«Il ne faut pas gâcher une bonne crise» (Winston Churchill)
Depuis au moins 5 ans, l’Algérie n’en finit pas de subir une sévère crise économique, due essentiellement à la chute brutale des prix du brut. Des prix qui, dans le meilleur des cas, atteignent les 40 dollars depuis, ce qui fait dire aux experts que la tendance à la baisse est, désormais, partie pour durer et partant, pour installer le pays dans une crise tout autant durable. Comment y remédier par ses moyens propres, sachant que continuer à dépendre de cette seule ressource est porteuse de risques mortels pour l’économie du pays ? C’est à cette question fondamentale que tente de répondre Mourad Preure, expert en questions énergétiques, qui, contrairement à la majorité de ses pairs, décortique cette problématique en convoquant la géopolitique d’un monde globalisé truffé d’enjeux et de rivalités féroces et complexes, et au sein duquel, faute d’intelligence prospective, l’Algérie demeure dans une position vulnérable, estime M. Preure.
Eco Times : Les cours du pétrole, depuis au moins 6 ans, semblent au mieux se maintenir autour des 40 dollars le baril, bien avant l’avènement de la crise sanitaire mondiale qui n’a fait, en fait, qu’exacerber la tension sur l’or noir. Une situation qui, selon certains spécialistes, préfigurerait une tendance à la baisse des prix à long terme. Le ministre algérien de l’Energie, lui-même, a exprimé la semaine dernière sa conviction qu’un baril de pétrole à 100 dollars «est à oublier». Quels sont, selon vous, les facteurs économiques et géopolitiques lourds, ayant engendré ce reflux du brut depuis quelques années déjà, et partagez-vous le pessimisme de certains de vos collègues experts quant à une remontée significative des prix dans une plus ou moins proche échéance ?
Dr. Mourad Preure: Aujourd’hui, je pense qu’il est plus facile de prévoir le long terme que le court terme. Les anticipations des experts sont toujours marquées par le diktat de l’immédiat, et ils doivent faire de sérieux efforts pour le surmonter et montrer quelque clairvoyance dans les projections qu’ils sont souvent sommés de faire. Le court terme est, aujourd’hui, excessivement convulsif, imprévisible comme jamais. Le prospectiviste doit identifier les «signaux faibles» signalant les changements structurels. Il doit les dégager des «bruits de fond» générés par l’actualité, pour distinguer les tendances lourdes de long terme et leur probabilité d’occurrence. Or, l’immédiat est prégnant comme jamais, avec une charge émotionnelle inédite, avec des discontinuités, des ruptures ou bifurcations qu’aucun stratège n’a osé imaginer, il y a seulement une année. Rendez-vous compte, l’économie des pays leaders qui s’effondre comme un château de cartes, des prix négatifs pour le pétrole ! Payer 37 dollars le baril pour se débarrasser de sa production ! Eh bien, oui, nous l’avons vécu, et rien n’indique que nous vivons la fin de la crise. Mon sentiment, d’abord, pour entamer cet entretien, est qu’il faut abstraire de l’analyse les convulsions du marché pétrolier, par essence, erratique dans son fonctionnement, et s’intéresser aux évolutions possibles de l’économie mondiale, soit, en fait, la capacité qu’ont les gouvernements qui dominent le monde à surmonter la pandémie. La question est, donc, très simple dans son énoncé, mais éminemment compliquée dans les réponses que l’on peut y apporter.
Vous projetez l’analyse six ans en arrière, j’irai plus loin, si vous le permettez. De fait, la crise de 2008 est toujours présente. On se rappelle que les prix pétroliers sont passés de 147 dollars le baril, leur pic historique en juillet, à 32 dollars en décembre 2008. Pour comprendre un tel phénomène qui échappe à toute rationalité, j’irai encore plus loin en arrière. La décennie quatre-vingt-dix a été le théâtre de deux grands séismes qui ont frappé l’économie mondiale : La chute du Mur de Berlin et la révolution des TIC. Dès lors, le monde s’est retrouvé sans frontières, devenant un «grand village». Ces deux séismes ont eu lieu, alors que deux tendances lourdes travaillaient l’économie mondiale depuis les années quatre-vingt, les années Thatcher et Reagan, les années où le «Consensus de Washington» et le néolibéralisme ont imposé à la planète un nouveau Dieu : le marché. Ce catéchisme du marché, censé être doté d’un pouvoir autorégulateur, une «main invisible», considère l’action de l’Etat dans l’économie comme une anomalie, qui fausse le libre jeu des lois du marché. En même temps que cette nouvelle religion s’emparait du monde (certains de ses prophètes sont parvenus jusqu’à notre beau pays où ils ont sévi dans le cockpit de l’Etat !), les marchés financiers prenaient leur ascendant sur l’économie réelle. La décennie quatre-vingt-dix a provoqué une convergence entre ces tendances structurelles, et provoqué un bond qualitatif de l’économie mondiale que l’on nomme globalisation. Les marchés, livrés à eux-mêmes, se sont interconnectés, les marchés financiers au premier chef, ainsi que les marchés de commodities, dont les marchés pétroliers conduisant à ce que l’on a appelé la globalisation financière. La révolution des TIC a provoqué un écrasement des distances et du temps, favorisant la transnationalisation des processus productifs des firmes qui localisent leurs activités à travers le monde, indifféremment, en fonction de leur avantage concurrentiel. Il y a eu, au début de la décennie quatre-vingt-dix, un grand mouvement de fusions acquisitions qui a débordé le monde de l’industrie, embrassant la finance, les banques, les compagnies d’assurances. La globalisation est, ainsi, une économie mondiale, sans frontières, livrée à une concurrence impitoyable, où se meuvent des acteurs globaux, les firmes ainsi que les réseaux prendront leur ascendant sur les souverainetés des Etats. Elle s’accompagne aussi d’enjeux globaux, financiers (des masses financières énormes font le tour de la planète en quelques nanosecondes), climatiques, commerciaux… et, on le voit cruellement cette année, sanitaires. De sorte que l’on parle avec insistance de la nécessité d’une régulation (soit une règle ainsi qu’un gendarme pour faire respecter cette règle), puis, d’un gouvernement mondial… on en arrive même à suggérer que les ressources naturelles (pétrole, gaz, terres rares, voire eau…), localisées par un accident de la géologie dans un pays, ou région, soient un jour considérées comme bien public mondial ! Dans ce maelstrom, les marchés financiers sont la baguette qui dirige. Une baguette guidée exclusivement par le très court terme, par la spéculation… alors que l’économie réelle est, elle, orientée par des logiques de très long terme. Cette dichotomie est à l’origine des crises passées et à venir… C’est ainsi que nous avons eu, selon des cycles kondratieviens, une crise tous les dix ans, et cela depuis la crise dite de l’endettement de 1987.
