Le redressement de l’économie algérienne passe certes par la modernisation de notre agriculture, l’implantation d’une plate-forme industrielle, le développement de l’économie numérique, l’éclosion de start-up et le cap sur les énergies renouvelables. Mais le consensus social qui est le pilier auquel viennent s’adosser toutes les transformations contenues dans le plan de relance pour une économie nouvelle, passe par la réduction des inégalités sociales et celle des fractures territoriales.
Par Ali Mebroukine
Professeur en droit des affaires
Les unes et les autres se sont beaucoup creusées depuis 1999, même si un segment de la société algérienne a pu émerger rapidement et scandaleusement, au cours de la dernière mandature de Chadli Bendjedid, celui des rentiers et des spéculateurs. Ce segment a du reste été véhémentement dénoncé par l’ancien Chef de l’Etat dans son discours inénarrable du 19 septembre 1988.
La justice sociale composante de l’ADN algérienne
La Déclaration du 1er novembre 1954, principale Table de la Loi révolutionnaire, au même titre que le Congrès de la Soummam du 20 août 1956, pose le principe «d’une République algérienne, démocratique et sociale(…)». Globalement, en six décennies, le pays a consacré une part non négligeable de la richesse nationale à l’éducation, l’emploi, la formation, la santé et la protection sociale. Les subventions implicites (eau, électricité, gaz, carburants) ainsi que les transferts sociaux ont représenté, en moyenne, entre 2000 et 2019, quelque 30% du Pib. Ceci est considérable, alors que beaucoup d’Algériens l’ignorent et continuent de pester contre leur administration qui aurait abjuré sa vocation d’Etat providence. Cette politique qui permet de garantir le pacte social interne a été réaffirmée par le Président Tebboune, à l’occasion de l’ouverture de la Conférence nationale sur le plan de relance pour une économie nouvelle, le 18 août dernier. Toutefois, il faut bien voir que la structure du modèle social algérien ne saurait être maintenue en l’état, en raison de la réduction dans les années qui viennent de l’épargne budgétaire. Aussi bien faudrait-il engager des réformes visant l’utilisation optimale des ressources destinées à l’éducation, la formation professionnelle, le logement ou encore certains dispositifs d’aide à l’emploi des jeunes qui ont fait la preuve de leur inefficacité.
Les experts du Cercle d’analyse et de réflexion autour de l’entreprise (CARE) ont imaginé récemment un dispositif fiscal facilitant non seulement la diversification de l’économie algérienne mais l’instauration d’une plus grande justice sociale. Du reste, le Projet de révision constitutionnelle, en son article 82, alinéas 2, 3,5 et 6, est on ne peut plus clair sur la justice fiscale. Qu’on en juge :
«Les contribuables sont égaux devant l’impôt (…)»
«L’impôt est un devoir citoyen.»
«Toute action visant à contourner l’égalité des contributions devant l’impôt constitue une atteinte aux intérêts de la collectivité nationale.»
«La loi sanctionne l’évasion et la fraude fiscales.»
Le périmètre trop important concédé à l’économie souterraine, le poids des prélèvements obligatoires pour les titulaires de revenus fixes et l’opacité du système fiscal à l’égard des commerçants, professions libérales et entrepreneurs ; ces trois facteurs contiennent les ingrédients d’un malaise social profond qu’il faut redouter avant 2025, mais qu’il est possible, d’ores et déjà, de conjurer en mettant en place, comme le suggère CARE, «un système de prélèvement directement connecté aux bénéfices, revenus et consommations existants.» De la même manière, impossible devant l’érosion des disponibilités budgétaires futures, de ne pas remettre à plat le système des exonérations et exemptions fiscales, ainsi que le principe même des comptes spéciaux du Trésor. S’agissant des premiers, il est impératif d’en évaluer l’impact en termes de création d’emplois, de valeur ajoutée, de distribution de salaires nets et surtout de s’assurer que les entreprises qui y sont éligibles ne sont pas localisées principalement dans six ou sept wilayas seulement. En ce qui concerne les seconds, les lois de Finances (annuelles comme complémentaires) en contiennent beaucoup trop, mais plus que leur nombre, c’est l’opacité, à peu près totale, des flux entrants et sortants auxquels ils donnent lieu qui pose un véritable problème de Finances publiques. Il serait souhaitable que dans la Loi de Finances pour 2021, la question des comptes spéciaux du Trésor comme celle des comptes d’affectation spéciale soit examinée dans une perspective de rationalisation de la dépense publique, afin de libérer des ressources pour abonder le budget dédié à la protection sociale.
