Ecotimes : Depuis au moins deux décennies, nos dirigeants n’ont eu de cesse d’appeler et d’agir, en vue de promouvoir une économie hors hydrocarbures, mais nous en sommes toujours à vivre sous un régime économique monoexportateur à près de 97%. A quoi tient concrètement cette incapacité à faire émerger les prémices d’une économie hors hydrocarbures performante? Manque de volonté politique, entraves systémiques, ou tout cela à la fois ?
Akli Moussouni : En analysant le fonctionnement des institutions algériennes, faire émerger une économie de performance paraît une gageure. Il ne faut pas être surpris si l’on en arrive à considérer que tout est approximatif en la matière, dans la mesure où l’économie d’un pays ne peut être le produit que de calculs rationnels pour des objectifs précis, d’où la fameuse expression de Lord Palmerston «L’Angleterre n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents ; elle n’a que des intérêts permanents». C’est tout le contraire en Algérie, qui donne plus d’importance aux relations extérieures à travers leurs volets politiques qu’économiques. L’Accord d’association avec l’Europe en est un cas fragrant.
L’économie est un ensemble de filières qui fonctionnent dans un cadre planifié. Or, on n’a mis en place aucune planification, ni des filières pourvues de notion à partager entre l’opérateur économique et l’Etat. A contrecourant d’une dynamique, qui s’est enclenchée durant les années 1980, au niveau des états-majors de certains Etats (l’Espagne, la Turquie, la Corée du Sud, la Malaisie, Singapour; etc.) et qui a déterré le potentiel dormant de leurs territoires pour se transformer, au bout d’une dizaine d’années, en puissances économiques, l’Algérie s’est engagée dans l’importation tous azimuts, par la grâce des recettes pétrolières sur la base desquelles toutes les lois de Finances ont été élaborées.
Il n’y a rien qui puisse faire évoluer la situation de dépendance du pays des importations, ni de son isolement total par rapport aux forums du commerce mondial. En effet, elle s’est retrouvée dans l’impossibilité de tirer profit ni de l’OMC à laquelle elle ne peut accéder, ni des accords de libre-échange avec l’Europe et les Zones arabe et africaines de libre-échange.
Quelles sont les principales entraves qui freinent la promotion réelle d’une économie exportatrice productive ?
Bien entendu, l’Algérie est appelée à diversifier ses ressources en devises puisque sa monnaie ne l’est pas, mais en l’état actuel des choses, par rapport à la facture incompressible des importations, au-delà de 30 milliards de dollars environ, il serait plus utile et plus réaliste de compenser une bonne partie des produits importés par une production nationale. Néanmoins, il serait aussi important d’engager certaines filières dans l’exportation à l’effet d’initier nos opérateurs économiques, ainsi que notre système législatif et mécanismes de distribution, à une nouvelle donne, en l’occurrence, la normalisation. Un «cheval de bataille» sur lequel il faut agir, connaissant le caractère hors norme et informel de notre économie.
Devant la complexité du marché mondial, nos mécanismes techniques et juridiques tels que conçus, de par leur simplicité, ne peuvent permettre de valoriser le produit national sur ce marché. La dernière série de renvois de containers de produits agricoles est une expérience malheureuse dont il faut tirer les leçons. La complexité du marché mondial réside dans le fait que chaque pays tente d’introduire ses produits, et chaque année, on enregistre de nouveaux arrivants. De ce fait, on ne peut parier sur un produit non planifié, donc incertain ; hors norme, donc douteux; artisanal, donc coûteux et non compétitif, ne disposant d’aucune traçabilité, donc inconnu et en plus subventionné, donc non conforme aux règles, en particulier de l’OMC. C’est cet ensemble de défaillances autour de la production nationale qui constituent le cercle infernal qui n’autorise pas ce produit, non seulement à rémunérer durablement son producteur, mais aussi à alimenter les caisses de l’Etat en tant que richesse fiscale, encore moins à pénétrer les marchés extérieurs. Ce sont, donc, autant d’entraves qui ont la peau dure en l’absence de recomposition totale des secteurs économiques.
Nombre de facilitations et autres incitations ont été accordées aux investisseurs depuis quelque deux décennies, mais sans grands résultats. Est-ce parce qu’elles ont été des mesures insuffisantes, inadéquates ou n’ont-elles pas été exploitées à bon escient ?
Ce ne sont pas uniquement des contraintes bureaucratiques qui posent problème comme nous venons de le signaler. C’est peine perdue d’avance que de traiter les effets d’une configuration archaïque des secteurs économiques. Parmi les défaillances les plus imposantes, c’est la dynamique des opérateurs en agrégats dispersés sans visibilité commerciale ni normalisation des productions. C’est tout le monde qui produit n’importe quoi, n’importe comment et se débrouille pour écouler sa production à des prix dont on n’a fait aucune évaluation, avant de mettre, dans une totale incertitude, son produit sur les marchés. Dans cette anarchie, les facilitations et autres incitations ne peuvent être que stériles.
Quelles sont, selon vous, les mesures, réellement efficaces à même de promouvoir des initiatives économiques et commerciales agressives et compétitives à l’étranger?
Selon les recherches effectuées par notre cabinet, on ne peut envisager de solutions efficaces, sans incorporer dans la législation algérienne, les instruments réglementaires de marchés qui puissent permettre des financements adaptés pour des objectifs économiques précis. Les opérateurs économiques doivent agir au sein d’organisations exclusivement autour des productions. Dans le cas des produits agricoles, en particulier, il faut absolument promouvoir les reconnaissances collectives à encadrer avec des outils promotionnels légaux. Ce n’est qu’à ce titre qu’on peut renverser la situation, et doter le produit national d’attributs qui lui permettront d’être agressive, et fondé essentiellement sur les avantages comparatifs dont dispose le pays par rapport à son contexte socioéconomique spécifique et diversifié.
Quels secteurs d’activité existent en Algérie, d’après vous à même de constituer le fer de lance d’une véritable politique d’exportation ?
Si l’on doit rester dans une stratégie contre-offensive, il faut qu’on analyse, d’abord, la structure de la facture des importations. En 2019, elle se présente comme illustré par le diagramme. (Voir le graphe ci-contre)
Nous remarquons que la machinerie et les produits agricoles ou issus des activités paysannes pèsent à eux seuls 62% de la facture des importations. Il est fort possible pour ces deux secteurs de redéployer de nouvelles politiques, agricole et industrielle, qui puissent permettre de générer une production nationale alternative conséquente. Toutefois, il est difficile, à présent, de déterminer avec précision les produits qui peuvent être dotés durablement d’une compétitivité concurrentielle sur les marchés extérieurs, par rapport à un marché d’intrants, lui-même dépendant totalement de l’importation. On ne peut, donc, pas exporter «à tout prix», puisque les conséquences ne feront que compliquer la situation. Le volet «exportation» doit faire l’objet d’une politique de création progressive de produits «phare», candidats à l’exportation, et non pas d’incitations et de facilitations conjoncturelles contreproductives.
Entretien réalisé par Hakim Outoudert