Expert international en économie d’énergie, Kamel Ait Cherif, qui a bien voulu répondre à nos questions dans cet entretien, revient avec des précisions pour expliquer, chiffres à l’appui, la problématique énergétique en Algérie, tout en esquissant des solutions qui pourraient servir de modèle à suivre pour réussir la transition énergétique. Evoquant les différents plans engagés jusque-là, M. Ait Cherif, en fin connaisseur, propose une lecture réaliste de la situation, lui qui pense que la réussite du model énergétique national, dépend d’une vision globale qui tient compte de l’ensemble des équilibres économiques, dans une logique d’intégration et d’intersectorialité. Entretien.
Eco Times : Vivant au rythme des grandes transformations en matière énergétique, pouvez-vous nous donner un aperçu succinct sur la problématique du contexte énergétique algérien ?
Kamel Ait Cherif : Nous assistons aujourd’hui en Algérie à une baisse de la production des hydrocarbures, due à l’épuisement des énergies fossiles, et à la baisse des investissements dans le domaine pétrolier et gazier, mais aussi les exportations des hydrocarbures qui se contractent du fait d’une consommation nationale d’énergie qui explose. D’ailleurs, la consommation nationale finale d’énergie continue de suivre une tendance haussière ces dix dernières années (2010-2019), qui a engendré une hausse d’environ 60%, avec une croissance annuelle moyenne de 5%. Elle est passée de +30 millions de tonne équivalent pétrole (Tep) en 2010 à +50 millions de Tep en 2019, soit 1,5 Tep/hab/an. Ainsi, 410 millions de tonnes équivalent pétrole consommés au cours de ces dix dernières années, dont 75% dans le résidentiel et le transport.
A cet effet, ce modèle de consommation énergétique est insoutenable. Au regard des préoccupations actuelles et futures, l’avenir énergétique de l’Algérie suscite des inquiétudes !
Cela fait un bon moment que l’on parle de transition énergétique en Algérie, mais sans que de vraies perspectives ne soient visibles, surtout que l’on donne l’impression de ne pas trop mesurer le coût pour assurer un vrai passage de l’énergie fossile à l’énergie renouvelable. D’après-vous, et votre qualité d’expert en énergie, quelles sont les priorités à même de permettre d’asseoir une véritable transition en la matière ?
Pourquoi la transition énergétique vers des énergies alternatives, notamment les énergies renouvelables tarde à venir, afin de réduire ce mix-énergétique national qui dépend à 98% des énergies fossiles (pétrole &gaz), alors qu’il y a lieu de rappeler le programme ambitieux de développement des énergies renouvelables (ENR) et de l’efficacité énergétique lancé en Algérie en février 2011, puis actualisé en 2015, qui prévoyait une production d’électricité de 4500 mégawatts (MW) en 2020 à partir des ENR, dont les 2/3 issue de l’énergie solaire photovoltaïque et 22 000 MW d’ici 2030, dont 10 000 MW destiné à l’exportation. Il était question d’arriver à une capacité de production électrique à partir des ENR de l’ordre de 40% à l’horizon 2030. Le même programme a subi des modifications en 2020, avec comme objectif une production de 4000 MW d’ici 2024 et 15000 MW d’ici 2035, soit 1000 MW par an.
Résultat : à ce jour moins de 400MW en ENR ont été réalisé après une dizaine d’année.
Par ailleurs, il y a lieu de signaler déjà que durant les années 80, le secteur de l’énergie a élaboré un modèle énergétique, dont l’objectif essentiel était la rationalisation de la consommation d’énergie et le développement des énergies alternatives, en l’occurrence les GPL et les ENR.
La production d’électricité qui s’élevait en 1980 à 1800 MW, est passée à plus de 22000 MW en 2020 (source : ministère de l’énergie), la part des énergies renouvelables ne dépasse pas les 400 MW. On constate que pendant cette période, nous n’avons rien vu aussi bien au niveau du développement des ENR qu’à celui de la concrétisation.
En 1999, il y a eu aussi l’élaboration de la loi sur la maitrise de l’énergie, et en 2000 la loi sur l’isolation thermique des bâtiments.
A cet effet, on peut dire qu’en Algérie, le problème n’est pas dans les modèles et les lois qui n’existent pas, mais c’est la mise en œuvre qui fait défaut !
Par conséquent, maintenant il est impératif pour l’Algérie d’accorder la priorité à la maitrise de la consommation interne d’énergie, non à la croissance de la production d’énergie fossile !
Changer de modèle de consommation d’énergie, appliquer la réalité des prix de l’énergie, mettre fin aux gaspillages, sont autant de mesures pour faire face au triple challenge de la demande interne d’énergie et des besoins d’exportation.
La solution passe par la recherche d’autres sources d’énergie alternatives. Mais aussi mettre en place des mesures fortes afin d’orienter nos modèles de production et de consommation énergétique vers les trajectoires respectueuses de l’environnement et de l’économie d’énergie.
