(Deuxième partie)
Comme nous l’avons vu dans la première partie de cette contribution, les privatisations en Algérie sont loin d’avoir été une réussite. En réalité, il n’y a jamais eu trace dans les politiques publiques, conçues par le décideur, de volonté d’ouvrir davantage l’économie algérienne, comme cela a été le cas de nos voisins marocain et tunisien. Par ailleurs, les institutions mises en place pour restructurer, en le redimensionnant, le secteur public marchand, n’ont pas joué leur rôle (Fonds de participation, Holdings publics, Sociétés de gestion des participations, Conseil des participations de l’Etat).
Par Lyazid Khaber, directeur de la publication d’Eco Times et Ali Mebroukine, professeur en droit des affaires
Entre 1995 et 2000, la vente d’une partie des actifs publics a, surtout, permis à l’Etat de se désendetter surtout qu’entre 1994 et 1998, toute l’économie algérienne était sous ajustement structurel, mais la contrainte macroéconomique subsistera jusqu’au redressement des cours du brut à partir de 2002.
Lorsqu’on porte un regard rétrospectif sur le processus de privatisation, on peut globalement considérer qu’il n’a pas permis d’atteindre les objectifs suivants :
1. L’avènement d’une plus grande concurrence entre les opérateurs économiques.
2. La reconquête du marché intérieur dont des pans entiers sont détenus par des investisseurs étrangers. Il était attendu des privatisations qu’elles soient, surtout, l’occasion pour les entreprises algériennes de produire localement biens d’équipement, biens semi-finis, biens de consommation, biens réseau, etc., en faisant jouer les avantages comparatifs existant dans certains secteurs, ceci sans remise en cause du principe de la déprotection tarifaire inscrite dans l’Accord d’association avec l’Union européenne d’avril 2002 et accepté par l’Algérie dans ses négociations internationales en vue de son adhésion à l’OMC.
3. Une meilleure gouvernance des entreprises publiques, partiellement ou totalement privatisées, grâce à un Top et un Middle Management compétent et dynamique, des ressources humaines hautement qualifiées, un plus grand respect des écosystèmes naturels par les entreprises industrielles, conformément aux engagements pris par l’Algérie en matière de protection de l’environnement, enfin, une mutualisation des moyens entre le repreneur privé et l’Etat cédant sur la base d’un pacte d’actionnaires scellé à l’occasion de l’ouverture du capital.
Ceci posé, il y a eu, cependant, quelques privatisations vertueuses (Danone, Henkel, Knauff, N’gaous, Fertiberia, etc.) et des cessions qui ont débouché sur des échecs retentissants (le plus emblématique est celui du complexe sidérurgique d’El Hadjar, cédé en 2001 à LNM et ISPAT, puis repris en août 2016 par le Holding public IMETAL). A la vérité, aucun expert ne peut désigner, sur la base des seules informations publiées dans la presse spécialisée, les privatisations qui constituent un succès et celles qui ont connu des échecs. Seul un diagnostic économique de l’entreprise qui comprend le business model, le diagnostic stratégique et le diagnostic comptable et financier, peut permettre l’évaluation de l’impact économique, social et industriel de la privatisation.
Entre 2008 et 2020, aucune privatisation n’a eu lieu officiellement. Faut-il, cependant, ajouter foi aux révélations du quotidien El Khabar du 30 janvier 2020, selon lesquelles sous la primature d’Ahmed Ouyahia et celle d’AbdelmalekSellal (soit entre 2008 et 2017) quelque 800 entreprises publiques (nationales et locales) ont été cédées à des investisseurs algériens au DA symbolique ? Il en aurait résulté une compression d’effectifs évaluée à 500.000 licenciements secs. De façon générale, on ne s’étonnera guère que les actifs du secteur public marchand n’aient pas intéressé outre mesure les entrepreneurs privés algériens. Des entreprises de la taille de Condor, Cevital, l’ETRHB, SIM, Banamor, Alliance Assurances, Biopharm, Arcophina, AOM Investment ou encore RED Med, auraient pu se porter acquéreurs d’actifs d’entreprises publiques, notamment de certaines filiales, à l’instar de la filiale construction du groupe Cosider, dont la gouvernance est de bonne facture et le potentiel de croissance important.
