Hommage à Frantz Fanon : Un message et une vision pour les «damnés de la terre»

Hommage à Frantz Fanon : Un message et une vision pour les «damnés de la terre»

Plus de soixante ans après la disparition de Frantz Fanon, le 6 décembre 1961, la pensée, les idéaux et le combat de celui qui trouva en la révolution algérienne son creuset intellectuel et en fit la cause de sa vie, sont plus que jamais d’actualité, dans un monde qui est en train de perdre ses repères, bouleversé, depuis plus de trois décennies, par la disparition des deux blocs qui « régentaient » le monde et par le triomphe inégalé du capitalisme mondial, lequel, dans son expansion voulue infinie, met à mal ce qu’on appelle, depuis quelques années, le Sud global.

Par Amar Naït Messaoud

Les grands lobbies de l’industrie de pointe, de la pharmacie-au temps des pandémies- et les big data numériques ont a saisi et exploité toutes les faiblesses historiques des pays du Sud- conflits ethniques, religieux ou frontaliers; décalage économique, technologique et culturel-, pour créer des zones de turbulences un peu partout dans le monde, et particulièrement dans l’aire géographique arabo-musulmane.

Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste, dira, à l’occasion Festival international du film engagé (8e édiction, en décembre 2017) organisé à Alger (salle El Mougar): « Fanon a montré comment l’écrasement politique, l’exclusion de la cité, la rigidification de la culture et les traumatismes de guerre affectent au plus profond, non seulement, la liberté de chacun, mais aussi son psychisme de génération en génération. Cette pensée nous aide à résister à notre époque, où les formes nouvelles de domination ne cessent d’entraîner politique sécuritaire, creusement des inégalités entre riches et pauvres, ethnicisation des conflits, régression culturelle et ajustement des individus ».

Si la forme et les causes déclenchant directement les conflits meurtriers ont changé et évolué, en s’aidant de la géante machine de la communication moderne, mise au service de la nouvelle géostratégie mondiale, les raisons majeures demeurent les mêmes qu’au temps de Frantz Fanon et des guerres de décolonisation. Il s’agit de l’inamovible volonté de domination de l’Occident sur les biens et les richesses des pays du Sud.

Frantz Fanon juge que « la décolonisation est véritablement création d’hommes nouveaux ».

Il écrit, dans Les Damnés de la terre : « La chose » colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère ». Incontestablement, Frantz Fanon occupe une place particulière dans ce que l’on peut appeler le « forum des révolutionnaires », par son engagement total dans la lutte de libération algérienne. Il s’y était engagé par sa profession de psychiatre et par sa qualité d’intellectuel révolutionnaire d’une rare perspicacité.

Sur ce dernier plan, il était l’un des rares hommes de plume à pouvoir « théoriser » le cas de la révolution algérienne pour lui conférer un corpus sociologique et épistémologique dans ses œuvres d’analyse devenues des chefs-d’œuvre mondiaux.

« Il y a dans l’existence de Frantz Fanon comme un recommencement de l’odyssée grecque avec son versant épique et tragique et son versant d’intelligence et d’humanité. Le voyage fanonien est annonciateur de sens et de liberté. Le voyage fanonien n’est pas un retour, sur le mode de la douleur, à la nostalgie pour conjurer des énigmes faute de les dénouer. Il est réappropriation immédiate de l’historicité d’abord dans son corps et dans sa conscience, ensuite et simultanément, dans son débordement universel », écrit Benamar Mediene dans un hommage à Fanon (in Révolution Africaine du 11 décembre 1987).

Une entreprise de désaliénation

Ce Martiniquais fasciné par la révolution algérienne, est né à Fortde-France (Martinique) le 20 juillet 1925. Après les études primaires, il fréquente entre 1939 et 1943 le lycée Schœlcher- la ville. En 1943, Fanon quitte la Martinique où avait débarqué, trois ans auparavant, l’amiral Robert, représentant du régime capitulard de Vichy. Il gagne la Dominique et rallie les Forces françaises libres des Caraïbes (alliées du général De Gaulle) dans les rangs desquels il revient dans son île natale, la Martinique.

En 1943, il passe ses examens. En 1944, il s’enrôle de nouveau dans les Force françaises libres. Il est envoyé sur le front européen, puis, il se retrouve à Guercif, à Béjaïa. Après son séjour au Maroc et en Algérie, il débarque à Toulon avec les troupes du général De Lattre de Tassigny. Il est blessé en traversant le Rhin.

Mobilisé, il rentre en Martinique, passe son baccalauréat et revient en France où il s’inscrit à la faculté de médecine de Lyon. Il obtient un diplôme de médecine légale et de pathologie tropicale, se spécialise en psychiatrie et passe une licence de psychologie. Il pratique la psychothérapie à l’hôpital de Saint-Ylie, dans la ré- gion de Lyon.

En 1952, Fanon entre à l’hôpital Saint Alban où il s’initie à la nouvelle méthode qu’était la sociale thérapie. C’est la même année qu’il publie son livre-pamphlet Peau noire, masques blancs et épouse Josie Dublé dont il aura un fils, Olivier, en 1955. En décembre 1953, Frantz Fanon est affecté à l’hôpital de Blida Joinville.

Là, il a essayé de mettre en pratique les nouvelles méthodes thérapeutiques malgré les résistances de l’administration et de ses collègues français qui y exerçaient. Il libéra de leurs chaînes des malades soumis à un régime carcéral. Il crée une école des infirmiers d’hôpitaux psychiatriques.

