Dans cet entretien accordé, en exclusivité, à notre hebdomadaire Eco Times, Amel Bouazza, présidente-directrice générale de Kanzy Medipharm, revient sur son parcours professionnel, sur l’entrepreneuriat féminin, mais aussi sur l’immigration, sans oublier sur le rôle de la diaspora algérienne établie au Canada dans le développement économique de l’Algérie. Ecoutons-la.
Entretien réalisé par Salah Benreguia
Eco Times : De prime abord, qui est Amel Bouazza ?
Amel Bouazza : Je suis une mère de 3 enfants, entrepreneure, présidente-directrice générale de Kanzy Medipharm, une militante de la démocratie et de la justice, des droits de la femme et une fervente du karaté kyokushin.
Montrer aux Femmes que tout est possible, tel est le rêve que j’ai poursuivi au fil de ma carrière, je dirais même une mission naturelle. Mon parcours de femme d’affaires audacieuse a débuté le lendemain de l’obtention de mon diplôme en commerce international à Alger.
Diplômée de HEC d’Alger, et MBA de l’université de Sherbrooke, Québec. Dès le début de ma carrière, j’ai occupé des postes de haute direction avec d’énormes responsabilités. À l’âge de 28 ans, j’étais déjà directrice commerciale dans une compagnie pharmaceutique d’envergure où j’avais sous ma coupe plus de 35 employés. J’ai été, par la suite, approchée par Rhodia, une firme française dans le même domaine. J’ai occupé le poste de chef de département commercial chimie fine, agente officielle de Rhodia en Algérie, et d’autres multinationales, notamment Givaudan Roure Suisse, Roquette France, Dupont Luxembourg, LDI Belgique, Union Plastique France, et bien d’autres. Je voyageais à travers le monde pour visiter mes fournisseurs et recevoir les formations requises. En immigrant au Canada, une nouvelle adaptation m’attendait, après une expérience de trois ans et demi chez le PARI-CNRC et le RCT, j’ai eu l’opportunité de participer à la réalisation d’un projet dans le domaine du privé, Kanzy Medipharm inc.
Pouvez-vous nous présenter Kanzy Medipharm inc ?
Kanzy Medipharm développe, fabrique et distribue des suppléments alimentaires pour les animaux d’élevage, de source 100% naturelle. Elle offre à l’industrie animale des solutions sur mesure pour aider l’animal à renforcer son système immunitaire, améliorer son système digestif et optimiser son système productif.
Située au 2162 rue De La Province à Longueuil, à l’intérieur de 12 000 pieds carrés, Kanzy Medipharm œuvre dans la production et la distribution de produits naturels depuis plus de 20 ans. L’entreprise est soutenue par un bureau scientifique, en Égypte, et un réseau international de distributeurs à travers plusieurs continents. En collaboration avec de grands partenaires, Kanzy Medipharm développe une forte expérience à l’international.
En 2010, Kanzy Medipharm me confie la réflexion stratégique sur son modèle d’affaires. En 2013, elle ouvre, au Québec, sa première usine de production de suppléments alimentaires pour les animaux d’élevage. Elle se lance graduellement dans le monde de la fabrication de ses propres produits en se concentrant sur une gamme à la fois. Nous avions dû gérer un des changements organisationnels les plus importants dans la vie de l’entreprise. Elle planifiait d’être une organisation en mesure de contrôler et réduire les coûts de fabrication, et contrôler toutes les étapes de réalisation afin de garantir la qualité attendue par la clientèle, pour faire honneur à sa réputation, augmenter ses ventes et assurer, ainsi, sa croissance.
Malgré la complexité des procédures d’enregistrement des suppléments alimentaires pour les animaux, Kanzy Medipharm est déjà présente dans plusieurs pays à travers le monde.
En 2015, Kanzy Medipharm me confie le projet de certification de son usine aux normes de l’industrie alimentaire et pharmaceutique. En 2016, elle obtient sa première double certification de GMP et HACCP catégorie Or. Elle demeure auditée et gérée sous ces deux normes internationales jusqu’à présent.
En 2017, je me lance le défi de participer au concours national organisé par le Mouvement québécois de la qualité. En 2018, Kanzy Medipharm obtient, parmi seulement 10 entreprises, le Prix de performance Québec décerné par le gouvernement du Québec.
Vous étiez en Algérie avant d’opter pour le Canada. Pourquoi le choix d’entamer une nouvelle carrière professionnelle est jeté sur le Canada ?