La pandémie a, donc, frappé de plein fouet une économie mondiale déjà en crise depuis 2008, où il était devenu patent que les Etats-Unis (22 000 milliards de dollars de dette) ne pouvaient plus continuer à vivre sur le dos de la planète. La crise du Covid-19 a, manifestement, ouvert la boîte de Pandore. De fait, l’économie mondiale vit un collapsus inédit dans l’histoire. Il se traduit par un arrêt brutal de la croissance et un processus récessionniste qui tend à conduire, selon toute vraisemblance, à une dépression plus ample et plus globale par ses effets, par rapport à celle connue en 1929. Nous savons, aujourd’hui, par le FMI que l’économie mondiale est entrée en récession, qu’elle s’achemine vers une grave dépression qui rebattra profondément les cartes géopolitiques. Selon la Banque Mondiale, la croissance économique mondiale devrait être de -5.2%, en 2020, et 4.2%, en 2021. En cas de prolongation du confinement, la récession serait plus sévère et atteindrait les -8%. Les pays avancés connaîtraient une récession de -7% et une croissance de 3.9% en 2021. Sous ces hypothèses, nous aurons trois années minimum de rattrapage pour retrouver le niveau de PIB de 2019.
Les ressorts de cette crise sur les fondamentaux de l’économie mondiale signalent de sombres lendemains. La pandémie n’est, donc, pas à l’origine de la crise économique qui dévaste l’économie mondiale. Elle en a été simplement le déclencheur. Les tendances, qui travaillaient l’économie mondiale, menaient vers cette impasse qui se manifeste par un effondrement du Système monde sans rémission. Le pouvoir autorégulateur du marché a démontré, depuis la crise de 2008, qu’il était une grosse mystification dont font les frais les pays qui n’ont pas compris les ressors profonds de la globalisation, je pense particulièrement aux grand pays producteurs et exportateurs d’hydrocarbures. La grande conséquence, surtout, est que l’Etat-Nation, hâtivement enterré, est sorti de sa tombe, renversant tous les dogmes en vigueur. Son retour se traduit par la montée des nationalismes et l’émergence de discours prônant le «patriotisme économique» et le principe de la préférence nationale émanant même des chantres du «Consensus de Washington». Ne reste plus pour ses promoteurs, le FMI et la Banque Mondiale, que les pays du Sud, endettés et en crise économique, du fait de ces logiques mêmes, pour tomber sous ces oukases.
La globalisation financière induit une explosion de la dette avec pour conséquence des marges de manœuvre limitées pour les Etats OCDE, qui sont, de fait, le centre de gravité de la crise économique mondiale que nous vivons. La dette mondiale est passée de 125 000 milliards de dollars, en 2006, à la veille de la crise de triste mémoire, à 270 milliards de dollars aujourd’hui ! Vu la forte motivation des décideurs en charge de la planche à billets, la dette crèvera sous peu le plafond des 300 milliards de dollars. Dans le même sens, les entreprises se relèveront difficilement de l’arrêt de leur production et de la désorganisation de leurs chaînes internationales d’approvisionnement durant plus d’un semestre. Leur retour à la normale (quand cela sera possible) comporte des facteurs d’inertie lourds qui ne pourront se résorber avant plusieurs années, toutes choses égales par ailleurs ; et cela, malgré tous les soutiens attendus des Etats. Les entreprises, qui ont d’autre part, accru leur endettement à des taux d’intérêts artificiellement bas, du fait de l’intervention des Banques centrales, sont excessivement exposées aux risques d’aggravation de la récession et d’allongement de sa durée dans le temps.
