Eco Times : Le tourisme en Algérie est-il vraiment dans un état délétère ? Si oui, que faut-il faire pour le redresser ?
Mohamed Bourad : Ce n’est pas une situation propre à l’Algérie. La Covid-19, a terrassé le tourisme mondial qui a perdu plus de 80% de ses recettes dans les premiers mois de l’année 2020. Des millions d’emplois sont passés au pilori.
Les compagnies aériennes ont plus de 400 milliards de dollars de pertes en plus des impacts sur les emplois. A titre indicatif, Lufthansa va dégraisser et mettre au chômage plus de 21.000 employés.
Certaines agences de voyages et tours opérateurs mondiaux sont en dépôt de bilans.
En Algérie, le secteur a subi les contrecoups de la Covid-19 : des milliers d’emplois ont été perdus dans les filières hôtellerie, restauration, tourisme et tout le transport dans sa diversité.
Les pertes sont évaluées à des milliards de dinars, selon les premières estimations des professionnels du tourisme, des experts et des pouvoirs publics.
Que faire pour arrêter cette situation chaotique ? Il faudra certainement beaucoup de courage pour remonter la pente, et cela demandera du temps et de l’argent pour une véritable résilience des acteurs du secteur.
Pour le moment, rien n’est clair à l’horizon et on est plus dans l’expectative que dans la projection sur les prochaines années.
Les impacts sont surtout à l’interne, puisque nous sommes déconnectés des marchés mondiaux, comparativement à nos deux voisins, la Tunisie et le Maroc, dont le tourisme représente entre 15 et 20 % du PIB et qui ont été laminés par l’effet pervers de la pandémie.
Par contre, pour le secteur, les pertes sont en Algérie sur le marché interne. Entre tourisme et artisanat, ce sont plus de 1.200.000 personnes qui vivent de ce secteur qui a, donc, un poids dans l’économie nationale. Espérons qu’il y aura une réaction dynamique des pouvoirs publics dans les mois à venir pour relancer le tourisme sur de bonnes bases, avec une politique sur le long terme déclinée en stratégies par territoires touristiques et par filières.
Année après année, des mesures alléchantes sont émises pour redorer, sinon relancer le tourisme. Or, rien n’y fait. On a misé un moment sur le tourisme saharien, mais les résultats ne sont pas aussi probants. Ne pensez-vous pas qu’en fin de compte, nous n’avons pas la culture appropriée pour ce genre d’activité ?
Le tourisme n’a jamais été inscrit sur les tablettes des pouvoirs comme étant un secteur de développement, de création de richesses et d’emplois. Il est juste un secteur d’appoint à une économie dont les principaux revenus sont tirés de l’industrie des hydrocarbures.
Par ailleurs, une culture touristique ne se décrète pas, elle s’acquiert dans le temps et la durée, avec des volontés, des programmes, des apprentissages adossés à des formations spécialisées très pointues. Or, cette déclinaison n’existe pas en Algérie, ni dans le système éducatif, ni dans la formation ni dans les medias, outre l’absence d’acteurs pouvant forger une culture touristique basée sur l’hospitalité, la qualité et l’excellence des formations, etc.
La diversification hors hydrocarbures a été un slogan pendant des décennies. A ce jour, nos tirons encore nos recettes à 98% du pétrole et du gaz. Le tourisme, avec une bonne politique et des stratégies durables, aurait pu donner des atouts au pays et une vision aux autres secteurs pour s’inscrire dans l’export et la diversification.
Malgré de piètres tentatives, le tourisme est confiné dans un rôle secondaire dû à l’absence de volonté, de visibilité, de choix stratégiques économiques pour créer les conditions d’une industrie des voyages et des loisirs.
Les recettes du tourisme ne dépassent pas les 250 millions de dollars par an, un chiffre négligeable alors que le potentiel pourrait placer le pays parmi le top dix des destinations mondiales avec une recette de plus de 20 milliards d’euros et quelque 1.500.000 emplois directs et indirects.