Je suis sortie pour la quête du savoir et l’enrichissement de ma carrière professionnelle avec de nouvelles expériences. Le Canada, ou particulièrement le Québec, est connu pour son système éducatif accessible et orienté vers l’excellence. J’ai commencé un MBA avec l’université de Sherbrooke et encadré par une école privée, en Algérie, interrompu déjà à ses débuts, pour se transformer à un rêve inachevé. En 2013, 11 ans après mon immigration, l’envie de reprendre mes études et accomplir mon parcours de MBA est née avec force et détermination. Je me suis inscrite à deux universités où j’étais acceptée aux deux. Quatre ans plus tard, alors maman de deux bébés et une enfant, on me décerne le diplôme d’une des plus prestigieuses universités au Québec. Ma carrière professionnelle, depuis, ne cesse de se consolider. C’est pour cette raison que j’ai opté pour le Canada.
Les Algériens sont habitués, globalement, à l’environnement européen… Avez-vous rencontré des difficultés à vous adapter à cet environnement américain ?
Au début, oui. C’est quand même une province dotée d’un environnement particulier. Les unités de mesure utilisées ici, à titre d’exemple, sont différentes de celles que je connaissais, le format du papier, la gestion des finances personnelles, l’accent du français québécois… Nous sommes confrontés au début à de nouvelles façons de faire et d’être, qui ne sont ni européennes ni américaines, simplement québécoises. Avec le temps, je me suis habituée aux mesures : les pieds, les pouces, et les oz, la livre et les tasses, et à toute sorte d’aspects de la vie, mais je me réjouis de l’authenticité des gens, leur pragmatisme et la force de leurs expressions québécoises.
Quant au milieu de travail, l’environnement pousse à l’apprentissage permanent et l’orientation vers les résultats sans sacrifier sa famille, sa santé ou sa dignité. Il est difficile de ne pas s’adapter. L’environnement est favorable à l’épanouissement, ce que je cherchais d’ailleurs en faisant le choix du Québec.
Que dites-vous aux nouveaux immigrants algériens qui sont tentés par le Canada ?
D’abord, se fixer un objectif clair. L’immigration est un projet bouleversant. Il est préférable de le bâtir sur une base positive. Je n’ai pas quitté mon pays ; je suis allée vivre à l’étranger pour la réalisation d’un objectif bien précis. De là, déjà, l’immigration prend la forme d’un projet à gérer. Un projet avec des retombées pour soi-même, mais aussi pour son pays d’accueil comme son pays d’origine. L’aventure prendra un sens significatif et permettra de se libérer du sentiment de culpabilité.
Vous êtes actuellement à la tête de Kanzy Medipharm inc. Comment gérez-vous vos rôles de mère, de femme et de cheffe d’entreprise ?
C’est une attitude qui se développe dès le jeune âge. Ma mère nous a toujours appris à prendre des responsabilités, très jeunes. Elle nous encourageait à avoir les meilleures notes ainsi que les plus hauts diplômes universitaires, et à être capables de prendre la responsabilité. Adolescente, j’ai appris à faire à manger et nourrir une douzaine de personnes. Elle nous a convaincues, mes deux sœurs et moi, de nous inscrire à un cours de couture l’été après l’obtention du diplôme d’ingénieure de l’université de Bab Ezzouar, de diplôme de professeure de mathématiques et d’une licence (appelée ici baccalauréat) en commerce international. Nous n’avons rien fait avec la couture, mais elle nous a donné une leçon d’humilité, de courage, et d’adaptation.
Être une femme dévouée, une mère présente et une femme d’affaires accomplie, c’est le résultat d’un long chemin d’éducation et d’apprentissage. Tout revient à mes parents.
Quels sont les conseils que vous donneriez aux femmes qui veulent se lancer dans l’entrepreneuriat ?
J’ai beaucoup à dire et je ne sais pas par quoi commencer. Pour l’homme ou la femme, se lancer en affaires est une décision qui peut changer une vie. Car, l’entrepreneuriat n’est pas une fonction, mais plutôt un mode de vie. Nous sommes entrepreneurs tout le temps. De plus, on passe d’une sécurité financière avec un salaire fixe à une aventure où le risque de perdre son investissement est omniprésent. Il faut, donc, savoir pourquoi on veut embarquer dans les affaires. Est-ce par passion ou par besoin ?
Par ailleurs, pour réussir en affaires, il faut aimer l’aventure, savoir gérer les risques et, surtout, aimer servir «le monde». Les femmes ou les hommes qui se fatiguent vite des rapports avec les gens ne peuvent perdurer en affaires. L’entrepreneur qui réussit est celui qui a bien étudié les besoins de sa cible, a su y répondre et régler ses problèmes. Il faut, donc, être social, présent et interagir avec les gens.
