Djamal-Eddine Bou Abdallah, président du Cercle de commerce et d’industrie algéro-espagnol (CCAE), chef d’entreprise, manager général de SDG Group Algérie et docteur ès sciences économiques.
L’Algérie, à l’instar des autres pays de la planète, est doublement impactée par la crise sanitaire induite par la propagation de la COVID-19, et son corollaire la crise économique. Face aux difficultés qu’impose cette situation, un effort de mobilisation de toutes les ressources s’avère indispensable, et c’est ce que pense M. Djamal-Eddine Bou Abdallah, docteur ès sciences économiques et président du Cercle de commerce et d’industrie algéro-espagnol (CCIAE), qui a bien voulu répondre à nos questions dans cet entretien. Notre interlocuteur, qui revient sur les différentes propositions de sortie de crise formulées par l’organisation qu’il préside, ne manque pas de tirer la sonnette d’alarme quant aux risques encourus par l’économie nationale, si la situation n’est pas mesurée à sa juste valeur. Entretien.
Eco Times : L’Algérie, à l’instar des autres pays de la planète, est confrontée à des défis énormes pour sauver son économie, face à une récession latente et des déséquilibres qui touchent l’ensemble des secteurs d’activité. Quelle lecture faites-vous de cette situation, et quelles sont d’après vous les mesures d’urgence à prendre ?
Djamal-Eddine Bou Abdallah : La lecture-constat que je fais, après cinq mois de ralentissement de l’activité économique en Algérie, c’est que, comme à l’accoutumé, le secteur privé est laissé pour compte une nouvelle fois. Ce qui revient à dire qu’en attendant la tripartite prévue pour août de cette année, on aura franchi six mois sans un véritable dialogue entre le secteur privé algérien et l’exécutif.
La situation est pénible et déplorable pour une grande majorité des PME ayant déjà souffert depuis des années d’une politique économique adverse et irresponsable de la part des gouvernements précédents. Avec l’impératif de relance et de développement économique, les décideurs avaient eu recours à des pratiques complètement antinomiques, compromettant de manière hasardeuse ainsi tout l’économique nationale.
Des PME activant depuis des années, employant un nombre important de travailleurs, maîtrisant techniquement et managérialement leurs activités, considérées comme des entreprises championnes pour avoir affronté toutes ces perturbations au niveau de l’instabilité juridique, du stress fiscal, des passe-droits, de la corruption et de la concurrence déloyale, ont besoin du support nécessaire pour s’inscrire dans la nouvelle vision économique nationale.
Pour rappel, le secteur privé emploie 63% des travailleurs algériens.
Il me semble qu’en conséquence de cette situation, nous devrions faire énormément d’efforts pour surmonter cette passe inédite.
Il va sans dire que sans un support indéfectible de la part des pouvoirs publics une grande frange des institutions économiques algériennes risque de disparaître et la grande perdante serait bien évidemment l’économie nationale.
Le CCIAE a pris l’initiative de formuler un certain nombre de propositions en se basant, notamment, sur une étude réalisée par le cabinet «Evidencia». Pouvez-vous nous dire plus tant sur les conclusions de l’étude que les propositions formulées ?
En effet, notre partenaire «Evidencia» avec notre concours a réalisé une enquête sur un échantillon de 250 entreprises en début avril 2020 pour analyser les dommages causés par cette crise et ce, quelques semaines après la prise de décision de confinement partiel en Algérie. Le CCIAE avait, dès 2019, pour sa part, produit une feuille de route comportant des propositions d’ajustements et des réformes économiques, préludes incontournables à notre point de vue, à une relance économique nationale, et traitant de sérieux dysfonctionnements imputés à la léthargie économique qui prévalait.
L’enquête d’«Evidencia» est allée s’enquérir sur l’état :
– De la mise en chômage et licenciements ;
– De l’évolution négative des C&A des entreprises ;
– De la trésorerie et des difficultés de versement de salaires ;
– Du faible flux d’approvisionnement des entreprises productrices.
L’enquête a révélé de sérieuses difficultés que vit l’entreprise algérienne privée causées par l’arrêt brutal de l’activité économique dû à la crise sanitaire.
Le CCIAE avait à l’issue de cette enquête proposé les grands traits d’un plan de riposte pour venir en aide aux entreprises privées, PME et TPE.
Pour ce faire, il a été suggéré la création d’un fonds de résilience alimenté par diverses sources afin de stimuler une dynamique de reprise d’activité.
Quant au plan d’ajustement et de réformes économiques, il vise essentiellement la libéralisation économique pour permettre à l’entreprise de s’émanciper à l’international, entraînant en voie de conséquence l’économie nationale vers l’internationalisation.
Cette proposition s’est articulée autour de trois axes :
– Assainissement et amélioration de l’environnement économique national ;
– Libéralisation et internationalisation économique ;
– Structuration des marchés ;
Le document intitulé «La Crise sanitaire Covid-19, prélude d’un plan de relance économique global» peut être téléchargé du site web : www.cciae.org
L’impact de la crise sanitaire, qui couve une crise multidimensionnelle impactant gravement le front social, fait état de pertes énormes en matière d’emploi. Y a-t-il d’après vous des pistes à même de contourner les effets néfastes sur la société, et particulièrement des entreprises obligées de se séparer de leurs employés ?
Aujourd’hui, nous sommes en train d’assister à une situation inhabituelle et le temps est compté. Venir en aide aux entreprises et prendre en compte le front social ne peuvent s’inscrire dans la temporalité généralement observée par l’administration, car la bureaucratie risque cette fois-ci d’altérer sérieusement notre économie.
