En 2011, le gouvernement, à travers ses deux ministères, celui du Commerce et de l’Agriculture, avait annoncé le projet ambitieux de la réalisation de méga-abattoirs et de quelque huit marchés de gros, à travers plusieurs régions du pays, à coups de milliards de Da. Six ans après, en 2020, le constat est sans appel : minés par une organisation administrative bureaucratisée et sans objectifs stratégiques clairement définis, ces ambitieux projets et non moins budgétivores se sont avérés démesurés et inopérants. Le comment du pourquoi de ce mégagâchis, nous est expliqué dans cet entretien par un expert agronome, M. Akli Moussouni.
Eco Times : En 2011 un mégaprojet, consistant en la réalisation d’abattoirs d’envergure, avait été lancé et dédié à plusieurs régions du pays. Six ans après, où en est-on ?
Akli Moussouni : Il s’agit, en effet, du projet de trois complexes d’abattages projetés par le ministère de l’Agriculture, et celui de huit marchés de gros pris en charge par le ministère du Commerce.
Plus précisément, il était question de réaliser quatre méga-abattoirs projetés à Boukteb, wilaya d’El-Bayadh, à l’Ouest du pays, Hassi Bahbah, wilaya de Djelfa, au Centre du pays, et Aïn-M’lila, wilaya d’Oum El Bouaghi, à l’Est du pays, ainsi que le réaménagement d’une 4e infrastructure ancienne, en l’occurrence, l’abattoir d’Annaba. Une série de réalisations projetées à l’aveuglette, en effet, par le ministère de l’Agriculture, en avril 2011, à travers sa Société de gestion des participations production animale (SGP Proda), pour un coût de 7,5 milliards de DA, et qui devaient entrer en production en 2014. Six ans plus tard, en 2020, ils n’intéressent presque personne parmi les éleveurs des régions limitrophes, alors qu’ils étaient destinés à traiter 28 800 tonnes de viande ovine et 12 000 tonnes de viande bovine. Des objectifs démesurés sans aucune stratégie.
Sur un autre plan, un autre ministère, en l’occurrence, celui du Commerce, s’était quant à lui lancé, en 2011, dans la réalisation de 8 marchés de gros à travers l’EPE MAGROS, à Guelma, Mila, Sétif, Aïn-Defla, Mascara, Biskra et Ouargla, destinés là aussi à «couvrir la production des fruits et légumes émanant des 38 sur les 48 wilayas», mais sans savoir comment et pour quel objectif faire transiter 3,6 millions de tonnes de fruits et légumes par ces marchés !
Là aussi, le budget est énorme, soit 19 milliards DA pour des chiffres utopiques en termes d’emploi, soit 2 500 à 3 000 postes de travail par projet ; ce qui paraît exagéré par rapport à une infrastructure destinée uniquement à servir de transit de marchandises tel que fonctionnent les marchés de gros traditionnels.
A quoi sont dues ces défaillances, selon vous ?
La défaillance se situe, en fait, dans la démarche de ces ministères censée faire de ces infrastructures des outils de développement de ces filières.
A défaut de trouver des solutions pour faire fonctionner ces complexes, Alviar (l’Algérienne des viandes rouges) a versé depuis 2018 dans l’importation de la viande vive pour alimenter momentanément ces infrastructures. Une autre tentative des plus récentes, le 08 octobre 2020, a fait l’objet «d’une réunion de concertation sur la filière viandes rouges et la relance des 3 complexes d’abattage», entre le ministère de l’Agriculture avec son groupe agro-logistiqueAGROLOG», en tant que tutelle du projet, la Fédération nationale des éleveurs et le Conseil national interprofessionnel de la filière viande rouge, en présence des représentants du ministère du Commerce, «concertation» qui, apparemment, n’a pas abouti… Autrement dit, l’inefficience de ces projets réside dans l’absence de concertation entre ces institutions. Au lieu de revoir fondamentalement le statut et le rôle de ces établissements pour concrétiser les investissements opérés, on a fait dans la fuite en avant en projetant de construire d’autres abattoirs à l’extrême Sud du pays (Tinzaouatine et Bordj Badji-Mokhtar), «pour approvisionner le marché national en viandes au lieu de les importer», comme si les abattoirs servaient à produire de la viande ! Ce qui fait que ces infrastructures ne peuvent dans ces conditions constituer des plateformes de développement de ces filières.