Quant au rapport avec l’argent, ceci est à la base un facteur à prendre bien au sérieux. L’argent est considéré dans beaucoup d’environnements comme «sale et une source de mal». On a, donc, tendance à vouloir gagner peu d’argent, à ne pas s’enrichir et craindre même l’abondance. On croit que l’argent change les gens en mal et, donc, à éviter. À mon humble avis, tout ceci est un mythe. Quand on réussit en conservant nos valeurs, c’est à ce moment-là qu’on peut venir en aide à nos proches, aux plus démunis ou faire des actions concrètes pour changer le monde. L’argent a toujours été et demeure une des sources du pouvoir.
Pour revenir aux femmes qui veulent se lancer en affaires, je les encourage vivement, bien sûr. À travers l’entrepreneuriat féminin, la femme est propriétaire, la femme est patronne, la femme est une agente de changement, la femme s’implique dans l’économie, la femme refaçonne la société, la femme crée de la valeur, la femme rééquilibre les rapports entre les genres et donne espoir à toutes les autres femmes, qui désirent améliorer leur situation socioéconomique. Je dirais que c’est l’une des meilleures façons de combattre les inégalités entre les hommes et les femmes dans les sphères de la société. Donc, les femmes qui se lancent en affaires n’améliorent pas seulement leur propre situation, mais elles appuient la cause féminine en général.
Plus on met la femme au défi, plus elle est déterminée à le relever ; c’est ce vous avez dit à maintes reprises… Quelles sont les aptitudes majeures que doit avoir une entrepreneure dans le monde des affaires ?
Plus on met la femme au défi, plus elle est déterminée à le relever. Plus elle relève des défis, meilleure elle est. Oui, pour le fait que nous sommes des femmes, nous doutons parfois de nos capacités, alors, nous nous mettons au défi pour nous prouver le contraire en réalisant des projets, l’un après l’autre. Et c’est comme ça que nous nous améliorons.
Alors, la première qualité que la femme doit développer est le courage de commencer et ne pas hésiter en cherchant la perfection dès les débuts. Nous nous améliorons en avançant. Plusieurs femmes stagnent dans les débuts de leurs projets, car elles cherchent à être parfaites dans tout, dès qu’elles commencent, pour éviter les critiques et par peur de l’échec. En général, l’homme est beaucoup plus indulgent avec lui-même.
La deuxième qualité est la force d’oser et ne pas avoir froid aux yeux. Une femme en affaires a des fournisseurs, des concurrents, des clients, des partenaires, des collègues majoritairement hommes. C’est un milieu d’hommes. Elle doit continuellement faire sa place parmi eux. Pour avoir ce pouvoir dans ces différents dyades ou groupes, elle doit connaître parfaitement ses forces pour les consolider et étudier ses faiblesses pour les transformer en sujets d’amélioration continue. Une femme forte et qui ose est une femme qui se connaît, sait ce qu’elle veut et ose aller le chercher.
La troisième qualité est d’être authentique : la femme n’a pas besoin de ressembler à un homme pour être dans les affaires. Elle n’a même pas besoin de ressembler à une autre femme d’affaires connue ; les gens reconnaissent vite les faux des vrais. Nous avons plus d’avantages à nous distinguer en étant nous-mêmes, en assumant notre féminité, en marquant notre propre empreinte, notre propre marque, notre propre histoire. Plusieurs femmes essayent d’imiter d’autres et passent à côté de l’opportunité de se créer un nom, en affichant leurs propres valeurs, leurs propres spécificités, leur originalité. Elles passent à côté de l’histoire la plus intéressante, qui est la leur.
En résumé, le courage qui pousse à se lancer, l’audace qui pousse à se renforcer et l’authenticité qui pousse à l’originalité.
On parle beaucoup, ces temps-ci, de la diaspora algérienne vivant à l’étranger, et de ses capacités à donner un plus aux efforts de recherche et de développement déployés en Algérie. Concrètement, quel apport pourrait donner cette diaspora à l’Algérie, un pays qui a toujours besoin de ses enfants ?
C’est une question de réciprocité, d’abord. L’Algérie a besoin de ses enfants, et les enfants de l’Algérie ont besoin de leur pays. La seule volonté des membres de la diaspora de contribuer au développement de leur pays d’origine ne peut aboutir à des réalisations concrètes s’il n’existe pas un cadre sérieux, en Algérie, pour recevoir ces apports en compétences.
Toutefois, comme les Algériens en Algérie, qui, durant toutes ces années d’absence de l’État, ont réussi à se créer leurs propres environnements, leurs propres écosystèmes, les membres de la diaspora peuvent apporter leur soutien et leur expérience à ces cercles, chacun dans son domaine.
Personnellement, je suis en contact avec un incubateur aux entreprises, qui supportent les femmes dans leur lancement en affaires, et je pense pouvoir les aider davantage dans leur mission.
Je prépare, également, un projet qui vient en aide aux entrepreneurs, en Algérie, dans le cadre de mon entreprise Amelior Group, que je dévoilerai au moment opportun.
S. B.