La rentrée sociale pour bon nombre de ménages algériens sera difficile face au processus inflationniste qui menace la cohésion sociale et donc la sécurité nationale. Analyser ce processus complexe implique, selon une vision dynamique, à la fois de le relier aux équilibres macroéconomiques et macro sociaux inséparables des mutations internes et mondiales et à la répartition du revenu entre les différentes couches sociales.
Par Abderrahmane MEBTOUL
Professeur des universités
Expert international
La quatrième raison est liée au niveau des réserves de change qui tiennent la cotation du dinar à plus de 70%. Si les réserves de changes sont de 10 milliards de dollars, la Banque d’Algérie sera obligée de dévaluer le dinar officiel à environ 200/250 DA pour un euro avec un cours sur le marché parallèle de près de 300 DA pour un euro. Selon le rapport du FMI à fin décembre 2021, les réserves de change se sont situées à 43,6 milliards de dollars en 2021 (11 mois d’importations) contre 48,2 milliards en 2020, 194 fin 2013 et 114 milliards de dollars en 2016.
Bien que les recettes en devises prévues seraient d’environ 50 milliards de dollars fin 2022, qu’en sera-t-il avec la hausse de la facture des importations, et si on relance tous les projets nécessitant d’importantes sorties de devises et si l’investissement étranger ne vient pas? Car tout projet nouveau n’atteindra le seuil de rentabilité (pour les PMI/PME) que dans deux à trois ans à partir de son lancement, et 6 à 7 ans pour les projets hautement capitalistiques, dans ce cas nécessitant un partenariat étranger sur la base d’un partenariat gagnant–gagnant.
La cinquième raison est l’importance du marché informel, qui sert de soupape de sécurité sociale à court terme, mais entrave le développement à moyen terme, qui représente environ 50% de la superficie de l’économie. Les prix des produits non-subventionnés, s’alignent sur le cours du dinar sur le marché parallèle, amplifient l’inflation et s’étendent en période de crise. Lorsqu’un État émet des lois ou des procédures de manière autoritaire, qui ne correspondent pas à la réalité du fonctionnement de la société, celle-ci émet ses propres règles, informelles, qui lui permettent de fonctionner beaucoup plus efficacement, car reposant sur un contrat de confiance.
Selon la Banque d’Algérie, entre 2019 et 2020, la masse monétaire en dehors du circuit bancaire a atteint 6.140,7 milliards de dinars, soit une hausse de 12,93% par rapport à 2019. Le président de la République a annoncé, en mars 2021, entre 6.000 et 10.000 milliards de dinars.
La sixième raison est la mauvaise gestion et la corruption à travers les surfacturations, où selon nos estimations, les entrées en devises entre 2000 et 2021 sont estimées autour de 1.100 milliards de dollars, avec des importations de biens et services pour plus de 1.050 milliards de dollars. Malgré ces dépenses en devises (sans compter les dépenses en dinars), la croissance a été dérisoire en moyenne annuelle: de 2 à 3% entre 2000 et 2019, alors qu’elle aurait dû dépasser 9/10%, à peine 3,3% pour 2021 après une croissance négative en 2020 de 4,9%.
C’est un taux faible largement inférieur à la pression démographique —plus de 45 millions d’habitants au 1er janvier 2022– où il faut pour réduire les tensions sociales, devant créer 350.000 à 400.000 emplois productifs par an qui s’ajoutent au taux de chômage, selon le FMI, en 2021 de 14,54%. Au 14 juillet 2022, le nombre de bénéficiaires de demandeurs inscrits sur le site Minha Anem.Dz avoisine les 2,5 millions, parmi lesquels plus 1,8 million et demi de dossiers ont été acceptés. Avec une population active de 12,5 millions, cela donne un taux de chômage pour 2,5 millions des données provisoires de 19,60%. En plus du taux de chômage, durant cette rentrée sociale, l’on ne doit pas oublier l’important déficit des caisses de retraite et une grande fraction des retraités qui connaissent des difficultés pour subvenir à leurs besoins. Sur les 3,3 millions de retraités combien touchent-ils 20.000 dinars et moins par mois soit environ 150 euros/mois au cours officiel et 100 euros au cours du marché parallèle?