Vous comprenez bien pourquoi le pétrolier que je suis s’intéresse moins au marché pétrolier et ses évolutions erratiques de court terme qu’à l’évolution de l’économie mondiale durement frappée par la pandémie, qui a aggravé tous les risques systémiques occultés par une géopolitique turbulente, du fait des tendances à l’œuvre précisément. L’émergence d’un monde multipolaire dominé par la Chine et l’Inde, ensuite, a profondément rebattu les cartes et pose, aujourd’hui, avec insistance la question du leadership mondial, contestant la suprématie américaine et le règne absolu du dollar dans les transactions internationales. Les marchés financiers, interconnectés avec les marchés de commodités ainsi qu’avec les marchés pétroliers, et cela, à l’échelle de la planète, comme évoqué plus haut, sont un amplificateur de turbulences et de crises récurrentes. Cela veut dire que les traders opérant sur ces marchés ont en portefeuille indifféremment des actifs pétroliers et financiers. Les marchés pétroliers ressentent puissamment la crise économique mondiale et s’orientent naturellement à la baisse avec une très forte volatilité. On sait que les Etats occidentaux ont confié à leur système financier la gestion de la crise, cela, en recourant à la baisse des taux d’intérêt et au «quantitative easing», plus prosaïquement la planche à billets. La FED américaine et la BCE européenne ont été à la manœuvre. Le hic est que les Etats OCDE se sont déjà lourdement endettés pour sauver leur système financier depuis la crise de 2008, qu’ils continuent à le faire pour oxygéner l’économie. Les marchés financiers sont, ainsi, les grands bénéficiaires de la crise. Il n’y a qu’à voir l’indice Standard and Poor ou les Bourses européennes… et cela, au moment où l’incertitude est à son maximum et où la crise bat son plein. Ainsi, mécaniquement, les turbulences affectant les marchés financiers affectent les marchés pétroliers. Le jeu des fondamentaux (offre, demande, stocks) étant sujet à inquiétude, rien n’indique que les traders s’orientent vers l’acquisition d’actifs pétroliers. La conséquence est que les prix vont fluctuer vraisemblablement autour d’un pivot de 30-35 dollars le baril, en 2020, pour s’apprécier, au mieux (si la pandémie est maîtrisée, soit s’il n’y a pas une deuxième vague dévastatrice, si un vaccin est trouvé, si, si, si…) de 10 dollars en 2021. Quoi qu’il en soit, le consensus des experts estime que l’économie mondiale ne retrouvera pas le niveau de PIB de 2019 avant au moins trois années. Nous parlerons plus loin des anticipations de demande tant par l’OPEC que l’AIE pour 2021, elles corroborent cette thèse.
En conclusion, nous sommes en présence d’un collapsus de l’économie mondiale. Nous l’avions annoncé dans notre interview à l’Agence France Presse en mars de cette année. Le plus grave est que les dirigeants des pays majeurs de la planète ne sont pas préparés à y répondre efficacement. Ils répondent par des politiques monétaires laxistes tout en étant en situation d’asymétrie absolue d’information. Car, en fait, personne ne sait combien durera la pandémie, quand repartira l’économie mondiale et avec elle la demande pétrolière et les prix, objet de notre intérêt. Au surplus, ces Etats, fortement endettés, n’ont aucune marge de manœuvre, avions-nous souligné plus haut. Ils sont sur une plaque de verglas et appuient à mort sur le frein. Pour reprendre la boutade de M. Mélanchon, adressée au président Hollande, les dirigeants des pays OCDE sont comme des capitaines de pédalos dans la tempête !
La célèbre banque d’investissement américaine Goldman Sachs préconise une remontée des prix du pétrole, dès 2021, dans le cas d’une mise sur le marché du vaccin anti-Covid. Pensez-vous qu’un tel niveau des prix puisse être atteint juste grâce à ce facteur sanitaire, ou est-ce un excès d’optimisme, dans la mesure où un renchérissement des cours tienne à des facteurs autres?
Le marché pétrolier connaît une situation chaotique qui se manifeste par un choc baissier unique dans l’histoire par sa violence et par son ampleur. Le front pétrolier est en ébullition et connaît des évolutions erratiques, qui ne sont pas signifiantes. Les acteurs sont dans la réaction ; je dirais même qu’ils ont tendance à surréagir, car disposant de peu d’éléments pour être dans l’anticipation. La forme du jeu pétrolier s’en ressent, dominée par la spéculation et les spectateurs financiers ; la volatilité des prix est à son maximum. Les acteurs étatiques sont eux-mêmes dans la réaction, pour les plus influents d’entre eux lourdement affectés par les prix bas. L’incertitude est à son maximum quant à l’évolution des fondamentaux pétroliers eux-mêmes déterminés par l’évolution de l’économie mondiale. Celle-ci connaîtra, en 2020 et 2021, une dynamique unique dans l’histoire. Dans tous les cas de figure, une orientation haussière des prix pétroliers, souhaitée et encouragée par les producteurs, n’est pas à l’œuvre dans un horizon proche. Les interventions volontaristes de ces derniers, par la réduction de la production, contiennent tant bien que mal la volatilité et les tendances de très court terme. On sait que la discipline entre pays producteurs pour le partage des sacrifices est un exercice difficile, porteur de désunion. Les Emirats arabes unis par la surproduction, l’Arabie Saoudite par les prix bas qu’elle pratique, l’Irak demandant des exceptions, donnent déjà le ton. Mais les marchés sont, surtout, gouvernés par la peur. Ils savent la demande atone sur une échéance difficile à évaluer. L’effondrement de la demande, qui devrait atteindre au minimum 8% sur l’année, a un effet mortel sur les prix. Ils font des achats spéculatifs et non des investissements, et surveillent les jeux d’acteurs. Le niveau de 40 dollars est, selon nous, une belle performance. Souhaitons vivement qu’elle perdure, ce qui portera nos recettes en hydrocarbures au-dessus du seuil dramatique de 20 milliards de dollars. La débâcle des compagnies engagées dans les pétroles de schiste américains est significative et signifiante. Le géant du service pétrolier, après Baker Hugues, Schlumberger, vient de vendre ses actifs dans la fracturation hydraulique. Cela, après les faillites en série, dont celle du leader américain Chesapeake.