Ainsi, la transition énergétique se pose comme une nécessité absolue avant toute autre considération. Il s’agit d’intégrer, maintenant, des énergies renouvelables dans la stratégie d’offre énergétique à moyen & long termes, tout en accordant un rôle important aux économies d’énergies et à l’efficacité énergétique dans les secteurs du transport, résidentiel et tertiaire.
En outre, la problématique énergétique nationale nécessite une transition vers le mix-énergétique et la maitrise des technologies nouvelles et de développer des systèmes productifs plus efficaces et moins énergivores.
Puisque l’on parle des coûts, l’ensemble des spécialistes du domaine du solaire et de l’éolienne estiment que le coût d’investissement est excessif, ce qui rend la démarche un peu problématique, sachant que la rentabilité n’est pas au rendez-vous, comment appréhendez-vous cette question ?
Au cours des dix dernières années (2010-2019), l’amélioration des technologies, les économies d’échelles et l’expérience des développeurs dans le domaine du renouvelable ont entrainé une forte baisse du coût de l’électricité provenant des énergies renouvelables.
Selon l’agence IRENA (agence internationale pour les énergies renouvelables), depuis 2010 à 2019 le coût de l’énergie a baissé de 82% pour le solaire photovoltaïque, de 47% pour l’énergie solaire à concentration (CSP), de 39% pour l’éolien terrestre et de 29% pour l’éolien offshore.
En 2019, le coût de 56% de toute la capacité de production d’énergies renouvelables à l’échelle industrielle était inférieur à celui du combustible fossile, en l’occurrence le gaz naturel.
Ainsi, le coût des énergies solaire et éolienne a poursuivi sa diminution significative.
Toujours selon l’IRENA, le coût de l’électricité de source solaire photovoltaïque à l’échelle industrielle a baissé de 13% en 2019 par rapport à 2018, atteignant 0,068 $US/kWh, le coût des énergies éoliennes terrestre et offshore a diminué de 9%, pour atteindre respectivement 0,053 $US/kWh et 0,115 $US/kWh et le coût de l’énergie solaire à concentration (CSP) a diminué de 1%, à 0,182 $US/kWh.
Deux éléments déterminent la politique énergétique en Algérie, à savoir les prix appliqués à la vente au niveau national, avec tout ce que la politique des subventions implique comme pertes, et la consommation nationale qui va crescendo ces dernières années. D’après-vous quelle est la meilleure manière qui permettra de maintenir l’équilibre des recettes du pays dépendant notamment du pétrole et du gaz ?
Le modèle énergétique actuel est toujours énergivore en Algérie.
A long terme, ce modèle de consommation énergétique s’il perdure rendra problématique l’équilibre offre-demande pour la source d’énergie fossile.
Aujourd’hui, avec la croissance substantielle de la consommation interne d’énergie, ce modèle énergétique actuel risque de devenir carrément irréductible dans un proche avenir, si l’on n’y réagit pas.
Ce modèle énergétique actuel qui s’appuie à 98% sur les énergies fossiles (pétrole et gaz), avec un mix-carburant de 70% diesel, et un mix-électrique de +96% gaz naturel ne peut être durable.
A cet effet, la situation et les perspectives du contexte énergétique national ont considérablement bouleversé l’équation énergétique nationale qui se trouve profondément modifiée, ce qui risque de créer un déficit structurel entre l’offre et la demande d’énergie interne d’ici 2025-2030.
Ainsi, la forte dépendance de l’Algérie à l’égard des recettes pétrolières, qui sont volatiles, imprévisibles et appelées à tarir, complique considérablement les politiques budgétaires nationales et l’équilibre des recettes des exportations. La volatilité et l’imprévisibilité des prix du pétrole rejaillissent sur les recettes pétrolières.
Pour économiser des recettes pétrolières, il faut prendre des décisions de politique budgétaire.
Pour l’Algérie, la grande question est de savoir comment utiliser judicieusement sa richesse pétrolière, sans dilapider le produit. Par conséquent, dans une perspective à moyen & long terme, un des principaux enjeux de la politique budgétaire est de décider comment affecter la richesse pétrolière.
Toutefois, la volatilité des recettes pétrolières, due aux fluctuations des cours du pétrole, est problématique, en particulier pour la gestion budgétaire à court & moyen terme.
La dépendance de l’Algérie à l’égard des hydrocarbures (>95%), complique la gestion budgétaire à court terme, la planification budgétaire et l’utilisation efficiente des ressources.
La volatilité des prix du pétrole mène à une volatilité correspondante des flux de trésorerie dans le budget. La dépendance des recettes budgétaires vis-à-vis du pétrole rend les finances publiques vulnérables, avec tout ce que la politique des subventions à l’énergie implique comme pertes.