Le tourisme saharien n’a pas décollé parce que on ne l’a pas voulu et l’écosystème du tourisme n’existe pas au Sud : hôtellerie, tour operating, transport aérien et dessertes, tarification, promotion de la destination Sahara… Autant d’écueils qui ont fait fuir les professionnels mondiaux. Quant aux agences de voyages nationales, avec des faux-fuyants, ils préfèrent vendre la Turquie, le Maroc, l’Egypte, la Tunisie, soit environ 3.000.000 de touristes, dont 500.000 passent par des agences et plateformes pour plus de 3 milliards d’euros chaque année, qui vont consolider les emplois et les économies de ces pays plus agressifs, plus entreprenants et beaucoup plus outillés que l’Algérie .
Avant le confinement, un tourisme parallèle s’est greffé sur les activités du secteur. Des personnes mettaient en ligne des offres d’excursions à des taux très accessibles, tandis que les agences de voyages ont tardivement réagi. De plus, les prix des agences de voyages étaient plus élevés que celui des particuliers. Comment expliquez-vous cela ?
Le secteur est malade du fait qu’il a été noyauté par des non-professionnels. Les pouvoirs publics et le ministère du Tourisme portent une lourde responsabilité dans cette situation. Tout d’abord, on a distribué des agréments à plus de 4 600 agences en Algérie, deux fois plus que le Maroc et la Tunisie réunis, qui ont 1 500 agences de voyages et environ… 21 milliards d’euros de recettes annuelles !
Cette approche absurde a clochardisé le secteur. Alors que dans le monde entier, le tourisme est un secteur réglementé, soumis à des normes et des standards, chez nous il subit la loi de la jungle.
Cette situation a donné des idées à d’autres qui se sont incrustés dans le secteur, dont les 80% des activités sont dominés par l’informel ; des associations, des personnes privées, des clubs, des collectifs se sont érigés en organisateurs de voyages, des pseudos guides sans autorisation ni agrément, «convoient» des groupes à des prix défiant toutes concurrences, puisqu’ils ne payent ni impôts ni fiscalité ni assurances, et avec un impact sur le Trésor public égal à zéro.
Il va falloir remettre de l’ordre dans cette situation chaotique en protégeant la fonction d’hôtelier et de voyagiste, avec pour chacun ses prérogatives, et mettre en place des normes et des standards proches de ceux internationaux avec un contrôle rigoureux et quotidien : «Qui fait quoi comment et où ?».
En somme, il faut de nouveaux textes réglementaires pour encadrer le secteur et mettre fin aux nuisances qui sont dominantes dans les principales activités touristiques et hôtelières.

Concernant le tourisme saharien, il aura beau être désormais sécurisé contrairement aux années précédentes, les touristes étrangers ne se bousculent pas au portillon. Prix élevés, mauvaises prestations, manque d’audace et de renouvellement dans les loisirs proposés… Nos voyagistes manquent-ils à ce point d’audace et d’originalité pour attirer une clientèle de plus en plus exigeante ?
Le tourisme mondial a ses normes, ses standards en matière de prestations et de services, et tout est codifié dans toute la chaîne de valeurs touristiques de production.
Le tourisme est structuré par marchés, par filières, par produits et par acteurs dans le monde, avec des opérateurs professionnels dont certains sont des mastodontes (TUI traite 40 millions de touristes par an, Thomas Cook, 19 millions de touristes), idem pour les hôtels dont des groupes possèdent plus de 300.000 lits, les parc du Maroc et de la Tunisie réunis à titre comparatif.
Le chiffre d’affaires d’un T.O. tourne autour de 100 à 200 milliards de dollars an. Le budget annuel de tout les pays du Maghreb, y compris l’Egypte et les pays du Sahel.
De plus, vous avez les plateformes de vente en ligne (Expedia booking.com wego, etc). qui brassent des milliards de dollars et gèrent des parcs astronomiques de lits entre 500.000 et 1.000.000 lits, sans parler des offres, annexes, circuits treks, loisirs, sports et transports.