Pour bien comprendre cette désaffection des entreprises algériennes à l’égard de la privatisation, il faut garder présent à l’esprit que la croissance économique a été portée quasi exclusivement par la dépense publique, au cours des 20 dernières années : plan de soutien à la relance économique (2001-2003), plan complémentaire de soutien à la croissance (2005-2009), 1er plan quinquennal (2010-2014), enfin, le virtuel 2e plan quinquennal (2015-2019). Pour mesurer, également, la timidité du décideur à engager l’économie algérienne dans un processus de diversification, que des privatisations sérieusement menées auraient pu favoriser, il faut rappeler au lecteur que 70% des investissements publics, durant les deux décennies passées, ont été consacrées aux infrastructures économiques (routes, aéroports, métro, tramway, voies ferrées, énergie, désalinisation de l’eau de mer) et aux prestations sociales (salaires, logements, santé, éducation). C’est sans doute le lieu de rappeler que tous ces investissements n’ont pas produit sur le reste de l’économie des synergies positives, comme en témoigne la part de l’industrie dans le PIB qui est tombée à 4,3 % en 2019. La priorité quasi absolue consacrée aux grands projets n’a guère favorisé la prise de risque chez les grands entrepreneurs privés, potentiellement en situation de racheter des actifs publics mais qui ont privilégié la commande publique dans la mesure où leurs moyens matériels et humains et leur accès privilégié au crédit bancaire leur ont permis d’évincer les PME/PMI, également candidates aux marchés publics.
Privatisations ou investissements directs
Parce que le marché intérieur est limité, le pouvoir d’achat moyen appelé à stagner et les opportunités d’exportations peu nombreuses dans les années qui viennent, compte tenu de la faible diversification de notre appareil de production, il ne faudra pas s’attendre à un afflux massif de repreneurs d’actifs publics, en même temps que l’installation d’entreprises étrangères nombreuses sur le sol algérien. Nous verrons si le nouveau code des investissements répondra aux attentes des entreprises étrangères, sur un autre plan que celui des exonérations et incitations fiscales, dont on a vu, dans un passé encore récent, le peu d’effet qu’elles avaient sur l’implication des investisseurs dans les structures économiques locales. Sur la reprise des actifs, tout dépendra de l’état de l’outil de production proposé à la vente, partielle ou totale, par la puissance publique, donc, des évaluations auxquelles, procéderont, chacun de son côté, cédant et cessionnaire. Ce qui ne fait pas de doute est qu’il n’est pas plus expédient pour une entreprise étrangère d’acquérir des actifs publics que d’installer une filiale en Algérie. Le jeu pervers de la bureaucratie est le même dans les deux cas. Si les différentes administrations qui seront, par la force de choses, sollicitées, que ce soit à travers la mise en œuvre du pacte d’actionnaires ou le suivi de l’investissement direct, ont en commun la vénalité, la lourdeur des procédures et le caractère inquisitif des contrôles, l’attractivité du territoire algérien sera dans deux cas insignifiante, même si la circonstance pour une entreprise étrangère de faire l’économie de beaucoup de démarches est théoriquement exacte dans l’hypothèse d’une reprise des actifs.
La privatisation des banques publiques
C’est un lieu commun de rappeler que l’intermédiation financière dans un pays qui a besoin de se doter d’une plate-forme industrielle, de moderniser son agriculture, de développer les activités de services est la condition même du renouveau de la croissance économique et de la valorisation maximale de tous les facteurs de production. Toutes les réformes engagées depuis la loi n °86-12 du 19 août 1986 portant régime des banques, n’ont pas permis la mise à niveau de nos banques et de nos établissements financiers. Dans l’Accord d’association conclu entre l’Algérie et 15 pays membres de l’Union européenne, en avril 2002, l’Algérie s’était engagée à privatiser le CPA et ouvrir le capital de deux autres banques publiques (BDL et BADR). Nous n’évoquerons pas les raisons qui ont pu justifier la remise en cause de cet engagement. Il importe, aujourd’hui, de rappeler que sans intermédiation financière efficace par les banques et les établissements financiers, notre croissance économique restera insuffisante quantitativement, et médiocre qualitativement, alors même que tous les fondamentaux de l’économie en dépendent : balance commerciale, balance des payements courants, dette publique interne, niveau de l’inflation, taux de change effectif réel (TCER) du DA, lutte contre le chômage, collecte optimale de l’épargne des Algériens, laquelle a déserté depuis longtemps les circuits financiers institutionnels.
