Une avancée considérable a déjà été accomplie dans le long et périlleux processus d’édification d’une économie de marché, sur les décombres d’un système socialiste qui a profondément marqué la société algérienne. Toutefois, d’aucuns, parmi les observateurs de la scène économique algérienne ne considèrent que l’Algérie est, aujourd’hui, un pays mûr pour l’investissement.
Le classement de l’Algérie dans le dernier rapport établi par la Banque Mondiale sur le climat des affaires «Doing Business 2020», est venu, à juste titre, corroborer ce constat peu reluisant, dans la mesure où l’Algérie est positionnée à la 157e position sur 190 pays étudiés. Ce classement donne une mesure supplémentaire du climat des affaires dans notre pays qui, faut-il le souligner, ne cesse de se dégrader.
Un climat économique propice aux affaires nécessite la réunion de plusieurs facteurs, la stabilité juridique en est le plus important. Pour que l’entreprise, quel que soit son statut, puisse naître et s’épanouir, il faut absolument que son promoteur y trouve un environnement des affaires favorable, soit la stabilité juridique requise pour concevoir ses stratégies et asseoir ses prévisions. Malheureusement, en Algérie, la transition à l’économie de marché, pourtant engagée dans l’enthousiasme à la fin des années 1980, s’éternise et, souvent même, opère des régressions à coup de nouvelles lois insidieuses, introduites dans des lois de finance et des lois de finance complémentaires, qui, comme chacun le sait, échappent au contrôle du Parlement.
Intrusions néfastes
La technique qui consiste à introduire, d’une manière insidieuse, dans des lois de finance annuelles ou complémentaires des dispositions législatives qui lui sont étrangères, est connue de la doctrine sous le qualificatif du «cavalier budgétaire». Ce dernier est défini à juste titre comme «la disposition contenue dans une loi de finance qui, en vertu des règles constitutionnelles ou organiques régissant les lois de finance, n’ont pas leur place dans le texte où le législateur a prétendu les faire figurer».
Le recours abusif du législateur algérien à cette technique reste la meilleure preuve de l’instabilité juridique, qui fragilise manifestement le climat des affaires dans notre pays. Au demeurant, l’impact des cavaliers budgétaires est patent aussi bien dans le droit public que dans le droit privé des affaires.
En effet, les domaines du droit public des affaires, qui ont trouvé leur source d’amendement et/ou de création dans cette technique compromettante, sont multiples, et même le droit pénal des affaires n’en a pas fait exception. Tous les spécialistes du droit algérien s’accordent à dire que le principe de la responsabilité pénale des personnes morales est un concept qui est initié pour la première fois par la loi n°4-14 du 10 novembre 2004. Ceci est naturellement loin d’être vrai dans la mesure où ledit principe trouve réellement son origine dans un «cavalier budgétaire» porté par l’ordonnance n°69-107 du 31 décembre 1969 portant loi de finance pour 1970(article 55) qui dispose : «Lorsque les infractions à la réglementation des échanges sont commises par les administrateurs, gérants ou directeur d’une personne morale, ou par l’un d’entre eux agissant en nom et pour le compte de la personne morale, indépendamment des poursuites intentées contre ceux-ci, la personne morale elle-même pourra être poursuivie et frappée des peines pécuniaires prévues à la présente ordonnance.»
Le code des marchés publics a, également, été modifié par des dispositions cavalières insérées dans différentes lois de finance. Parmi ces dispositions, l’on peut s’intéresser à celle qui a eu un impact indélébile sur le climat des affaires, dans la mesure où elle a imposé aux soumissionnaires étrangers, dans le cadre des appels d’offres internationaux, d’investir dans le cadre d’un partenariat avec une entreprise de droit algérien, dans le même domaine d’activité, dont le capital est détenu majoritairement par des résidents nationaux (article 55 de la LFC 2010).
Plus surprenant encore, l’instabilité juridique, caractérisée par l’engagement de réformes économiques stratégiques par le truchement de simples dispositions de lois de finance, s’est attelée même au droit de régulation économique. Ceci est d’autant plus vrai que les «cavaliers budgétaires» se sont trouvés au centre du vaste mouvement de déréglementation entrepris par les pouvoirs publics pour acter les réformes économiques entreprises dans le but d’assurer le retrait de l’Etat de la sphère économique. Ce constat est corroboré par leur impact patent, tantôt, dans le domaine des activités réglementées (plusieurs activités économiques et commerciales ont été réglementées à travers des «cavaliers budgétaires»: l’importation du tabac manufacturé, les magasins et aires de dépôts temporaires, l’importation, la production et la vente de l’alcool, etc.), tantôt, dans le domaine des autorités indépendantes de régulation (nombreuses sont les autorités administratives indépendantes qui sont créées à travers des dispositions insérées dans des lois de finance : L’autorité de régulation du marché du tabac et des produits tabagiques, l’Autorité de régulation de transport, etc.).
Il semblerait, ainsi, que le législateur algérien a fait le choix de l’illégalité pour accompagner les changements stratégiques de l’économie nationale dans son chemin parcouru vers le libéralisme, en recourant à cette technique du «cavalier budgétaire», pourtant proscrite sous d’autres cieux, notamment en Europe et aux États-Unis.
Par ailleurs, à l’instar de ce que nous avons pu constater dans le cadre du droit public des affaires, l’impact des «cavaliers budgétaires» sur le droit privé des affaires en est, également, patent, voire plus conséquent. Cela est d’autant plus vrai que toutes les branches du droit privé, sans exception aucune, sont touchées par les affres de cette technique compromettante. Même le code civil, pourtant défini comme une loi générale qui contient les dispositions de base régissant la vie en société, a vu ses dispositions amendées par des «cavaliers budgétaires» insérés dans une loi de finance (Article 22 LF 1985).