Le 27 juillet dernier, lors du Conseil des ministres, il a été instruit un gel de toutes les activités fiscales et parafiscales, marquant ainsi un répit salutaire, qui permet aux entreprises de s’absoudre de cette contrainte qui pèse sur leurs trésoreries. Une mesure à saluer !
Pour l’heure, il importe d’empêcher les licenciements de masse car ceci pourrait mettre en péril le devenir de nos fondamentaux économiques. Tout dernièrement, la «bureaucratie» a failli dans le versement des aides promises, destinées à la frange la plus démunie de la société, mesure que l’Etat a initiée pour secourir précisément cette couche de la population, ainsi que les primes spéciales destinées à la corporation du personnel de santé impliqué directement dans la prise en charge des malades de la Covid-19. Dramatique et sensationnel !
Les pouvoirs publics devraient garantir en premier les versements des salaires pour à la fois apaiser le front social mais aussi relancer l’économie nationale par la consommation. L’offre repartira certainement, pourvue que la demande soit au rendez-vous.
Nous entamons le sixième mois, nous sommes toujours confinés partiellement ou totalement, peu importe ! À partir du moment où il n’existe pas d’interconnexion entre wilayates et de moyens de transport pour les travailleurs.
Nous devrions nous doter sérieusement d’outils pour résister à ce type de situation à l’avenir, car une rupture de nos structures et fondamentaux économiques serait difficilement surmontable et risquerait de plonger le pays dans une crise économique endémique.
Vous avez proposé une «libéralisation économique réelle vers l’international», comme solution de l’avenir de l’entreprise algérienne. Pouvez-vous être plus explicite ?
La libéralisation économique est indéniable et irrévocable ! Cette crise sanitaire devrait catalyser ce processus. Le passage vers une libéralisation économique n’est pas un projet tranquille car il va falloir bousculer certaines zones de conforts, certains systèmes et revisiter certains paradigmes pour pouvoir revenir à la réalité du marché et, surtout, permettre plus de pragmatisme et de rationalité. L’économie nationale a besoin d’une dose prérequis de «main invisible», en ce sens qu’il va falloir abandonner ces politiques interventionnistes en faveur des institutions censées veiller à l’indépendance des agents économiques et, par voie de conséquence, protéger les marchés et les prix.
La subvention a fait beaucoup de mal à notre économie nationale et a déstructuré certains secteurs, que ce soit à l’échelle de l’activité ou à celle des marchés.
La proposition du CCIAE s’est construite autour de trois axes :
I- Assainir et améliorer l’environnement économique national :
– Un nouveau système fiscal pour officialiser l’économie informelle et émanciper l’entreprise productrice officielle ;
– Déverrouiller la libre initiative et assurer la stabilité juridique ;
– Assurer une justice impartiale pour défendre l’investissement et la création de richesses ;
– Impliquer les représentations des entreprises dans la régulation économique ;
– Communiquer généreusement et avec transparence sur l’économie nationale ;
– Elaborer une stratégie industrielle.
II- Libéralisation et internationalisation économique :
– Favoriser et faciliter l’accès des entreprises étrangères ;
– Lancer le processus de libération du dinar algérien ;
– Création de zones franches ;
– Libérer l’investissement des entreprises algériennes à l’étranger ;
– Permettre aux banques nationales de se filialiser à l’étranger.
III- Structurer les marchés :
– Structurer et réguler les marchés ;
– Ajuster le système bancaire et le marché monétaire et développer le marché financier et de capitaux ;
– Ajuster les politiques de subventions.
Enfin, parlons un peu du partenariat international, et particulièrement avec l’Espagne et les pays du pourtour méditerranéen, à l’ombre de cette crise qui, en ce moment, limite les déplacements et les échanges…
La crise ne facilite en rien les échanges et cet arrêt de l’activité provoqué par la crise sanitaire a mis à mal les échanges internationaux, notamment les chaînes d’approvisionnement et l’intermédiation. L’Algérie en souffre moins car notre économie n’était que modérément intégrée à l’international et encore moins globalisée. Nos exportations majeures continuent à s’opérer et nos besoins urgents importés n’ont pas réellement diminué, mis à part l’équipement et le consommable à usage médical qui demeure une problématique mondiale.
La réorientation de la politique des IDE induite par la LFC 2020 consiste, en effet, en une ouverture vers l’international pour attirer cet investissement, suppression de la règle 51-49 pour les secteurs non stratégiques, annulation du droit de préemption pour les secteurs non stratégiques, accès aux financements extérieurs des projets d’investissement et importation de complexes et unités industrielles de moins de 5 ans sans autorisations. Cette nouvelle donne permettra certainement à l’Algérie de requalifier les échanges tant au niveau bilatéral avec l’Espagne qu’au niveau régional méditerranéen. Ceci en tenant compte des conséquences de cette crise sanitaire sur les pays voisins et ceux de la région. L’Algérie se positionne désormais comme une plate-forme industrielle potentielle pour des pays comme l’Espagne et les pays méditerranéens, ceci pour avoir le plus grand marché de la sous-région, les coûts de production des plus bas du pourtour méditerranéen, l’ouverture vers l’Afrique, union douanière à partir de 2021 et une signature proche de l’accord d’association avec l’Union européenne.
Cette crise est venue atténuer cette crainte d’ouverture vers l’Europe, car nous sommes dans une situation où ce sont ces pays qui voudront se localiser en Algérie, cette fois-ci.
Il est bien entendu qu’il nous reste beaucoup d’efforts à fournir tels que suggérés à travers les propositions d’ajustements et de réformes économiques que le CCIAE a soumises au gouvernement.
Propos recueillis par
Lyazid Khaber