C’est de cette époque que datent ses premiers contacts organisés avec les militants nationalistes algériens. Son service avait fait office d’abri aux militants et aux djounouds de l’ALN. Il accueille chez lui et caches les responsables de la wilaya IV et notamment Krim Belkacem et le colonel Sadek. Il écrit une lettre de démission à Robert Lacoste. Il ne reçoit pas de réponse.

Au moment de la grève des huit jours en janvier 1957, Fanon fut expulsé d’Algérie avec sa femme et son enfant.

C’est suite à cette expulsion qu’il rejoint le FLN à Tunis où, avec Abane Ramdane, il travaille au département Information.

Il fait la connaissance directe de Abane le 30 décembre 1956. Cette rencontre avec le concepteur de la révolution algérienne renforcera la conviction et la confiance de Fanon en la révolution qui, estimait-il, ‘’se trouvait entre des mains sures’’. Malheureusement, Abane Ramdane sera exécuté par ses frères d’arme exactement une année plus tard.

Fanon fait partie de l’équipe rédactionnelle du journal du FLN ‘’El Moudjahid’’. Affecté par le FLN à Oujda (Maroc), Fanon soigne les membres des transmissions de la résistance algérienne. En 1958, il publie son livre-phare sur la révolution algérienne sous le titre L’An V de la révolution algérienne (sociologie d’une révolution).

Le Gouvernement provisoire (GPRA) nommera en janvier 1960 Frantz Fanon comme représentant de l’Algérie combattante (ambassadeur) à Accra (Ghana).

Il y rencontrera les grands militants africains de l’époque à l’image d’Amilcar Cabral, Holden Roberto, Félix Moumié et Patrice Lumumba. Au Maroc et en Italie, Fanon échappera à des attentats visant sa personne.

Atteint d’une leucémie, Fanon sera envoyé par le GPRA à Moscou, puis à l’hôpital Bethesda (États-Unis) pour des soins. Il meurt dans ce dernier établissement le 6 décembre 1961. Son livre ‘’Les Damnés de la terre’’ parut une semaine avant sa mort à l’âge de 36 ans. Il est enterré à Aïn Soltane, près de la frontière tunisienne.

Une heureuse jonction entre action et réflexion

L’action et l’œuvre de Frantz Fanon, qui ont eu pour cadre d’expression le combat de l’Algérie pour son indépendance, ont touché à plusieurs domaines qui, certes, se complètent dans une entreprise visant la perspective générale de la libération de l’homme, mais que ne peuvent porter que des hommes d’exception de l’envergure de Fanon.

Sa vie fulgurante et exaltante a plus d’un titre a été entièrement consacrée à la lutte pour la libération des peuples opprimés, aux méthodes thérapeutiques nouvelles pour la libération des malades mentaux de la camisole de force dans laquelle les maintenaient la médecine classique et, enfin, à l’ouverture d’horizons et de champs intellectuels révolutionnaires dans ses livres devenus le bréviaire de la génération rebelle des années 1960. Fanon érigea la praxis révolutionnaire comme mode de désaliénation des peuples et des sociétés opprimées.

Sa femme, Josie, morte en juillet 1990 à Alger, explique la permanence du message fanonien par le fait que « les indépendances n’ont pas porté les fruits que ceux qui ont lutté les armes à la main ou sur le plan politique attendaient (…) L’intérêt suscité par l’œuvre de Fanon est toujours resté aussi vif parmi les mouvements en lutte ou chez certains individus dans toutes les parties du monde, notamment chez les jeunes. Toute une génération a été formée la lectures des Damnés de la terre partout dans le monde ».

L’œuvre de Fanon est une « pensée en action qui indique des directions qui donne des moyens d’analyse mais aussi des mé- thodes d’action (…) C’est une œuvre de combat écrite dans le feu de l’action. Ce n’est pas une image. C’est le feu des armes », ajoute Josie Fanon.

Marcel Manville, directeur du Cercle Frantz Fanon, et camarade de lycée du psychiatre, souligne que « le peuple de sa patrie d’origine a été le dernier à le reconnaître avant de l’adopter comme le flambeau des dépossédés et des humiliés de la colonisation ». En hommage à Frantz Fanon, plusieurs séminaires ont eu lieu en Algérie. L’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, mis en service en 1933, où le psychiatre avait exercé est baptisé de son nom après l’Indépendance.

De même qu’un grand boulevard à Alger (venant des Tagarins jusqu’au boulevard Krim Belkacem en passant par l’hôtel Aurassi) porte son nom.

Le film biographique que Mehdi Lallaoui a consacré à l’intellectuel révolutionnaire Fanon, projeté en 2017, constitue une nouvelle pierre dans l’œuvre de reconnaissance que l’Algérie consacre à tous ceux qui, quelles que soient leur origine, leur langue ou leur religion, ont soutenu la révolution algérienne par un apport logistique, financier, de renseignement, de travail intellectuel ou autre.

Outre des livres et des articles spécialisés en psychiatrie sociale et en ethnopsychiatrie, Frantz Fanon a laissé quatre grands titres dans le domaine de la réflexion sur les mouvements révolutionnaires de libération. Il s’agit de Peau Noire, Masques Blancs , Éditions du seuil 1952, L’an V de la révolution algérienne, réédité en 1966 sous le titre Sociologie d’une révolution, Pour la révolution africaine, (1964) et Les damnés de la terre (1961).

Sa mort précoce a amputé la réflexion ouverte dans le sens de la jonction de la libération psychiatrique des individus avec la libération politique et économique des peuples.

A. N. M.

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