Au-delà du code civil, l’étendu incommensurable de la technique des «cavaliers budgétaires» n’a pas manqué d’impacter les branches considérées comme le noyau dur du droit privé des affaires : le droit commercial et le droit d’investissement.
Dans le domaine du droit commercial, il suffit, par exemple, de constater que la notion du «groupe de sociétés» trouve son origine dans une disposition de loi de finance (Art 97 LF 1997) pour comprendre l’étendue de cette technique compromettante. Pis encore, aussi surprenant que cela puisse paraître, même le choix hautement stratégique de la «privatisation des entreprises publiques» a été acté finalement par un «cavalier budgétaire», inséré subrepticement dans la loi de finance pour 1994 (Article 180), voire avant la promulgation de l’ordonnance n° 95-22 du 26 août 1995 relative à la privatisation des entreprises publiques, que tous les spécialistes considèrent comme étant le premier texte ayant initié cette réforme stratégique.
S’agissant du droit de l’investissement, si nécessité est de le préciser, l’accélération du processus d’intégration économique par la privatisation, la libéralisation et la dérégulation, devrait logiquement être accompagnée, sur le plan juridique, par l’élaboration des outils de protection des investissements à même de constituer le fondement juridique de l’investissement en Algérie (le code de l’investissement, les conventions internationales multilatérales, les conventions internationales bilatérales). Le législateur algérien s’entête, néanmoins, à créer une source inédite et inouïe puisque tous les changements afférents au droit de l’investissement sont opérés, ces dernières années, par la voie exclusive de la technique du «cavalier budgétaire».
Techniques peu… cavalières
En effet, depuis la promulgation de la fameuse loi de finance complémentaire pour 2009, le code de l’investissement est advenu la cible préférée des «cavaliers budgétaires». En toute vraisemblance, ces dispositions cavalières avaient comme vocation de sonner le glas d’une nouvelle stratégie économique que les autorités politiques veulent adapter.
Force est de constater, d’ailleurs, que cette technique des «cavaliers budgétaires» s’est confirmée durant ces dernières années comme une arme efficace permettant au législateur algérien de placer, subrepticement, les dispositions concrétisant le retour à l’ère du protectionnisme économique. Cette nouvelle tendance est corroborée, par ailleurs, par les innombrables dispositions qui ont touché le code de l’investissement, aussi bien dans son ancienne version (l’ordonnance n° 01-03) que dans la plus récente (Loi n°2016‐09).
Il va sans dire que cette manière de faire et de défaire des pans entiers du droit de l’investissement, par le biais des dispositions cavalières, n’aide certainement pas à asseoir un climat des affaires paisible et encourageant pour l’installation des IDE (Investissements directs étrangers). Les investisseurs étrangers ne peuvent, donc, plus s’aventurer de placer leurs investissements dans un pays où les lois peuvent être changées du jour au lendemain, à travers de simples dispositions contenues dans des lois de finance et/ou des lois de finance complémentaires.
Cette façon d’encadrer juridiquement le climat des affaires, à travers le recours à cette technique compromettante des «cavaliers budgétaires», est génératrice d’un malaise qui ne cesse d’être exprimé par les investisseurs aussi bien nationaux qu’étrangers, notamment après la parution des dispositions cavalières contenues dans la LFC de 2009 (le recours obligatoire au partenariat national, la déclaration et l’examen préalables de l’investissement étranger, l’exigence d’une balance excédentaire en devise durant toute la vie de l’entreprise, le recours obligatoire au financement local et le droit de préemption au profit de l’État).
Tout pays a le droit de modifier son droit des investissements, s’il explique les raisons qui le conduisent à le faire et procède correctement aux modifications envisagées. Mais, dans le cas de l’Algérie, les explications partielles et partiales fournies, après chaque modification, par les pouvoirs publics semblent s’ajouter aux modalités calamiteuses des réformes. Méconnaissant hiérarchie des normes et principe de non-rétroactivité des lois, les règles du nouveau patriotisme économiques sont entrées en vigueur de façon contestable et, parfois, carrément ubuesque. C’est, d’ailleurs, la façon dont elles ont été introduites qui a été en premier lieu critiquée aussi bien par les investisseurs algériens que par leurs homologues étrangers. Quant à leur contenu, il a surpris par son caractère restrictif nettement antilibéral.
Aujourd’hui encore, à l’ère de la crise économique aigüe engendrée par la baisse draconienne des prix de pétrole, le législateur fait recourir aux mêmes pratiques cavalières afin de rendre attractive la destination Algérie pour les IDE, et ce, à travers la suppression du la de préemption et l’assouplissement de la règle 51/49 (LF2020).
Sans vouloir justifier une situation somme toute injustifiable, tout porte à croire que législateur trouve, dans cette technique, un correctif à la lenteur de la procédure législative. Par ailleurs, pour ne pas être fataliste, nous pensons que cette situation pourrait bien évidement être évitée pour peu que les institutions habilitées à censurer les dispositions insidieuses injectées clandestinement dans les lois de finance soient efficaces, ou du moins fonctionnelles. Nous nous référons, notamment, à la censure ex ante qui devrait être exercée par le Parlement et la censure ex post qui devrait être assurée par le Conseil constitutionnel.
Salem Aït Youcef, doctorant en droit
(*) Inspiré de l’ouvrage : Salem Aït Youcef, Cavaliers budgétaires comme source du droit des affaires en Algérie, Lys Bleu Editions, 2020. )