La surveillance du marché pétrolier et du commerce gazier est, dans tous les cas, d’un intérêt moindre par rapport à l’intérêt d’un suivi et d’un travail d’anticipation systématique des évolutions, désormais aléatoires, de l’économie mondiale. Chose que nous recommandons avec insistance. La raison est que, dans le cas d’une contraction forte de la croissance mondiale, la corrélation entre croissance économique et prix pétroliers est à son maximum. Sans croissance, il n’y a pas de demande ; sans demande, les prix s’effondrent, c’est aussi simple que ça. Les prix ne repartiront qu’avec un retour de la croissance, ce qui n’est pas envisageable dans l’immédiat, voire, selon nous, pour 2021. Nous sommes face à une situation inédite dans l’histoire : soit un violent télescopage entre trois chocs, un choc économique amplifié par une crise sanitaire dévastatrice, au développement imprévisible, un choc d’offre pétrolière, et un choc de demande pétrolière. Les pétroles de schiste américains, dont le seuil de rentabilité moyen est aux alentours de 40-50 dollars le baril, ont été frappés de plein fouet, entraînant, à terme avec eux, une hausse significative du chômage et de graves dommages pour le système financier américain qui les a portés à bout de bras. L’éclatement de la bulle des schistes américains n’a pas encore montré tous ses effets dévastateurs pour le système financier et l’économie américaine, mais aussi, à l’instar des Subprimes, en plus déflagrant, sur l’économie mondiale.
Le ministre de l’Energie, Abdelmadjid Attar, a clairement affirmé à la presse, récemment, que pour la «sécurité énergétique» du pays, nous serions contraints d’exploiter toutes les énergies possibles, dont celle du gaz de schiste. Or, tel que démontré par des études et expériences concrètes de pays (USA, notamment), cette option : 1/ serait porteuse de grands dangers pour l’environnement, entre autres, en plus de ses retombées néfastes sur les nappes phréatiques du pays. 2/ nécessiterait un investissement financier particulièrement lourd avec des perspectives de rentabilité à au moins moyen terme. Est-ce là, selon vous, des appréhensions fondées et légitimes ou sont-elles exagérées ?
Je crois qu’il faut raison garder. En tant que premier responsable du secteur de l’énergie, M. Attar a une triple préoccupation : (i) Satisfaire les besoins énergétiques nationaux dans l’immédiat. Or notre demande gazière augmente au rythme de 8% l’an alors que nos réserves déclinent. Elles déclinent, car on a arrêté le développement gazier vingt ans durant ; on a surexploité nos gisements, dont Hassi Rmel, en violant leur modèle technologique d’exploitation par la réduction de la réinjection ; on a procédé à des manipulations intempestives et contreproductives de la législation, de sorte que l’on a brouillé l’image de notre pays et découragé le partenariat international, qui aurait pu apporter la technologie et, surtout, les capitaux et soulager Sonatrach en partageant le risque avec elle. Ainsi, paradoxalement, alors que le potentiel de notre sous-sol est considérable, le niveau de nos réserves exploitables, de nos productions et de nos exportations déclinent ; enfin, plus grave, on a affaibli Sonatrach par la transgression de l’éthique et l’instabilité de son encadrement, souvent en deçà des standards de compétence du métier. (ii) La seconde préoccupation coule de source : procurer à la nation les moyens financiers pour faire face à la crise et relancer son économie. Ce qui n’est pas une sinécure, on l’a vu plus haut. (iii) Sécuriser les approvisionnements énergétiques sur le long terme. En développant nos ressources en hydrocarbures mais, aussi et surtout, en engageant de manière volontariste notre pays dans la transition énergétique. Notre pays est estimé disposer des troisièmes réserves mondiales de gaz de schiste. Il se trouve que les technologies utilisées pour ce type de production sont polluantes, cela ne fait aucun doute. Je pense que la position la plus sage, aujourd’hui, est d’opter pour une veille technologique active et d’évaluer le potentiel de notre pays. Il faut nous préparer activement et nous engager dans les challenges technologiques à l’œuvre, aujourd’hui, pour mettre au point des procédés, techniques, softwares et équipements de production non polluants et économes en eau douce. Je pense que nous nous situons dans un horizon de 10 à 15 ans au moins. Dans l’immédiat, l’industrie du schiste, comme je l’ai évoqué plus haut, est en crise grave avec des faillites en séries et le retrait des leaders du parapétrolier de la fracturation hydraulique. En 2014, il y avait 1 600 puits en activité aux Etats-Unis, il n’en reste que 254 selon le pointage de Baker Hugues. C’est tout dire. La crise engendrée par la pandémie a été fatale à l’industrie américaine des schistes, qui est sommée de concevoir un nouveau modèle économique, chose très hypothétique vu le nombre de forages qu’elle nécessite et les coûts opératoires qu’elle engendre. Je sais que Sonatrach et le ministère de l’Energie sont soucieux plus que tout de l’impact environnemental des activités pétrolières et gazières. Ils subissent la pression d’une demande interne excessive. Notre intensité énergétique, soit la consommation d’énergie pour produire une unité de PIB, une unité de richesse, est le double de celle des pays de l’OCDE. Cela veut dire que les pays européens, le Japon, les Etats-Unis consomment deux fois moins que nous pour produire une unité de PIB ! Je comprends le professeur Chitour lorsqu’il parle «d’ébriété énergétique» nous concernant ! Je n’imagine pas un seul instant que la solution soit le gaz de schiste. La solution est de contenir notre consommation énergétique, qui est insoutenable sur le moyen long terme, ensuite, de nous engager de manière volontariste dans la transition énergétique en profitant de l’ensoleillement exceptionnel de notre pays. Nous y reviendrons plus loin.
