Occupant une place stratégique dans l’industrie manufacturière, dont elle représente près de 40% en volume, la branche agroalimentaire a connu un essor important à la faveur des politiques de développement menées ces 20 dernières années. Elle est la deuxième industrie du pays après les hydrocarbures, de par la valeur ajoutée, qui est de l’ordre de 40 à 45%, et des emplois créés, atteignant les 150 000 postes, selon Mohamed Amokrane Nouad, expert en développement des filières agricoles et agroalimentaires.
Par Mohamed Naïli
Si cet essor est favorisé par les multiples unités de transformation de produits de large consommation, largement subventionnées par l’Etat, à l’instar des laiteries, des minoteries, des semouleries et autres unités de transformation de sucre et huiles alimentaires, il est en revanche minime pour les autres industries de transformation et de conditionnement. « En dehors de la poudre du lait et les céréales importées et transformées localement, l’Algérie ne dépasse pas les 10% », souligne le même expert.
Ainsi, à titre illustratif, pour les seuls deux produits raisin et agrumes, une grande partie de la production, qui atteint respectivement une moyenne de 10 et 15 millions de quintaux par année, doit être consommée durant la période de récolte. Faute d’une chaine de transformation efficiente, avec des capacités suffisantes pour résorber une partie de cette production, les agriculteurs se voient en effet contraints d’écouler leurs récoltes sur le marché, avec toutes les conséquences de surabondance de l’offre et l’effondrement des prix que cela implique.
Aller au-delà des subventions
C’est en tenant compte de ce défi d’ailleurs que le ministre de l’agriculture et du développement rural, Abdelhafid Henni, déclarait en mars dernier que « l’Algérie a besoin de plus d’unités industrielles manufacturières en agroalimentaire, particulièrement pour la branche Fruits ». Car, considère-t-il, « l’industrie agroalimentaire de transformation, est le seule débouché pour la commercialisation de ces fruits qui ne sont pas commercialisés pour la consommation directe ».
L’industrie agroalimentaire est ainsi l’unique alternative, non seulement pour couvrir les besoins exprimés en matière de produits issus de la transformation de produits agricoles, comme les jus, les confitures et tant d’autres produits conditionnés, mais aussi pour éviter les situations de surabondance de produits agricoles durant les périodes où les récoltes enregistrent des hausses.
Cependant, dans leur état actuel, les industries agroalimentaires se caractérisent par « des dysfonctionnements les rendant vulnérables, (avec) des investissements n’ayant entraîné ni densification, ni intégration, ni efficience », souligne M. A. Nouad.
Pour une meilleure efficacité sur le marché, la filière agroalimentaire nécessite ainsi une nouvelle stratégie de fonctionnement en innovant pour aller créer de la valeur ajoutée que de focaliser uniquement sur la transformation de produits subventionnés par l’Etat.
M. Naïli
Idir Baïs, agroéconomiste et ancien directeur central au MADR : « L’agroalimentaire doit s’impliquer dans l’agriculture pour sécuriser ses approvisionnements »
Eco Times : Quels sont les défis auxquels est confronté le secteur agroalimentaire à l’heure actuelle ?
Idir Baïs : La plus grande préoccupation c’est que les industries agroalimentaires algériennes, dans leur grande partie, sont externalisées. C’est-à-dire la matière première leur provient de l’étranger, ce qui représente plusieurs milliards de dollars. Donc, si on parvient à intégrer des productions locales, avec tout ce qu’elles représentent comme céréales, lait, viandes, extraits de jus, huiles, sucre et autres produits, ceci pourrait représenter 7 ou 8 milliards de dollars au minimum.
Donc, la connexion entre les deux secteurs constitue un souci pour plusieurs raisons ; D’un côté, c’est un souci parce que ces matières premières proviennent de l’étranger et, d’un autre côté, parce que ce n’est pas garanti de trouver ces produits en permanence sur le marché international, y compris lorsque les fonds sont disponibles pour importer. D’un moment à l’autre, une crise éclate et provoque une volatilité des prix (comme c’est le cas actuellement avec la guerre Russie-Ukraine). Après, même avec leur propre argent, les entreprises ne peuvent pas acheter sur le marché international, parce qu’il y a le protectionnisme qui entre en jeu et chaque Etat cherchera à sécuriser son marché interne plutôt que d’exporter.
