«Au terme de cinq mois de négociations, Sonatrach et son client et partenaire gazier espagnol, Naturgy, ont annoncé le 8 octobre la signature d’un accord qui met fin à leur différend quant au prix et aux conditions contractuelles de vente du gaz algérien à l’Espagne. Je pense qu’il faut s’en féliciter parce qu’elle évite à Sonatrach la perspective d’un arbitrage international engagé contre elle par Naturgy, et qu’elle aurait eu peu de chances de remporter. La question est simple. Le client espagnol présente à la cour arbitrale toutes les preuves que les conditions du marché conclu avec Sonatrach appliquées aux conditions présentes, soit la récession mondiale provoquée par la pandémie, que ces conditions, donc, mettent en danger sa survie. Les contrats gaziers comportent une disposition appelée «clause de bouleversement», qui stipule que les prix peuvent être corrigés si les conditions du marché sont significativement différentes par rapport au moment où le contrat a été signé. Au nom de cette même clause, Sonatrach avait gagné en arbitrage, en août 2010, contre cette même société qui a été obligée de lui verser rétroactivement près de 2 milliards de dollars.
Mais l’inverse a été plus fréquent, et nous en avons fait l’amère expérience avec le groupe italien Edison. En 2011, Edison, contestant à son fournisseur, le russe Gazprom, l’indexation des prix du gaz sur les prix pétroliers et demandant la tarification sur les prix du marché spot de court terme, avait obtenu une décision arbitrale favorable. Cette décision, partant du fait que la tarification contestée mettait en danger la survie d’Edison, lui donnant, ainsi, raison, a fait jurisprudence. En 2012, le Qatar en a fait les frais, au bénéfice de la même compagnie, Edison. En 2013, ce sera l’Algérie qui perdra en arbitrage contre Edison et sera obligée de baisser les prix de son gaz en l’alignant aux prix spot.
Dans l’appréciation que nous ferons de l’accord, conclu le 8 octobre, nous devons prendre en considération quelques points importants : (i) Sous la direction de l’Union européenne, le marché gazier communautaire s’est déréglementé depuis 1995. Les contrats de long terme avec clause de «take or pay» (le client paye les volumes contractés même s’il ne les enlève pas) avec des prix indexés sur les prix pétroliers sont, dès lors, contestés et concurrencés par des transactions de court terme, un marché spot qui tend à s’imposer jusqu’à représenter aujourd’hui 70% du commerce gazier européen. La théorie économique montre bien que lorsque le court terme coexiste avec le long terme, il finit par l’orienter. Concrètement, un client de Sonatrach qui a contracté pour un volume de 8 milliards de m3/an, avec des prix indexés sur les prix pétroliers, va avoir des problèmes pour écouler ces volumes, les vendre à des électriciens, des industriels qui trouvent du gaz moins cher, acheté sur le marché spot. Ce gaz venant souvent du Qatar, aujourd’hui des Etats-Unis, etc. Le client, qu’il s’appelle ENGIE, ENI, ou Naturgy, va s’en retourner vers Sonatrach pour lui dire de revoir ses conditions. Au pire, il ira en arbitrage et gagnera. Les effets de la libéralisation, de la déréglementation du marché gazier européen sont amplifiés par l’intensification de la concurrence sur ce marché avec l’arrivée de nouveaux entrants très agressifs, le développement des transactions internationales de gaz naturel liquéfié (GNL) raccourcissent les distances et tendant à décloisonner les marchés gaziers jusqu’alors régionalisés. Le Qatar est un acteur très agressif avec une capacité de 77 millions de tonnes an (MTA), qui est en train d’être portée à 100 MTA (capacité de l’Algérie 24 MTA), les Etats-Unis ont en projet 105 MTA. C’est un véritable bouleversement que connaît le marché européen. La Russie s’y adapte en faisant preuve de souplesse dans ses formules contractuelles et les prix qu’elle pratique, de plus en plus orientés par les prix spot. (ii) Le second point à prendre en compte est que la crise économique mondiale déclenchée par la pandémie a ralenti brutalement la demande gazière, à tel point que les prix gaziers ont des niveaux historiquement bas, en dessous de 2 dollars le million de Btu (British Thermal Unit, unité de mesure prenant en compte la valeur calorifique d’une quantité de gaz commercialisé). Naturgy, présente en Espagne et en Amérique latine, a été frappée de plein fouet par cette crise. En juillet dernier, elle a annoncé une baisse de 44% de son bénéfice pour le premier semestre 2020. Elle expliqua cette grave baisse par : «La crise économique s’est traduite pour le secteur énergétique par une moindre demande de gaz et d’électricité en Espagne et en Amérique latine, un scénario plus difficile sur le marché international du gaz naturel liquéfié (GNL), et une dépréciation monétaire dans des pays clés d’Amérique latine». On imagine bien qu’une telle situation ne peut laisser insensible une cour arbitrale ! Pour conclure, j’insiste pour dire que Sonatrach s’adapte et doit s’adapter à cette grave crise dont on ne voit malheureusement pas l’issue. Il lui faut renforcer ses partenariats stratégiques dans la chaîne gazière et repousser les concurrents qui convoitent ses parts de marchés. Je pense, surtout, que, dans la mesure où une entreprise partenaire est fragilisée, il faut innover dans ses logiques partenariales et viser à renforcer Sonatrach, en renforçant sa présence dans les marchés finaux, soit s’intégrer dans l’aval gazier et la génération électrique en Europe, en Espagne, y compris en travaillant sur des concepts d’intégration croisée, investissement du client gazier européen dans l’amont, les gisements algériens et pénétration par Sonatrach du marché final européen. Ce sera le meilleur moyen de partager avec le client les risques, risque marché et risque volume, au lieu d’être contraints de les assumer totalement. Ce sera le meilleur moyen de sécuriser nos débouchés dans un marché gazier surapprovisionné et excessivement compétitif».
Propos recueillis par H. O.