Beaucoup a été dit et écrit sur la tendance au recul des exportations du gaz algérien vers l’UE. Concurrencées par le gaz russe et le schiste américain, les exportations de gaz algérien vers l’Europe, notamment vers l’Espagne via le gazoduc Maghreb-Europe, ont accusé une baisse inquiétante (la baisse annuelle vers l’Italie et l’Espagne ont atteint respectivement 38,5% et 31% l’an dernier). A quoi, selon vous, est due cette tendance au recul de la position de l’Algérie, en tant que partenaire de premier plan de l’Europe en matière d’exportation du gaz, et comment y remédier ?
Les marchés gaziers, principalement notre marché naturel, l’Europe aujourd’hui, au plus mal du fait de la pandémie qui la dévaste, sont puissamment affectés par la crise que nous vivons. La demande s’effondre, mais pas seulement en Europe, surtout aux Etats-Unis qui disposent de grandes capacités de production de gaz de schiste qui sont dirigées, dès lors, vers le marché européen. Le prix du gaz sur le «Henry Hub» américain a atteint son plus bas niveau, soit 1.5 dollars le million de Btu. L’afflux du gaz américain, mais aussi qatari, à bas prix bouleverse le marché et accélère l’effet d’éviction des acteurs les plus fragiles, dont l’Algérie. Notre pays est particulièrement fragilisé alors qu’il fondait nos échanges avec l’Europe, dont les contrats de long terme avec clause de take or pay, sont aujourd’hui contestés. Il l’est à nouveau, cette année même, par l’espagnol Energya, client historique de Sonatrach, qui a été convoité avec succès par le gaz américain qui occupe, aujourd’hui, la première place en tant que fournisseur de l’Espagne, au détriment de l’Algérie. Plus encore, le marché gazier européen est devenu excessivement compétitif avec des nouveaux entrants très agressifs comme le Qatar, le Nigeria, les Etats-Unis surtout. Demain, l’Est méditerranéen et la côte est africaine (Mozambique Tanzanie). Cela, alors même aussi que nous n’avons pas de volumes pour défendre nos parts de marché. Le GNL a décloisonné le marché gazier et tend à faire émerger un marché gazier mondial avec le Bassin atlantique comme zone d’arbitrage. L’Europe, faut-il le rappeler, représente la grande majorité de nos débouchés gaziers. 35% de notre gaz va vers l’Italie, 31% vers l’Espagne, 7.8% vers la France et 8.4% vers la Turquie. Notre part dans ce marché est passée de 16%, en 2010, à 8% aujourd’hui.
Le marché gazier européen a engagé une profonde restructuration, en 1995, il y a donc 24 ans déjà, avec la Directive gaz de l’Union européenne. La libéralisation du marché gazier était irréversible et remettait profondément en cause les logiques de long terme qui le régissaient, induisant une désindexation des prix gaziers avec les prix pétroliers, ainsi que l’abandon des clauses de «take or pay», reportant sur le producteur tous les risques. Dès lors que des logiques spot de court terme coexistent avec des logiques de long terme, elles finissent par les orienter. Aujourd’hui, les transactions spot représentent 70% du commerce gazier en Europe. Nous avons pêché par un défaut d’anticipation et de proactivité, en n’occupant pas (et nous le pouvions, car notre pouvoir de négociation était fort) un rôle actif dans les transformations structurelles du marché gazier européen ces vingt dernières années. Sécuriser nos échanges gaziers avec le continent suppose de nous intégrer dans l’aval de la chaîne gazière en Europe, fournissant au consommateur final molécules de gaz et kilowattheures. A ce titre, nous aurions «traversé le miroir», et serions entrés comme acteur dans l’industrie gazière européenne, statut qui nous revient légitimement, car nous avons contribué à l’émergence de l’industrie gazière européenne. Notre pouvoir de négociation reste important, considérant le potentiel gazier de notre pays et la fiabilité de la source algérienne, qui n’a jamais connu de ruptures d’approvisionnements, même durant la période terroriste. Nous devons être offensifs et nous inscrire dans une perspective d’intégration vers l’aval gazier et la génération électrique en Europe. Nous pourrions, ainsi, bénéficier des marges aval, les plus rémunératrices, et partager et le risque volume et le risque marché liés au développement gazier. Ainsi, nous pourrions accueillir les volumes concurrents venant du Moyen-Orient et d’ailleurs comme des opportunités et non des menaces.