Ces considérations semblent indiquer que la volatilité des dépenses est probablement coûteuse, milite donc en faveur d’un lissage des dépenses publiques face aux fluctuations des prix du pétrole.
A cet effet, au lieu de se laisser distraire par les réserves de changes susceptibles de poser des problèmes, le gouvernement algérien devrait s’attaquer directement aux problèmes.
Il pourrait le faire en inscrivant la politique budgétaire dans un cadre à moyen & long terme, en se concentrant sur le maintien d’une position budgétaire hors recettes pétrolières viable, en réfrénant les dépenses quand les prix du pétrole augmentent, et en explorant des moyens de se protéger contre les risques liés aux prix du pétrole par le biais des marchés de capitaux et/ou d’achat d’actifs d’entreprise en difficulté à l’étranger.
On parle présentement de l’intégration du véhicule électrique, comme l’un des moyens à réduire la consommation des carburants, très coûteux pour le pays, pensez-vous que cette démarche ait des chances d’aboutir, lorsqu’on sait que toutes les initiatives prises précédemment, pour généraliser l’utilisation du GPL/c, en substitution aux essences et GNC au Gasoil, ont essuyé un échec cuisant ?
Tout d’abord, il y a lieu de rappeler la forte consommation des carburants en 2019 qui est de 14,5 millions de tonnes (dont 70% c’est le diesel, 25% essences et 5% GPL/c). Avec un phénomène de diésélisation dans le mix-carburant.
Ce phénomène de «diésélisation» progressif, s’il se confirme dans l’avenir, risque de réduire les marges de manœuvre des politiques par les prix en vue de l’efficacité énergétique et environnementale. On estime que cette demande de carburant triplera d’ici 2030, sous l’effet de la croissance économique et démographique.
La consommation nationale des carburants routiers, qui dépasse 14 millions de tonnes, représente un marché de l’ordre de 10 milliards de dollars US, soit environ plus de 20% de la totalité de nos revenus d’exportation des hydrocarbures.
A cet effet, le véhicule électrique qui a pris son envol au niveau mondial peut éventuellement permettre à l’Algérie de réduire sa consommation de carburants, à la condition de le relier à l’énergie solaire pour produire de l’électricité pour les véhicules électriques. Ainsi, l’énergie solaire et les véhicules électriques devraient constituer les deux axes à développer simultanément pour prétendre d’aboutir à moyen et long termes à la rationalisation de la consommation nationale des carburants pour 2025-2030.
En effet, la voiture électrique poursuit sa progression dans le monde, et les estimations prévoient qu’en 2030, une voiture sur trois sera électrique ou hybride. La part de marché mondial des véhicules électriques et hybrides atteindra 30% à 35% d’ici 2030.
Enfin, il est souhaitable qu’une réflexion sur le développement d’une industrie de véhicule électrique soit envisagée dans la stratégie nationale de la transition énergétique.
Lorsqu’on parle du développement et de l’énergie solaire, on ne peut s’empêcher d’évoquer la question inhérente à l’industrie, à savoir celle de la production des kits photovoltaïques et des batteries, que pensez-vous des possibilités de l’Algérie dans ce domaine, et quelles sont vos suggestions pour assurer un bon démarrage à cette filière ?
La filière industrielle du solaire photovoltaïque a pris du retard en Algérie. La majeure partie des projets dans le domaine des énergies renouvelables accusent des retards dans leur mise en œuvre avec beaucoup de lenteurs.
Les perspectives de production nationale de kits solaires photovoltaïques nécessitent un savoir-faire technologique et des moyens de production sur la chaine de valeur dans les dispositifs solaires photovoltaïques (panneaux solaires photovoltaïques, batteries et onduleurs).
A cet effet, pour assurer un bon démarrage de cette industrie du renouvelable en Algérie, il est judicieux d’aller vers un partenariat public-privé national et international.
Le plus grand défi pour développer convenablement les métiers des énergies renouvelables (ENR) en Algérie sera de mettre en place une vraie politique de formation et de maintenance dans le domaine des énergies renouvelables, et ce, pour se tenir prêt à pourvoir le moment voulu, tous les postes localement.
Par ailleurs, un autre aspect à prendre en considération pour développer les ENR, sera celui de la synergie des compétences ; il faudrait travailler en décloisonnement, entres les différents secteurs (ministères de l’énergie, de l’industrie, de l’enseignement supérieur & de la formation professionnelle) et les entreprises publiques et privées.
Notre problème en Algérie, c’est le problème du cloisonnement et de coordination intersectoriel, parfois inexistant !
Enfin, étant donné que la technologie des énergies renouvelables en général et la technologie du solaire en particulier, évolue très vite, l’apport des partenaires étrangers détenteur du process pour développer convenablement les métiers des ENR dans ce cadre est nécessaire en Algérie.
L. K.