La création récente d’une banque des semences et la décision d’«arrêter l’importation de semences maraichères dès l’année prochaine 2023», annoncée par le Premier ministre, Aïmene Benabderrahmane, sont vécues comme deux évènements majeurs dans les milieux agricoles depuis quelques jours, et chaque catégorie d’acteurs interprète ces nouvelles orientations à partir de sa position et en fonction de ses besoins, que ce soit les producteurs maraichers, les chercheurs agronomes ou les importateurs et distributeurs de semences.
Par Mohamed Naïli
Sur le terrain, les agriculteurs adoptent une position mitigée quant à ces annonces, en accueillant favorablement la nouvelle concernant la création d’une banque de semences, mais tout en restant dubitatifs quant à la suspension de l’importation de celles-ci à la date fixée, à savoir dès l’année prochaine, en se demandant si cette décision ne fera que provoquer d’éventuelles pénuries en semences justement.
Contacté à ce propos, Ahmed A., exploitant d’une EAI (exploitation agricole individuelle) de 6 hectares dans un périmètre irrigué entre Baghlia et Dellys, dans la wilaya de Boumerdès, spécialisé en produits maraichers, se demande d’emblée «est-ce que les pouvoirs publics ont bien pris leurs dispositions avant de prendre une telle décision?». Selon lui, «sans les semences importées, aucun producteur maraicher ne pourra travailler, c’est grâce aux semences importées que nous produisons ce que vous voyez sur le marché».
Semences d’importation à 15 DA/graine
Toutefois, selon ce maraicher, «il y a des semences locales pour certains produits qui, de surcroît, sont proposées à des prix abordables certes, mais leurs rendements sont faibles», dira-t-il avant de citer l’exemple d’une semence de pastèque importée d’Espagne et pour laquelle il a fait le déplacement jusqu’à Mostaganem pour l’acquérir au prix de 15.000 DA le sachet de 1.000 graines, soit 15 DA/graine. «Il y a des semences locales de pastèque à 8.000 DA/sachet mais leurs rendements sont aléatoires», affirme-t-il.
Dans une telle situation, «est-il normal d’arrêter l’importation dans un délai aussi court, à savoir d’ici l’année prochaine?», se demande ce producteur qui, en guise de conseil, lance un appel «aux ingénieurs et aux responsables administratifs de penser à faire quelque chose pour améliorer la qualité des semences locales pour augmenter surtout leurs rendements avant de penser à arrêter l’importation».
Par catégorie de produits, si dans le domaine maraicher, les estimations font état de 95% de semences qui sont importées, dans d’autres filières, en revanche, des progrès notables ont été enregistrés. C’est le cas de la pomme de terre où, selon le Conseil interprofessionnel de cette filière, jusqu’à 80% des semences utilisées sont produites localement et les importations n’interviennent que pour l’appoint en fonction des disponibilités de chaque saison. Cette filière a ainsi réussi à réduire les importations en semences d’un niveau moyen de près de 1,5 million de quintaux/an à 500.000 quintaux seulement durant la saison agricole de 2020, à titre indicatif.
Pour ce qui est des semences céréalières, la filière compte un nombre important de multiplicateurs qui travaillent en étroite collaboration avec l’OAIC auquel la production est livrée. Néanmoins, les mesures d’accompagnement prévues pour encourager ces producteurs pour améliorer le produit local, tant en rendements qu’en variétés et qualité de semences produites, ne semblent pas encourageantes.
En effet, selon Ali B., multiplicateur de semences de blé dans la région de Draâ El Mizan, répondant à une question sur le prix d’achat pratiqué par l’OAIC pour les semences, «il n’y a pas une grande différence de prix entre les céréales de consommation et les semences. Le blé dur par exemple est payé à 5.000 DA/quintal, la semence est payée à 6.000 ou 6.200 DA/quintal», soit une prime supplémentaire entre 1.000 et 1.200 DA/ql seulement pour les multiplicateurs de semences, ce qui est jugé insignifiant et loin d’être encourageant, d’autant plus que les rendements, lorsqu’il s’agit de produire des semences, sont moins favorables que lorsqu’il s’agit de céréales de consommation. «En plus des rendements, il faut ajouter aussi des frais supplémentaires pour produire les semences, car il y a des produits de traitement qu’il faut aussi intégrer», explique-t-il encore.
Propriété intellectuelle
Avec des besoins estimés entre 3 et 3,5 millions de quintaux à l’arrivée de chaque campagne de labours-semailles, selon les quelques statistiques émanant du département de l’Agriculture et du développement rural, la filière céréalière parvient elle aussi, à l’instar de la filière pomme de terre, à répondre aux besoins des céréaliculteurs en semences, en produisant localement la quasi-totalité des quantités utilisées pour l’ensemencement.
Les chercheurs et spécialistes dans le domaine de la génétique, de leur côté, insistent sur la nécessité de tracer une stratégie de création de sélections de semences locales sur le long terme, compte tenu du temps que nécessite un tel processus.
A cet égard, l’ingénieur agronome Djamel Belaïd rappelle que «les opérations de sélection prennent plusieurs années, 8 ans dans le cas de la tomate par exemple. Elles nécessitent la présence d’un personnel qualifié: généticiens décidant des programmes de croisement, techniciens s’assurant de leur réalisation et collaborateurs se chargeant des opérations logistiques au niveau des stations de recherche. Sans compter un réseau d’agriculteurs multiplicateurs».
Avant de focaliser sur la production de sélections locales de semences, ce spécialiste rappelle la nécessité de choisir les variétés à développer. Ce processus nécessite un investissement important, rappelle-t-il aussi en citant l’exemple de la France où 400 millions d’euros sont dépensés annuellement dans la création de variétés de semences qui, à leur tour, sont protégées par la propriété intellectuelle. Il précise aussi que toute «tentative d’utilisation des graines issues des légumes produits par l’agriculteur dans le but de réaliser un nouveau cycle de production est impossible (parce que) une telle démarche requiert l’autorisation de l’obtenteur». Autant d’enjeux donc qu’il n’y a pas lieu de perdre de vue afin d’assurer la maîtrise des besoins du secteur agricole en toutes sortes de semences à moyen et long terme.
M. N.