Les deux questions qui méritent d’être posées à ce stade sont les suivantes. La première est celle de savoir ce que peut apporter au marché monétaire algérien la privatisation de certaines banques publiques, et la seconde est de savoir quelles méthodes l’Etat algérien – qui a besoin de se désendetter (la dette publique interne est de 8.700 milliards de DA soit 57,2 % du PIB)-, va-t-il choisir pour retenir le prix de cession des actifs des banques publiques privatisables ?
Il est, d’abord, utile de rappeler les principaux éléments qui caractérisent le marché monétaire algérien, à travers quelques chiffres qui ne manqueront pas d’éclairer les repreneurs potentiels des banques publiques, dont le capital sera ouvert en 2021-2022.
Nombre de banques et d’établissements financiers : vingt (20) banques et neuf(9) établissements financiers dont huit (8) à vocation générale, et un(1) : le Fonds national d’investissements, à vocation spécifique.
Dépôts à vue : 5. 192 milliards de DA,
Dépôts à terme : 5. 236 mds de DA,
Créances sur le secteur privé : 5. 123 mds de DA
Créances sur le secteur public : 5. 150 mds de DA,
Billets et pièces en circulation : 6. 105 mds de DA,
Masse monétaire globale : 16.511 mds de DA, ce qui représente 82,10% du PIB, dont le montant est de 22.620 mds de DA fin 2019, soit 170 mds de dollars mais descendra prévisiblement à 145 mds de dollars en 2020.
Que peuvent apporter les banques ou les consortiums bancaires étrangers ?
1. Activité de conseil à la clientèle, surtout à celle qui fait montre d’une grande fidélité et celle qui souscrit aux appels publics à l’épargne dans le cadre du marché obligataire.
2. Fournir une expertise en matière d’analyse de projets, notamment aux patrons de PME/ PMI sur lesquels repose l’espoir d’une relance de l’activité économique courant 2021.
3. Accélérer l’automatisation de certains processus de management de sorte à accroître leur efficacité, sans pour autant modifier le modèle d’affaires des banques algériennes dès lors que l’environnement dans lequel elles sont appelées à évoluer ne pourra pas se transformer sur-le-champ.
4. En revanche, garantir la modernisation rapide du volet numérique des banques qui ont accumulé en ce domaine beaucoup de retard par rapport à nos voisins.
5. Améliorer la gestion des services de prêts hypothécaires et de gestion de patrimoine (de plus en plus d’Algériens, à la faveur de l’ouverture du commerce à l’extérieur, disposent d’un patrimoine important sans pouvoir accéder aux informations qui leur permettraient de le développer afin qu’il engendre des revenus supplémentaires).
6. Apport de savoir-faire en vue de se conformer aux ratios prudentiels édictés par la Banque d’Algérie, et savoir prévenir les risques liés aux crédits (risque de crédit, risque de marché, risque opérationnel). On peut noter que les banques algériennes ne maîtrisent pas le risque de taux de la transformation financière, celui-ci sera d’autant plus élevé si les taux d’intérêt augmentent, alors que la banque dispose d’un important volume de prêts à taux fixe exclusivement financés par des dépôts.
7. Apport de savoir-faire en matière d’échanges interbancaires, dans la mesure où chaque banque dépend de la solidité de toutes celles auxquelles elle a avancé des fonds. La vitalité du marché interbancaire permet la préservation de la sécurité des banques, qui n’est pas seulement essentielle pour les déposants mais pour l’ensemble du système financier. Les banques algériennes coopèrent peu et la place prépondérante de la BEA (notamment du point de vue de sa recapitalisation régulière par l’Etat) introduit un déséquilibre du marché monétaire qui préjudicie aux autres banques publiques.
8. Diffusion des règles d’éthique et de déontologie applicables à la profession.
Les banques publiques algériennes sont-elles privatisables ?
A priori, le CPA et la BEA et, à un degré moindre, la BNA, sont privatisables. Il en est autrement de la BADR et de la BDL dont la situation financière n’est pas satisfaisante et qui n’ont pas vocation en principe à rester des banques commerciales en prévision de l’ouverture économique souhaitée par le décideur, sauf à les regrouper en une seule entité, ce qui, a priori, ne sera pas facile. En ce qui concerne la CNEP, elle devrait pouvoir retrouver son statut d’avant 1997, c’est-à-dire financer les programmes de réalisation de logements en utilisant l’épargne des acquéreurs potentiels et, sous certaines conditions, les fonds du Trésor public. Ceci dit, en posant la question de savoir si tout ou partie de l’industrie bancaire peut être cédée au secteur privé, implicitement nous partons du postulat que la Banque d’Algérie, qui est la banque des banques, a réellement achevé sa mue, à la fois quant à sa modernisation et quant à sa vocation de superviseur vigilant de l’activité de l’ensemble des banques et établissements financiers de la place.
