A la faveur de la feuille de route 2020-2024, le secteur de l’agriculture entre dans une nouvelle ère avec, comme principal objectif, le renforcement de la souveraineté alimentaire du pays, à travers l’autosuffisance et la réduction de la facture des importations.
Par Mohamed Naïli
Marquée par la mise en place de l’ODAS (Office de développement de l’agriculture industrielle en terres sahariennes), cette nouvelle approche mise donc sur l’encouragement des investisseurs potentiels, tant nationaux qu’étrangers, à développer des cultures dites stratégiques, comme le blé, maïs, oléagineux et autres cultures fourragères, dans le grand sud.
L’initiative ne laisse décidément pas indifférents les milieux d’affaires, locaux ou étrangers. En mars dernier, lors d’un forum d’affaires à Alger, des responsables de firmes américaines, comme Agri US ou Atlas Group Compagnies, ont manifesté un grand intérêt pour développer des projets agricoles dans le sud algérien.
En ce mois de mai 2022, sur la plateforme numérique de l’ODAS, à travers laquelle les investisseurs intéressés peuvent s’informer sur les sites disponibles et déposent leurs dossiers de demande d’attribution de parcelles de terres, les périmètres proposés à la mise en valeur sont très prisés. Dans la wilaya d’Adrar, les périmètres Plateau Aougrout, Kabertene Kibir, Kabertene 06, Adrar Aoulef et InTilia affichent tous « saturés ». Seul le périmètre Hassi Lahdaou, dans la wilaya d’Ouargla affiche « choisir » en cliquant dessus.
Pour la sécurisation des approvisionnements en produits alimentaires stratégiques, l’Algérie a certes opté pour un challenge inédit. Mais, à quel prix, en termes d’empreinte écologique et de développement durable ? Telle est la question que se posent de nombreux connaisseurs de ces vastes étendues arides du grand sud, agronomes, experts ou agriculteurs oasiens et paysans qui s’inquiètent d’ores et déjà des conséquences de l’exploitation intensive des ressources hydriques souterraines non renouvelables et surtout de la dégradation des sols du fait de la salinité ou de l’usage de produits chimiques dont l’agriculture industrielle ne peut se passer.
Autonomie vis-à-vis des firmes d’agrofourniture
Dans sa lecture de la nouvelle politique prônant l’agriculture industrielle, Omar Bessaoud, agroéconomiste au CIHEAM (centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes), estime ainsi que « cette politique confie l’avenir de l’agriculture à des investisseurs bénéficiant d’aides et de crédits publics sans traçabilité », et ce au détriment de « l’immense majorité de la classe paysanne constituée de ménages familiaux et de paysans faiblement dotés en ressources (terre et eau), exclus du financement public ».
En défenseur des modèles paysans et oasiens, qui sont à l’opposé du modèle industriel, le chercheur estime que cette paysannerie est la seule qui détient « les savoirs et pratiques agricoles, et qui, face au défi climatique, continue d’assurer la résilience de divers agro-systèmes (montagnard, oasien, agriculture pluviale dans les régions sèches, etc.) ». En tenant compte de ces paramètres, et au lieu de l’agriculture industrielle, M. Bessaoud suggère la mise en place d’ « une politique agricole qui doit obéir à des exigences de souveraineté alimentaire et être plus autonome vis-à-vis des firmes internationales de l’agrofourniture ».
M. N.
Sofiane Benadjila, expert agronome et consultant :
« L’agriculture industrielle risque de provoquer des ravages écologiques irréversibles »
Eco Times : Entre ceux qui militent pour une exploitation de petite et moyenne taille et ceux favorables à l’agriculture industrielle, les avis semblent diverger sur la dimension à donner à l’agriculture saharienne. Qu’en est-il réellement ?
Sofiane Benadjila : Avec un peu de recul, on se rend compte que la question invite à une lecture multidimensionnelle du système alimentaire à travers l’agriculture industrialisée et l’agriculture paysanne destinée à un système alimentaire territorialisé.
Historiquement, la taille de l’exploitation agricole a évolué en fonction du niveau de mécanisation de l’agriculture. La révolution industrielle a permis le passage d’une exploitation gérable avec de l’énergie renouvelable (humaine, animale, éolienne, hydrique, gravitaire-potentielle, etc.) à celle dominée par les machines motorisées avec tout le processus de production afférent.