La réduction des fractures territoriales est un impératif catégorique
La réduction des disparités entre régions et entre wilayas est aujourd’hui la principale garantie contre la dégradation du consensus social. Les services du Ministres de l’Intérieur, des collectivités locales, de l’aménagement du territoire ont évalué à 15.000 le nombre de «zones d’ombre» dans lesquelles vivent 8,5 millions de nos compatriotes, soit près du quart de la population globale. Ces zones dont certaines sont enclavées disposent d’un potentiel de développement labile, n’attirent pas les investisseurs et sont administrées par des services publics sous-encadrés humainement. Une partie de la population qui y réside peine à accéder à des ressources vitales comme l’eau potable, l’électricité ou encore les soins de base et l’éducation pour les enfants.
Il est inconcevable que l’Algérie qui a accompli une révolution pour se libérer de la domination coloniale (qui fut une nuit pour l’écrasante majorité des Algériens), devienne une nation émergente à moyen terme, si seulement une dizaine de willayas sont prospères et les autres en détresse structurelle ou contingente. L’histoire et la culture récentes de notre pays s’inscrivent dans une trajectoire d’équité, si ce n’est d’égalité sociale. Ne sous-estimons pas la quête des Algériens de vivre dans une nation où les écarts de revenus et de patrimoines sont encalminés dans des espaces sociaux contigus. Mais même en s’affranchissant de l’idéologie, on sait qu’à l’horizon 2030, 85% de la population algérienne vivra dans cinq ou six métropoles ; à ce moment-là, combattre le crime organisé, le grand banditisme, faire régresser les zones de non-droit, lutter contre l’économie informelle relèvera de la quadrature du cercle.
L’Algérie n’a pas vocation, contrairement à des pays comme la Malaisie, l’Indonésie, l’Afrique du Sud, le Mexique ou le Brésil à devenir une terre de contrastes. L’objectif visé par le Président Tebboune est de parvenir, d’ici à 2025, à un développement inclusif qui ne laisse aucun des enfants de l’Algérie sur le bord de la route. C’est aux trop nombreux algériens qui versent aujourd’hui dans une sorte d’individualisme nihiliste que s’adresse en priorité le message du Chef de l’Etat.
Pour distribuer une richesse, il faut la créer
Ceci posé, il existe une loi d’airain à laquelle nul (individu ou collectivité n’échappe) : on ne peut distribuer, qui plus est équitablement, que les richesses que l’on a créé par son travail, son épargne, son inventivité, ses investissements. Les Algériens doivent se résigner à admettre que la rente pétrolière et gazière sera tarie vers 2030-2035, quand le pays comptera quelque 50-53 millions d’habitants. Le Président de la République devra le rappeler sans cesse à nos compatriotes et le gouvernement aussi. La Conférence nationale sur le plan de relance pour une économie nouvelle des 18-19 août a décliné une feuille de route exemplaire, cependant que le Président Tebboune continue d’exercer une forte pression sur toute l’Administration pour qu’elle accélère la cadence des réformes. Si les Algériens tiennent comme à la prunelle de leurs yeux au modèle social que le Président Houari Boumediene avait mis en place dans les années 1960, ils devront travailler davantage et, sans oublier les ressources fossiles appelées à garantir le pouvoir d’achat international du pays pour des années encore, investir massivement les secteurs porteurs d’avenir et pour lesquels notre pays dispose d’atouts non négligeables : agriculture, élevage, pêche, tourisme, énergie solaire, économie numérique, recherche et développement.
A. M.