De même pour le ministère du Commerce, il s’agissait juste de construire des marchés de gros, dont le statut juridique n’autorise pas ces établissements situés à l’aval d’une dynamique de production dispersée, à servir d’outils de développement des filières des fruits et légumes en termes de production, par rapport à une demande non planifiée, ni en termes de qualité en l’absence de normalisation du marché national, encore moins par rapport aux exigences drastiques des marchés extérieurs. En termes clairs, l’EPE MAGROS Spa et l’organisation projetée pour son fonctionnement, tel que prévu par ses statuts, ne peuvent lui permettre de contribuer significativement à la construction d’une nouvelle économie, encore moins à la diversification des recettes en devises.
Avec un budget global de près de 30 milliards DA, le statut administré à ces «complexes d’abattage», et à ces «marchés de gros», les cloisonne à l’aval de dynamiques de productions dispersées, ce qui ne les autorise pas à servir d’outils de développement à ces filières, du fait des carences qu’ils recèlent pour faire partie de chaînes de valeurs dotées de tous les outils de sécurisation des producteurs.
En effet, le statut de nature administrative de ces établissements (ALVIAR et MAGROS), a fait que l’organisation qui en découlera pour ces abattoirs et marchés de gros, sera dépourvue d’avantages comparatifs par rapport à la pléthore d’infrastructures traditionnelles informelles et anarchiques. Dans ces conditions, ces réalisations ne pourront, en aucun cas, contribuer significativement à la construction d’une nouvelle économie, encore moins à la réduction de la facture des importations. En effet, entre les agriculteurs et ces projets, ces fausses sociétés par actions, du fait que l’Etat en est le seul actionnaire, constituent un rempart bureaucratique composé d’une pléthore de services dont les seuls qui fonctionnent sont ceux qui comptabilisent les salaires d’une pléthore de personnels et garantis par l’Etat, mais sans aucune influence en termes de production.

Y a-t-il moyen de remédier à ces dysfonctionnements ?
Il est, pour le moins, impératif de revoir la position et le statut de ces établissements pour leur permettre d’agir, en amont, en accompagnant les producteurs organisés autour des exigences agronomiques des cultures et des élevages, d’une part, et celles des marchés organisés en plateformes logistiques, d’autre part, en tant que passerelles entre les producteurs et les consommateurs à travers des circuits de distributions d’un nouveau genre.
C’est à ce titre que le cabinet SIMDE (Société d’ingénierie, de management et du développement de l’entreprise, Ndlr), ayant engagé une expertise dans ce domaine, se propose de dégager un protocole d’accompagnement du changement de fonctionnement de ces entreprises pour qu’elles puissent servir d’outils capables de remédier aux carences dont elles souffrent, du fait de la limitation de leur statut, «tutelle administrative», qui fige ces établissements à l’aval d’une dynamique de production dispersée et incontrôlable. Ce qui n’autorise pas ces établissements à servir d’outils de développement des filières des fruits et légumes, en termes de production anarchique et d’une demande de marché non planifiée, encore moins en termes de qualité, en l’absence de la normalisation du marché national, mais, surtout, aussi, face aux exigences drastiques des marchés extérieurs. L’échec d’une succession de tentatives d’exportations subi récemment par nos «exportateurs», doit servir de leçon.
Que proposez-vous concrètement en tant que SIMDE, pour réhabiliter ces infrastructures ?
Dans notre vision, nous faisons dans la conception de démarches qui puissent répondre à des objectifs économiques, nonobstant totalement la configuration légale de la pléthore de services administratifs dédiés faussement à l’économie. Notre démarche consiste à redéployer, pour l’essentiel, les moyens matériels et humains existants, auxquels il faudra rajouter les techniques de transformation appropriées, et l’organisation adéquate des opérateurs à impliquer autour de ces infrastructures, et non pas autour de ces «SPA» qui, elles-mêmes, doivent être restructurées économiquement dans la mesure du possible, sinon disparaître.
Aussi, il faudra se focaliser sur la réorganisation des activités mères de la production, dans ce cas, l’élevage et le maraîchage de plein champs et de plasticulture, l’arboriculture fruitière et les produits de la biodiversité. S’ensuivent la formation des intervenants et des consultants dans la réorganisation des structures et les organisations actuelles, dans les chaînes de valeur que doivent véhiculer ces projets, et développer la communication pour promouvoir les outils d’incitation et d’adhésion des opérateurs à ces nouveaux processus à travers des rencontres et remises de documents et brochures. Aussi, l’encadrement et l’accompagnement de cette restructuration des établissements en plateformes logistiques, entre autres, et la mise en réseaux des producteurs autour de ces dernières, etc. Ce sont autant de mesures de concrétisation d’une conception qui pourrait changer la donne.
Entretien réalisé par Hakim O.