Revenons aux déclarations du ministre de l’Energie. Concernant le fameux mégaprojet de production d’énergie solaire, algéro-allemand, «Desertec», il a clairement annoncé qu’on devra «l’oublier» et qu’il serait «dépassé». Il constituerait, selon M. Attar, un investissement «énorme» pour le pays, outre qu’il nous avait été proposé par les investisseurs étrangers en tant que marché de dupes. Ce projet, selon vous, serait-il abandonné réellement, uniquement pour ces considérations, notamment, financières et de «malentendus» avec les partenaires, ou les véritables raisons seraient toutes autres, dont celles qui tiennent à des «lobbies» n’ayant pas intérêt à ce que l’Algérie opte pour un autre modèle de développement énergétique que celui des hydrocarbures fossiles ?
La transition énergétique doit être considérée comme un axe fort de développement. Nous avons des atouts inestimables et toute la légitimité pour rejoindre le rang des leaders mondiaux dans ce domaine. Notre ensoleillement exceptionnel (3 500 heures par an au Sud, soit 86% du territoire national, et 2 650 heures au Nord), mais aussi nos ressources en silice (pour produire les cellules photovoltaïques) ou en lithium, et terres rares nécessaires pour la fabrication des batteries lithium-ion nous qualifient pour cette ambition. Nous devons mobiliser le partenariat international, en acceptant des liens de capital, et profiter de la crise qui affecte l’industrie des renouvelables en Europe et qui est aggravée pour le séisme économique que nous vivons.
Mais, la transition énergétique ne doit pas signifier l’importation clé en main d’installations solaires. J’ai toujours été très réservé concernant ce projet Désertec. Pour diverses raisons. J’en citerai quelques-unes. (i) L’électricité verte produite dans une centrale solaire à Adrar ne va pas directement en Allemagne, en Europe, pour autant qu’économiquement le projet soit viable, nous y reviendrons. De fait, ce sera l’électricité produite par la centrale de Cap Djinet, Hadjret Nouss ou Béthioua qui irait en Europe. Le volume exporté serait compensé pour la demande nationale par l’électricité verte produite dans le Sahara dans le cadre de Désertec. Cela signifie que les promoteurs étrangers du projet Désertec participeront aux arbitrages et auront accès au système électrique national, qui est un domaine de souveraineté et de sécurité nationale par excellence. Dans le cas contraire, je ne vois pas comment ils investiraient des milliards de dollars pour être sleeping partner. (ii) Le projet d’exportation d’électricité par câble vers l’Europe ne peut être rentable ni économiquement viable, car le marché de l’électricité, comme pour toutes les industries de réseau, dont le gaz, est déréglementé sous l’autorité de l’Union européenne. C’est un marché de court terme, spéculatif, qui s’accorde mal avec un investissement en amont se chiffrant en milliards de dollars, donc de très long terme. Je n’en dis pas plus. Ceci étant, un projet d’installations solaires de type Ouerzazate au Maroc avec un investissement mixte, mais dédié au marché national, peut être une voie à suivre. Ma conviction est que nous présentons toutes les caractéristiques pour figurer parmi les leaders dans la transition énergétique. Mais, il faudra, d’abord, que celle-ci soit une ambition industrielle, scientifique et technologique, entraînant nos universités, nos centres de recherche et nos entreprises publiques et privées, impliquant notre expertise exerçant hors d’Algérie. Oui, yes we can ! Mais il faut poser le problème correctement, et tirer avantage de la crise qui secoue le monde et qui est en train d’achever (les prix bas du pétrole sont mortels pour les renouvelables) les entreprises leaders européennes dans les renouvelables, déjà gravement affaiblies par la violente concurrence asiatique, chinoise essentiellement. C’est le moment de négocier des partenariats stratégiques et engager résolument notre pays dans la transition énergétique. Rediscuter Désertec sur cette base, pourquoi pas. Il nous faut aussi diversifier les approches et les stratégies, et nous orienter davantage vers les systèmes distribués qui combineraient efficacité énergétique (améliorer l’isolation thermique des constructions) et énergies vertes, chauffe-eau solaires, systèmes photovoltaïques pour les habitations. Ainsi, nous partirons de maisons, quartiers, villages à énergie positive vers des approches plus futuristes comme les smart grid. J’en suis un fervent militant. Mais, de grâce, on a exporté et on exporte encore des hydrocarbures pour importer des automobiles, du fromage, des kiwis et autres fanfreluches ; on ne va pas, voyant nos ressources s’épuiser, se mettre à exporter du soleil ! Le fier Algérien mérite mieux que ça !
Sonatrach, notre prestigieuse compagnie nationale et internationale d’hydrocarbures, prestigieuse à plus d’un titre, est depuis quelques lustres déjà au creux de la vague, le moins qu’on puisse dire. Outre la situation énergétique internationale objective qui n’est pas en sa faveur, elle semble souffrir plus de mauvaise politique de gouvernance, voire d’avoir été exposée à une stratégie de prédation, dont l’arnaque de l’affaire de la raffinerie d’Augusta, dénoncée par le ministre actuel de l’Energie lui-même, n’en est qu’une des nombreuses illustrations de même type. Que préconisez-vous, en tant qu’expert, comme solutions à même permettre à Sonatrach d’être au diapason des immenses défis de ce XXIe siècle, et partant, de la réhabiliter ?
