de l’automobile et électroménager. Ces deux secteurs ont été doublement impactés, d’un côté par les mesures de restructuration et de cadrage des activités à travers les cahiers des charges qui tardent à venir, et de l’autre côté, à cause de la crise sanitaire. Cela dénote clairement un impact sur le marché du travail, à travers une augmentation évidente du nombre de demandeurs d’emplois, et avec l’approche de la fin de l’année universitaire, cela ne va pas arranger les choses, puisque près de 300.000 diplômés universitaires sont déversés sur le marché du travail, chaque année, sans compter ceux de l’enseignement et de la formation professionnelle.
Les conséquences de la crise de la Covid-19 sur l’économie et sur l’emploi devraient entraîner une énorme pression à la baisse sur les salaires. Comment sauvegarder les emplois dans ce contexte ?
La note de synthèse de l’OIT nous donne des exemples de mesures qui ont été prises par quelques pays et qui ont donné plus ou moins des résultats encourageants. Ces mesures concernent principalement :
En premier, accorder la priorité à la fourniture d’une aide immédiate aux travailleurs, aux entreprises, aux emplois et aux revenus menacés par la crise, à travers une extension de la couverture et de la portée des régimes de protection sociale, les subventions salariales, soutenir l’activité des entreprises (notamment des microentreprises et des petites et moyennes entreprises), appuyer la mise en œuvre des mesures sanitaires, préserver la trésorerie, couvrir les coûts fixes essentiels, permettre l’accès au crédit, prévenir les licenciements et encourager les changements novateurs, par exemple en ce qui concerne l’adaptation du lieu de travail et les modalités de travail alternatives, les accords de télétravail, et, surtout, récompenser immédiatement les travailleurs essentiels, comme ceux de la santé, environnement et utilités (électricité, eau…) et d’autres, et qui maintiennent le système à flot.
Deuxièmement, la mise en place de politiques actives du marché du travail, y compris des programmes d’emploi dans le secteur public, en adéquation avec les politiques nationales plus vastes et plus complètes en matière d’emploi, seront des instruments essentiels pour remettre au travail les personnes qui ont perdu leur emploi, créer de nouveaux emplois et aider à mettre en relation des travailleurs bien formés avec des entreprises et, d’ailleurs, c’est ce que fait l’OIT actuellement en Algérie à travers le projet TAWDIF. Également, le renforcement des capacités pour les personnes opérant une transition délicate. Compte tenu des changements attendus dans le monde du travail, en raison de la crise et d’importants facteurs transversaux, certaines personnes devront changer de secteur d’activité et de profession, voire effectuer une transition vers de nouvelles formes de travail. Pendant la phase de redressement de l’économie, ces personnes devraient avoir la possibilité de se former et d’acquérir des compétences et des capacités en matière numérique pour mieux aborder cette transition. Et c’est là où le secteur de la formation apparaît comme un catalyseur de l’activité économique, malheureusement, ce secteur s’est vu gelé en Algérie durant cette période de confinement.
Troisièmement, favoriser des politiques sectorielles et transformations structurelles pour les secteurs durement frappés. Les politiques sectorielles peuvent favoriser l’emploi des femmes dans les secteurs à forte productivité. Dans une perspective de transformation structurelle, l’agriculture fait partie des secteurs prioritaires.
Quatrièmement, se concentrer sur les politiques relatives au secteur privé qui mettent l’accent sur les microentreprises, les petites et moyennes entreprises et les partenariats public-privé : la création d’un environnement des affaires durable et l’appui aux microentreprises et aux petites et moyennes entreprises seront deux aspects clés du redressement.
Enfin, dans le but de sauvegarder les emplois dans ce contexte de perturbation de l’activité socio-économique, les associations, regroupement d’entreprises et autres chambres de commerce doivent jouer un rôle de premier ordre, à travers la priorisation de leurs actions sur le terrain en direction de leurs propres membres et communautés respectives, pour traiter des problématiques de préservation des emplois, soutien à la création d’entreprises dans leurs domaines de sous-traitance ou approvisionnement en souffrance, et qui dépendent notamment de l’importation.
Et enfin, la collecte et mise à disposition d’informations structurées pour aider les autorités à la prise de décision. A titre d’exemples de ces actions du secteur privé dans le monde, on trouve des employeurs et des travailleurs de certains secteurs sociaux et économiques qui ont publié des déclarations conjointes et lancé des appels à l’action en faveur de la protection des travailleurs et de l’appui aux entreprises, AMFOI (leading global business association for open and sustainabletrade) a publié, à l’usage de ses membres, des orientations relatives aux pratiques d’approvisionnement responsables pendant la crise de la Covid-19, le Forum économique mondial a publié des principes relatifs à la gestion des effectifs devant orienter l’action des responsables d’entreprises et, en particulier, des responsables des ressources humaines, et la Chambre de commerce internationale a lancé une campagne «SOS» et un appel à l’action sur le thème : «Sauver nos PME» visant à attirer l’attention sur les effets dévastateurs de la Covid-19 sur ces entreprises et leurs employés, à assurer l’efficacité de la riposte politique et budgétaire aux niveaux international et national, et à offrir aux PME des ressources et des outils qui les aideront à amortir le choc économique.
Quelle politique adopter, notamment, en direction des jeunes pour faire face au chômage et contenir les effets de la crise?