En dehors de ces situations de crise, compter uniquement sur les importations fait perdre beaucoup d’argent, alors que si les entreprises agroalimentaires utilisent des intrants produits localement, la filière permettra de créer davantage d’emplois pour les nationaux, stabiliser les populations et réduire l’exode rural, ce qui créera donc une importante valeur ajoutée.
La production au niveau local donne aussi plus de marge de manœuvre pour veiller sur la qualité, parce que lorsqu’il s’agit d’importer, il est difficile de distinguer un produit sain des OGM. Comme le maïs que nous importons, par exemple, personne ne sait si c’est des OGM.
Donc, la connexion entre les deux secteurs, agriculture – industrie agroalimentaire, constitue une préoccupation à la fois économique, financière et sociale et c’est pourquoi nous suggérons de rapprocher l’industrie de l’agriculture.
Mais, ne pensez-vous pas que cette déconnexion est due au fait que l’agriculture ne parvient pas à répondre aux besoins en matière de produits de transformation ?
Le problème ne se pose pas de cette manière. Historiquement, durant la période des industries industrialisantes, dans un souci de créer de l’emploi et prônant la politique d’équilibre régional, l’Etat est allé créer des industries dans des bassins du chômage. On a vu des unités de production plantées à travers toutes les wilayas. Mais, avec cette façon de faire, on a créé des unités de transformation dans des zones où la matière première n’est pas produite. Par la suite, le développement économique et la croissance démographique aidant, il a fallu recourir à l’importation de matières premières pour faire tourner ces unités de transformation.
Les deux branches, agriculture et transformation, ont toujours fonctionné comme deux droites parallèles sans se rencontrer. Il n’a jamais eu de discussions entre les deux et lorsque les ressources financières devenaient disponibles, c’était plus simple d’aller importer.
Justement, est-ce que ce n’est pas le système des subventions qui a favorisé cette facilité d’aller vers l’importation ?
Effectivement, le système des subventions est un accélérateur. On n’a qu’à voir combien nous consommons de céréales, avec un volume de 220 ou 240kg/habitant/an, alors que la moyenne mondiale est de 90 kg/hab/an. Mais, de nos jours, les ressources financières sont rares, la volatilité des prix sur le marché international et les changements climatiques vont faire que les crises apparaitront d’une manière récurrente. Donc, l’unique solution qui reste est de rapprocher l’industrie de l’agriculture. Pour cela, il faut d’abord que les deux secteurs se parlent, ensuite, l’industrie doit faire l’effort d’investir pour sécuriser ses approvisionnements et non pas pour faire plaisir aux agriculteurs. Certains industriels l’ont fait, en investissant en amont, comme la laiterie Soummam par exemple qui soutient les éleveurs, en leur achetant du cheptel et les intrants dont ils ont besoin et, en contrepartie, ces derniers lui livrent du lait. Par contre, il y a d’autres laiteries qui comptent uniquement sur la poudre importée, mais d’ici demain, il n’y aura plus d’argent pour importer cette matière, elles fermeront.
C’est donc pour sécuriser ces filières que nous préconisons d’aller vers ce qu’on appelle une agriculture contractuelle. C’est-à-dire, on aura des leaders des filières qui fédèrent et mutualisent avec des agriculteurs en les approvisionnant en produits dont ils ont besoin et ces agriculteurs approvisionnent à leur tour les unités de transformation d’une telle sorte à ce qu’ils créent des cercles vertueux.
Exporter le produit local est un défi majeur pour les entreprises, qu’en est-il de l’agroalimentaire ?
Une fois la demande locale couverte, les transformateurs peuvent aller par la suite vers l’exportation, et, sur ce point, il faut préciser qu’il est plus facile d’exporter un produit transformé qu’un produit frais. Pour exporter par exemple des fruits frais comme les abricots, ce n’est pas facile, parce que deux jours maximum et le produit est pourri, par contre, le jus d’abricot il peut être transporté jusqu’en Amazonie deux ans après sa production. C’est pourquoi donc nous demandons aux transformateurs de s’impliquer dans l’agriculture.
Propos recueillis par Mohamed Naïli