De toutes évidences, ce sont donc les machines qui permettent d’augmenter les surfaces exploitables. Celles-ci abreuvées d’énergie fossile, adossées à l’agrochimie, à la sélection génétique, etc., ont démultiplié les capacités humaines à extraire des produits agricoles. Il faut remarquer que l’agro-biodiversité est corrélée négativement à la taille des exploitations, l’industrie agricole a besoin de monocultures, d’hyperspécialisation, d’uniformisation et de normalisation. Insérée dans le système alimentaire mondial, l’agriculture est aussi responsable du tiers des émissions de gaz à effets de serre.
On comprend bien que la taille des exploitations est fonction du niveau énergétique (fossile) mobilisé. Le risque de crise alimentaire suscité par le conflit Ukraine-Russie montre encore une fois à quel point l’industrie agricole est plus dépendante du pétrole que des cultures. On estime que sans agrochimie les rendements des champs cultivés pourraient chuter de 2 à 5 fois !
Une vision dominante du capitalisme arrive à convaincre les pays retardés qu’il faut profiter des avancées en recherche-développement des pays riches pour atteindre la croissance économique moderne. Il est regrettable de constater de nos jours, que des acteurs du développement, (ingénieurs, économistes, etc.), dans les pays les moins avancés, s’accrochent encore à cette vision avec ténacité. Les insuccès flagrants de l’agriculture saharienne dans des pays comme l’Arabie Saoudite ou la Libye, malgré des mobilisations financières démesurées, montrent que la réalité est tout autre. Les seules bénéficiaires auraient été les firmes qui ont encaissé les capitaux pour accompagner ces projets.
Est-ce que, par exemple, l’agriculture industrielle peut être développée parallèlement avec le modèle oasien pour aboutir à une agriculture saharienne diversifiée ?
Dans pratiquement tous les pays où il existe, le modèle oasien est en déclin, les raisons sont multiples, mais on peut inscrire cette régression au même titre que celle provoquée par l’industrie agricole, à travers la mondialisation, sur le monde paysan. Le modèle oasien actuel nécessite une véritable valorisation, car il devrait nous servir de cas d’école pour affronter les défis alimentaires de ce siècle.
Dans certaines limites, et dans des conditions particulièrement avantageuses (avantage comparatifs), la cohabitation de ces deux modèles reste possible. L’agriculture industrielle peut constituer une alternative, mais pour les raisons évoquées précédemment, ne peut absolument pas être à la base de la production alimentaire durable des populations.
Le modèle conçu à travers la mise en place de l’ODAS (Office de développement de l’agriculture industrielle en terre saharienne) peut-il s’inscrire dans une dynamique de développement durable, pour la préservation des ressources ?
Entre mars 2021 date de sa création et novembre 2021, l’Office a validé 139 projets d’investissement consacrés exclusivement aux cultures stratégiques et à l’agroalimentaire, notamment dans la céréaliculture et les semences. Il est donc trop tôt pour évaluer sur le terrain les effets du modèle suivi par l’ODAS dont la feuille de route est tracée pour 2020-2024. La viabilisation des sites et l’installation d’une logistique de production nécessitent des investissements lourds, et du temps, puisqu’il n’est pas rare que les conditions climatiques imposent des durées de travail limitées.
Mais nous avons suffisamment de recule sur les expériences (nationales et internationale) passées, concernant l’agriculture industrielle d’une façon générale, car c’est bien de cela qu’il s’agit, et particulièrement sur l’industrialisation de l’agriculture dans le Sahara et dans d’autres déserts. A partir du moment où l’eau exploitée est considérée comme fossile, avec des énergies fossiles, dans des environnements hostiles et fragiles en même temps (climat, sols, etc.), l’agriculture industrielle risque de provoquer des ravages écologiques irréversibles.
Et pour ce qui est de l’agriculture oasienne, quelle est sa place dans les politiques sectorielles ?
L’agriculture oasienne n’existe tout simplement pas dans les politiques sectorielles, mis à part dans les ténèbres des papiers administratifs.
Propos recueillis par Mohamed Naïli