Sid Ahmed Ghozali disait : «Il faut protéger Sonatrach comme la prunelle de nos yeux». L’a-t-on fait ?, je vous le demande ! Sonatrach doit être vue comme un levier majeur de sortie de crise et d’émergence de notre pays, et doit être traitée en ce sens. Nous devons partir d’un paradigme nouveau qui préside à l’industrie pétrolière et gazière internationale : la puissance des pays pétroliers ne réside plus dans le niveau de leurs réserves et de leurs productions mais dans la puissance, la compétitivité de leurs compagnies pétrolières nationales, qui bénéficient du soutien total de leurs Etats, dont ils fondent la puissance et qui va jusqu’à les inclure dans leurs chaînes diplomatiques pour soutenir leur développement international. Le niveau de nos réserves et de nos productions étant limité, le potentiel de montée en puissance pétrolière et gazière réside dans la montée en puissance de Sonatrach, qui doit être soutenue pour se développer sur les plans managérial et technologique, et viser à détenir des réserves à l’étranger, et s’intégrer dans l’aval de la chaîne gazière et dans la génération électrique sur notre marché gazier naturel, l’Europe, comme évoqué plus haut. Sonatrach doit être soutenue pour faire des acquisitions d’actifs en ce sens, en profitant de la dépréciation de ceux-ci du fait de la crise. Au plan international, il faut garder à l’esprit que la crise frappe tout le monde, et qu’elle est génératrice d’opportunités pour les plus intelligents, les plus déterminés, les plus audacieux. Tout en gardant à l’esprit nos difficultés financières présentes, il nous revient d’envisager sérieusement, en recourant aux ressources de l’ingénierie financière (nous avons d’excellents experts nationaux dans le domaine), l’acquisition d’actifs en international. Les faillites se multiplient dans l’industrie américaine du schiste, il faut en profiter pour faire un bond technologique et préparer le futur. La mission de Sonatrach est de procurer des ressources pour le développement national, d’être un pôle de rayonnement, une locomotive pour les entreprises, les universités et la recherche nationale. Elle a pour mission fondamentale d’assurer la satisfaction des besoins énergétiques nationaux dans le court, moyen et long termes. Elle est le vaisseau amiral de l’économie algérienne, et doit être traitée comme telle. Malheureusement, après une décennie de gestion discutable, autant par rapport aux standards du métier que sur le plan de l’éthique. En 2010, elle est entrée dans une crise grave, jalonnée de scandales qui ont gravement affecté ses cadres et son image. Les femmes et les hommes qui font la puissance de Sonatrach ont hérité de leurs aînés une tradition de patriotisme et de loyauté à l’entreprise. Elles et ils ont montré le niveau de leurs compétences, puisque qu’ils sont convoités par l’industrie pétrolière mondiale. Ils ont gravement souffert de l’image qui a été donnée de leur entreprise. Elles et ils sont encore là à leur poste de travail, au Sud, dans les zones industrielles du Nord, dans les structures centrales, assurant une activité vitale pour le pays. Restaurer l’image de Sonatrach, cette entreprise qui nous a formés, à laquelle nous avons donné les plus belles années de notre vie, qui nous a permis de perpétuer le combat de nos pères moudjahidine, est un impératif national auquel j’appelle du fond du cœur. Pour répondre à votre question sur la fameuse raffinerie d’Augusta, je crois que c’est un malheureux épisode de la traversée du désert (le mot est vraiment à sa place ici). Cela nous renvoie à une vérité. Sonatrach doit être considérée à sa juste valeur quant à sa place dans la nation. Il n’est pas pensable que des décisions stratégiques la concernant (on peut citer la vente des actions Anadarko et Duke Energy, il y a quelques années) ne soient pas discutées au plus haut niveau de l’Etat. La réactivation du Haut Conseil de l’Energy est une urgente nécessité. Dans le même sens, la société civile, à travers les élus de la nation, élus démocratiquement s’entend, la presse (qui doit traiter ces sujets avec un grand professionnalisme pour informer les citoyens et leur permettre de se faire une opinion objective) doivent être informés systématiquement, sous réserves des informations confidentielles stratégiques qui doivent subir un traitement spécial (commissions parlementaires, par exemple). Je souhaite beaucoup de courage à mes amis de Sonatrach et du ministère de l’Energie pour résoudre ces délicats problèmes, et ils sont plus nombreux que l’on ne pense.
Pour avoir suivi vos nombreuses contributions et interventions publiques, vous semblez ne rien attendre de positif d’une politique d’un Etat, si elle ne recourt pas à cette vertu, pour vous indispensable, qu’est la prospective. Une qualité qui, selon vous, ferait défaut aux tenants, passés et présents, de l’Etat algérien. Voulez-vous nous expliciter ce que recouvre pour vous ce concept de «prospective», par rapport aux intérêts nationaux et géopolitiques et stratégiques de l’Algérie ?