Les méthodes d’évaluation
On peut conjecturer que la méthode qui sera privilégiée sera celle des flux de trésorerie actualisés, dans la mesure où elle permet la valorisation directe des fonds propres des banques. L’actualisation de résultats nets distribuables reflète la vision économique la plus objective de la richesse créée par l’établissement. En Algérie, à l’instar de ce qui se passe à l’étranger, toutes les banques et tous les établissements financiers de la place sont soumis à des contraintes réglementaires et, en particulier, à celle du ratio de solvabilité qui nécessite de maintenir un rapport minimum entre les capitaux propres et les engagements pondérés. Il est fixé à 9,5 % depuis un règlement de la Banque d’Algérie du 16 février 2014 portant coefficient de solvabilité applicable aux banques et établissements financiers. On peut d’ores et déjà écarter la méthode des comparaisons boursières, dans la mesure où le marché financier algérien est quasiment à l’arrêt depuis la cotation en Bourse de NCA-Rouïba en 2013. D’autres méthodes d’évaluation ne sont pas davantage appropriées, comme celles qui s’appliquent aux banques de réseau et celles qui se sont spécialisées dans la gestion d’actifs ainsi que celles qui proposent à leurs clients une vaste gamme de services auxquels même les filiales de banques étrangères en Algérie ne recourent pas.
Ceci posé, les repreneurs ne resteront pas indifférents aux résultats des multiples contrôles sur pièces et sur place exercés par la Commission bancaire sur les banques primaires, qu’il s’agisse des missions de contrôle intégral, qui ont mis au jour l’absence de structures dédiées à la fonction stratégie, ou, pis encore, l’absence totale de plans stratégiques. Sur ce point, il convient de noter que ces manques ne doivent pas être attribués systématiquement à la négligence des dirigeants des banques ; ceux-ci sont, souvent, découragés par les immixtions intempestives émanant de groupes de pression dont les montants des demandes de crédit sont tels qu’ils affectent directement ou indirectement les équilibres fondamentaux des plans stratégiques élaborés par la banque publique. Le repreneur aura, également, égard aux observations émises par la Banque d’Algérie à propos de la tenue des comités d’audit et de l’efficacité des dispositifs de lutte contre le blanchiment d’argent. Sur ce dernier point, beaucoup reste à faire par les banques primaires pour en améliorer l’efficacité, surtout que l’allocation de ressources financières pour redresser l’économie algérienne à partir de 2021, sera l’apanage des banques de la place. Enfin, le repreneur vérifiera soigneusement ce qu’il en est des résultats donnés par les missions de contrôle exercées par la Commission bancaire des opérations du commerce extérieur, qu’il s’agisse de la surveillance des transferts/rapatriements, des déclarations transmises par les intermédiaires agréés et des mouvements de capitaux vers et de l’étranger. Quant à l’activité microprudentielle, elle sera, également, scrutée par le repreneur à la lumière des rapports et missions effectuées par la commission bancaire.
Conclusion provisoire
De ce qui précède, il ressort que le décideur algérien est résolu à ouvrir davantage l’économie algérienne, en ce sens qu’il a tiré tous les enseignements des effets pervers produits sur l’ensemble du système économique par l’hypertrophie du secteur public marchand adossé à la manne pétrolière et gazière, plus que tout autre secteur. Celui-ci aura consommé en plus de 40 ans des ressources considérables (quelques milliers de milliards de dollars) sans pouvoir créer de la valeur, afin que l’économie algérienne atteigne, ne serait-ce que le 30e de son potentiel de développement. S’agissant des banques publiques, privatisables ou non, le temps semble fini pour elles de financer les déficits abyssaux des entreprises publiques, en passant, ensuite, le mistigri au Trésor public, comme est fini le temps d’octroyer des mégacrédits à des entrepreneurs privilégiés sans exiger, en contrepartie, la fourniture de sûretés réelles et/ou personnelles appropriées.
L. K. & A. M.