Où en sommes-nous dans tout cela ? Vous avez 4 600 voyagistes dont le meilleur n’est pas même capable de monter une offre d’une journée pour 100 personnes. Aller à l’international avec qui ? Quels sont les voyagistes capables d’aller négocier avec les marchés et décrocher des contrats dans le going in? Développer des niches de tourisme solidaire, d’écotourisme pour des groupes réduits de 10 20 personnes, serait possible mais ce n’est pas ce type de tourisme qui va permettre au Trésor d’être renfloué. Donc, en fait, nous sommes déconnectés des marchés mondiaux au profit de nos concurrents immédiats, du fait que nous n’avons pas d’ambitions, pas de stratégies, de visibilité sur le long terme et nous ne sommes pas outillés en promotion, production, vente à l’international.
Les avantages comparatifs sont pénalisants pour notre pays : lourdeurs bureaucratiques, renchérissement des prix à la production, une absence quasi totale sur le Net et les réseaux sociaux, une promotion timide, sans moyens, sans envergure, sans objectifs quantifiés inscrits dans le temps, des visas au compte-goutte, traités en des temps insoutenables pour les tours opérateurs.
Cette situation interne nous fait perdre des emplois, des recettes, de la croissance et notre image restera négative dans les marchés et tous secteurs confondus.
Il va falloir repenser le tourisme, à la fois au niveau organisationnel et territorial, identifier les pôles, prioriser les actions à mener en matière de développement.
Cerner les marches et les offres, valoriser nos patrimoines, revoir les textes réglementaires dans l’hôtellerie, restauration, loisirs, transport ; dynamiser et organiser les acteurs en pool, en clusters, en GIE, resauter les acteurs par marchés et par filières ; redonner un contenu à l’élément humain en matière de formation apprentissage ; numériser et digitaliser le secteur à tous les niveaux et créer un «big data» sectoriel pour les professionnels, les chercheurs et les administrations.
A défaut de pérenniser un tourisme en mal d’être, ne faudrait-il pas mieux trouver des alternatives, au lieu de se confiner dans une activité mal maîtrisée et qui n’attire plus grand-monde. Le tourisme urbain, les trecks, de montagne, etc., et bien en informer les acteurs, serait-ce une solution ?
Avant d’engager toutes actions organisationnelles, il faut penser à assainir le secteur, le recadrer et le purifier. Il faut un nettoyage systématique. Pourquoi exige-t-on des spécificités aux métiers de notaire, pharmacien, médecin, avocat, expert foncier, etc., et laisse-t-on la porte ouverte à n’importe qui pour faire du tourisme ? Cette approche est incompréhensible.
La non-maîtrise du développement du secteur est due, principalement, aux compétences sectorielles qui ont boudé le secteur et l’élément humain en est pour beaucoup.
Il va falloir repenser le tourisme, du sommet à la base, en déclinant une feuille de route sur une échéance de 30 ans avec des objectifs, des plans et des acteurs publics et privés qui s’inscriront dans une totale cohésion et dans une démarche commune.
Cette approche permettra au pays d‘avoir de la visibilité sur le long terme, une feuille de route, des plans d’action, des budgets pour financer les actions à mener ; des schémas directeurs opérationnels pilotés par des experts et non pas des fonctionnaires. Cette approche novatrice donnera au secteur plus d’assises, plus d’ambition pour réaliser des objectifs en termes de recettes d’emplois et de croissance. Toute cette vision ne sera faisable qu’à la condition que les pouvoir publics soient convaincus de la nécessité de donner au tourisme les moyens de s’épanouir et de construire une économie durable sur la base d’un tourisme d’excellence et de durabilité pour les décennies prochaines.
La question lancinante est de savoir si les pouvoirs publics sont en mesure de donner les moyens au tourisme d’être un secteur économique complémentaire avec les autres secteurs stratégiques, l’agriculture, l’industrie, le bâtiment, les travaux publics… Par la même occasion, il serait important dans ce contexte de reprise, de définir le modèle touristique à préconiser pour repositionner l’Algérie sur les marchés et potentialiser les atouts du pays pour développer un tourisme interne adapté aux attentes de la population et extraverti sur les marchés mondiaux.
Entretien réalisé par Réda Hadi
Encouragement de la pratique de l’économie sociale et solidaire