Un nouveau modèle de globalisation est à l’œuvre dont l’avènement sera accéléré par la pandémie. Il s’agit d’un mouvement de plaques tectoniques qui impose une capacité prospective à l’Algérie au risque d’être emportée par le changement. Dans ce nouveau contexte, il y a une accélération du changement et un accroissement de la complexité avec des discontinuités, des bifurcations, des ruptures. Le changement devient chaotique, imprévisible dans un monde interconnecté, «un village global». L’énergie, les hydrocarbures en particulier, et plus spécifiquement le pétrole, véritable veine jugulaire de l’économie mondiale, sont et resteront encore enjeu majeur des rapports de force mondiaux. L’enterrement de première classe offert à la notion de souveraineté était censé entraîner avec lui les Etats-Nations désormais soumis au jeu aléatoire des marchés, et supplantés dans leur souveraineté par les réseaux. La crise de 2008 a rafraichi les ardeurs, démontant le leurre des capacités autorégulatrices du marché. A l’arrivée, les pays chantres du libéralisme découvrent des vertus au nationalisme et au rôle directeur de l’Etat dans l’économie. Le président Macron déclare : «Il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché». Son ministre de l’Economie considère que la France à trop délocalisé, qu’elle doit relocaliser à présent. Le patriotisme économique est-il une vertu réservée aux pays riches ?
Fondamentalement, cette crise pose, ainsi, la question de la capacité de résilience d’un pays dans l’univers globalisé en proie à de fortes turbulences. La réponse est oui. Une évidence criante : nous ne pouvons attendre grand-chose du marché pétrolier et du commerce gazier. Plus encore, sur le front pétro-gazier nous sommes dans une vulnérabilité extrême. La ressource la plus précieuse pour notre pays, aujourd’hui, est l’intelligence. Cette crise nous met en demeure de nous porter au niveau des standards internationaux d’excellence autant dans la gouvernance économique que de la science et de la technologie. De manière visionnaire, planifiée et volontariste, sans brûler les étapes. Nous devons opérer un renversement de perspective stratégique et viser une insertion active dans l’économie mondiale, par nos entreprises, nos ressources intellectuelles, et non une insertion passive par, seulement, l’exportation de nos ressources en hydrocarbures. L’Etat doit s’imposer comme un Etat stratège, grand ordonnateur du développement industriel, scientifique et technologique. Il convient, dans ce sens : (i) de mettre au cœur de notre stratégie l’entreprise et les innovateurs, d’organiser de manière rigoureuse et méthodique la relation organique vitale entre l’entreprise et l’université ; (ii) d’identifier rigoureusement le «périmètre stratégique de l’économie», soit les entreprises qui fondent la souveraineté et que l’Etat doit protéger, dont il doit soutenir la compétitivité dans un monde sans frontières. Ce sont les entreprises des secteurs stratégiques (énergie, défense, etc.) et de haute technologie, ce peut être des start-up et des entreprises innovantes, ce ne sera jamais les hôtels ! (iii) de porter l’intelligence économique au rang de politique publique, au même titre que l’éducation et la santé, et de la prendre en charge résolument pour soutenir nos entreprises, créer les conditions de leur expansion, en Algérie et à l’étranger, et les protéger des prédateurs étrangers ; (iv) dans ce cadre, et dans une perspective offensive, mobiliser le partenariat international en mesure d’apporter des capitaux, de la technologie et des marchés à l’international. Pour cela, l’Etat doit s’appuyer sur des champions industriels et technologiques nationaux dont il doit créer les conditions de l’expansion. (v) Partant du principe que la condition impérative de réussite de la relance de notre économie est dans notre capacité à comprendre le changement et l’anticiper pour mettre en place des stratégies gagnantes, mobiliser toutes les énergies nationales pour en garantir la réussite, il est essentiel d’élever la prospective au rang de fonction de souveraineté nationale.
Notre conclusion est que l’incertitude reste à son maximum. Cette crise s’apparente au concept de «Cygne noir» développé par Nassim Nicholas Taleb, soit un évènement fortement improbable et dont les effets sont incommensurables. (i) Le premier Cygne noir tient essentiellement à l’imprévisibilité absolue de cette crise dans son ampleur. Il tient ainsi pour le futur immédiat de la santé de l’économie mondiale et du rythme humainement maîtrisable de la reprise de l’économie réelle, ainsi que de la performance des mesures de déconfinement avec pour conséquence un retour à la vie normale. Les fondamentaux de l’économie mondiale comportent une forte inertie qui pèsera sur le rythme de la reprise, quelles qu’en soient les volontés des dirigeants. (ii) Le second Cygne noir sera très certainement l’éclatement de la bulle des schistes américains et, probablement aussi, un passage de témoin du leadership mondial entre les Etats-Unis et la Chine, qui aura été accéléré par la pandémie.
La globalisation est un phénomène objectif ; c’est un processus historique indépendant de la volonté immédiate des acteurs. L’attitude que ces derniers adoptent face au changement fera de ses manifestations des opportunités ou des menaces selon les cas. Les firmes sont l’acteur cardinal de ce processus et tendent à prendre un ascendant sur les Etats. Un impératif stratégique nouveau se pose dans les relations internationales : la puissance des Etats s’établit sur la puissance des firmes, et il revient aux Etats de mettre au cœur de leur politique économique l’encouragement à l’émergence de champions nationaux. L’Etat, en s’affirmant comme Etat stratège, anticipant le changement avec la volonté de conquérir le futur, soutenant, en ce sens, la compétitivité des entreprises et propageant l’esprit de conquête, se modernisant et s’adaptant sans cesse pour encourager cette dynamique, devient le catalyseur du développement d’entreprises modernes, à même de participer au grand jeu économique planétaire qui, en retour, décuplent sa puissance.
Entretien réalisé par Hakim Outoudert