Afin de prévenir l’émergence d’une génération résignée dont le parcours professionnel serait compromis à long terme par les conséquences de la crise, les politiques relatives à l’emploi, au marché du travail et à l’entrepreneuriat doivent cibler expressément la jeunesse. Il faut, notamment, qu’elles soient centrées sur les jeunes dont l’éducation et la formation ont été déréglées, ceux qui suivaient un cursus d’apprentissage en cours d’emploi (par exemple, les apprentis), les nouveaux arrivants sur le marché du travail, les jeunes sans emploi et ceux qui travaillent dans l’économie informelle et sont sous-employés. Entre autres mesures, il convient d’adopter des politiques actives du marché du travail dans les secteurs prioritaires de l’économie post-Covid, d’assurer l’accès à l’éducation et à la formation des jeunes qui en sont actuellement exclus, de soutenir celles et ceux qui poursuivent ou reprennent des études, une formation ou une formation en cours d’emploi, et de promouvoir l’entrepreneuriat des jeunes. C’est en associant la jeunesse à l’élaboration des politiques relatives à l’emploi et au marché du travail que l’on améliorera ses perspectives à cet égard.
De mon point de vue personnel, une approche à trois niveaux apparaît nécessaire. Le premier niveau, c’est le niveau stratégie, c.-à-d. «le pourquoi», le deuxième au niveau tactique, qui est «le comment» et, enfin, le troisième niveau qui intéresse les opérations, qui concerne «le quoi».
Premièrement, le niveau stratégie, la question de l’emploi est trop importante de par son impact sur l’économie et la société, que cela doit être géré comme un ministère ad hoc, comme c’est le cas pour le ministère chargé des Start-up et de l’Economie de la Connaissance. Et cela, afin d’avoir cette réactivité et transversalité dans l’élaboration des stratégies, et la mise en œuvre des plans d’actions. Et le fait que ce volet de l’emploi soit rattaché à un seul ministère, qui lui même gère des sujets aussi lourds et sensibles que la sécurité sociale, en plus de la gestion quotidienne des structures de soutien à l’emploi, tel que l’ANEM, qui fait un travail colossal sur le terrain pour répondre aux nombreuses sollicitations des demandeurs d’emplois et des recruteurs, que ce soit sur l’aspect du placement ou d’information, rend très large le périmètre d’action d’un seul ministère, ce qui impacte forcément, la rapidité de prise de décisions, vu la multitude de sujets à traiter.
Toujours dans le niveau stratégie, la dynamisation de l’entrepreneuriat apparaît comme le levier le plus prometteur en termes de création d’emplois. Cependant, une institutionnalisation de l’entrepreneuriat, comme préconisé par Fayolle (2016), doit toucher tous les ministères à travers le pilotage d’incubateurs par secteur, avec des stratégies mettant en avant le développement local et durable.
Le deuxième niveau tactique concerne les parties prenantes qui doivent travailler ensemble, afin de déployer les stratégies avec le plus d’efficacité possible, et au vu du manque d’efficience des différentes actions programmées et encouragées par les autorités publiques, les résultats peinent toujours à se voir sur le terrain, et c’est là où deux acteurs peuvent jouer un rôle prédominant. Les universités à travers les centres de recherches qui doivent être dédiés au traitement de problématiques urgentes et importantes, et qui concerne l’économie et la société, et c’est un peu dommage que durant la période de confinement, nous n’avons pas pu produire des analyses ou de la recherche appliquée pour soutenir les réponses à la crise. A titre d’exemple, de nombreuses publications sur les réseaux sociaux des projets de concentrateurs d’oxygène qui sont restées au stade de publication jubilatoire sur le Net, sans qu’un des prototypes exposés ne soit repris par une structure d’accompagnement pour concrétiser la production de ces équipements très demandés en ce moment. Le deuxième acteur concerne les bureaux locaux de conseil en stratégies et management, puisqu’il s’agira pour les parties prenantes de gérer des projets transverses où un accompagnement externe qualifié est indispensable, notamment sur la conduite du changement, la performance et l’excellence opérationnelle, afin de produire la prise de recul nécessaire pour évaluer d’une manière objective le fonctionnement des équipes, et la qualité des livrables attendus.
Le troisième niveau concerne les opérations, et cet axe touche directement la capacité des personnes ressources de toutes les institutions de soutien à l’emploi comme ANSEJ, ANEM, etc., et les organisations privées telles que les entreprises à gérer d’une manière efficiente les projets liés au développement de l’emploi, et cela passe par la formation des personnes ressources, tel que préconisé par M. Lamiri depuis déjà des années. Malheureusement, les investissements qui sont faits par les institutions ou les entreprises concernent souvent les équipements physiques et très peu dans le capital humain, et même s’il y a une règlementation en vigueur pour encourager les entreprises, notamment à travers la taxe de formation et d’apprentissage, ce levier est inexploité. Cependant, la formation de ces personnes exige d’identifier les compétences visées, et c’est là où les nombreux rapports de l’OIT mettent l’accent sur le concept d’anticipation des compétences futures nécessaires au développement économique local et durable.
La digitalisation est un paramètre incontournable au développement économique et social, et je pense que les autorités ont compris l’ampleur de l’impact de ce levier. Cependant, on revient à la nécessité de former les personnes ressources à comprendre déjà le pourquoi de la digitalisation, le comment et le quoi faire pour pouvoir tirer profits des gains potentiels de la digitalisation, en termes de rapidité de circulation des flux économiques, d’harmonisation des interfaces, notamment universités et ANEM, à travers la nomenclature des métiers par exemple, et de diffusion d’information pour palier à «l’infobesité» qui empoisonne la population à travers de l’information non factuelle, et qui crée des sous-produits culturels pour reprendre le terme de notre cher Malek Bennabi.
E. T.