Il n’y aura pas d’implosion sociale…
Cependant évitons la sinistrose, source de déstabilisations, où à court terme, contrairement aux supputations de certains qui versent toujours dans l’alarmisme, sans analyses, ni propositions réalistes, il n’y aura pas d’implosion sociale durant cette rentrée sociale 2022. Mais attention, en cas du maintien de l’actuelle politique socio-économique, les tensions sont inévitables à horizon 2022/2025. Il suffit d’aller sur le terrain, loin des bureaux climatisés de nos bureaucrates, pour constater qu’il existe un sentiment d’injustice sociale et de révolte latente surtout d’une jeunesse désespérée de son avenir.
D’ailleurs nous assistons au phénomène égyptien ou bon nombre de fonctionnaires en retraite ou après les heures de travail s’adonnent à d’autres emplois, notamment chauffeur de taxi, dénotant la détérioration de leur pouvoir d’achat. La généralisation des subventions à court terme, tant qu’il y a la rente des hydrocarbures, permet une paix sociale transitoire. En 2021, le total des subventions directes et indirectes a atteint environ 5.131 milliards de DA, soit l’équivalent de 23% du PIB. Les subventions généralisées s’élevant à 62% du total de ces subventions, soit près de 3.181 milliards DA (14% du PIB), processus reconduit dans la loi de finances 2022. Les subventions aux produits de base représentant pour 2022 un total de 17 milliards de dollars. Cela concerne les carburants, l’électricité, l’eau, les aides au logement, à l’emploi et les principaux produits de première nécessité.
En revanche, à terme il s’agira de cibler les subventions qui, généralisées, sont insoutenables pour le budget. Ces subventions ayant permis aux ménages algériens de réaliser une épargne. Cependant, il suffit de visiter les endroits officiels de vente de bijoux pour voir qu’il y a «déthésaurisation» et que cette épargne est, malheureusement, en train d’être dépensée, des ménages sur le fil du rasoir pouvant tenir encore au maximum deux ans et seul un retour à la croissance permettra d’améliorer le pouvoir d’achat des Algériens.
Aussi, reconnaissons qu’avec la rentrée sociale 2022, la marge du gouvernement est étroite. Cela n’étant pas propre à l’Algérie où le taux d’inflation mondial a atteint un niveau record -8,9% au sein de la zone euro en juillet 2022, 6,1% en France, 8,8% en Allemagne, 9% en Italie, 10% en Espagne, 25,2% en Estonie, 21,1% en Lituanie, 20,8% en Lettonie, près de 80% en Turquie et pour les USA, en juin, à 9,1% en rythme annuel-, un record depuis 41 ans obligeant les banques centrales à relever leur taux d’intérêt.
Face à ce processus inflationniste, accentué par les tensions géostratégiques, avec un impact sur le pouvoir d’achat, tous les gouvernements de par le monde, se trouvent face à la résolution d’une équation complexe: soit augmenter les salaires via la planche à billets (financement non-conventionnel), la théorie néo-keynésienne de relance de la demande globale à travers l’émission monétaire, résolvant un problème à court terme mais amplifiant la crise à moyen terme, étant inappropriée pour l’Algérie qui souffre de rigidités structurelles (léthargie de l’appareil de production) accentuant la spirale inflationniste incontrôlable ou pas augmenter les salaires avec le risque de l’intensification des revendications sociales.
La population, face aux nombreux scandales financiers, exige un sacrifice partagé. La structure des sociétés modernes s’est bâtie d’abord sur des valeurs et une morale qui a permis la création de richesses permanentes, comme nous l’ont enseigné les grands penseurs dont le grand sociologue Ibn Khaldoun qui, dans son cycle des civilisations, montre clairement que lorsque l’immoralité atteint les dirigeants qui gouvernent la Cité, c’est la décadence de toute la société qui survient. Il s’agit de rétablir la confiance et la morale sans lesquelles aucun développement n’est possible. C’est alors seulement que les algériens vivront leurs différences, accepteront le dialogue productif, auront envie de construire ensemble leur pays et d’y vivre dignement. Et alors, malgré les tensions internes et géostratégiques dans la région méditerranéenne et sahélienne et budgétaires, l’Algérie, pays pivot, du fait de ses importantes potentialités, pourra surmonter la crise actuelle qui est une crise mondiale.
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