Le projet de révision constitutionnelle (ci-après PRC) du 1er novembre 2020 intervient dans un contexte politique très particulier. Le constitutionnalisme libéral inauguré par la Constitution du 23 février 1989, qui a fait l’objet de quatre révisions importantes (1996, 2002, 2008 et 2016) n’a pas permis l’instauration d’un véritable Etat de droit. Celui-ci est resté largement formel en dépit de la consécration du principe de la séparation des pouvoirs, du champ très large couvrant les libertés individuelles et collectives et nonobstant un contrôle de constitutionnalité des lois et des règlements qui n’a jamais été de fait exercé, comme en témoignent les contradictions entre le texte constitutionnel et les lois organiques censées pourtant en refléter l’esprit, à l’instar de la loi du 12 janvier 2012 sur les associations.
Par Ali Mebroukine, professeur en droit des affaires
La Constitution du 23 février 1989 est intervenue au moment où le régime du parti unique révélait toutes ses faiblesses et ses dysfonctionnements. Elle était, par ailleurs, adoptée au moment où l’Algérie s’engageait, certes timidement, dans un processus de libéralisation de son économie. Les Constitutions du 10 septembre 1963 et du 22 novembre 1976 consacraient la primauté des droits sociaux sur la liberté d’entreprendre, de commercer ou d’investir. La puissance publique détenait le quasi-monopole de l’organisation économique et sociale, marginalisant un secteur privé certes reconnu officiellement à condition qu’il fût cantonné dans des limites étroites lui interdisant de croître. Avec la Constitution de 1989 et ses révisions successives, le constituant s’est attaché à établir un savant dosage entre la protection des travailleurs et des catégories sociales modestes et l’opportunité désormais offerte aux agents économiques d’exercer l’ensemble des libertés permettant à l’économie de marché de s’épanouir. De surcroit, du développement de son économie dépendent la création d’emplois et de richesses et l’indépendance de l’Algérie, non seulement vis-à-vis de l’extérieur mais par rapport, également, à une rente pétrolière et gazière à laquelle est adossée la prospérité relative du pays.
L’élargissement du champ des droits sociaux et économiques du citoyen
Le PRC du 1er novembre 2020 va beaucoup plus loin. Dans son préambule, qui est une déclaration des droits et des devoirs exprimant la philosophie politique du régime et proclamant les valeurs dont procèdent les droits et devoirs économiques et sociaux du citoyen, on doit citer la règle d’or suivante : «Le peuple algérien demeure attaché à ses choix pour la réduction de inégalités sociales et l’élimination des disparités régionales. Il s’attèle à bâtir une économie productive et compétitive dans le cadre du développement durable. »
Le constituant algérien réalise ainsi la synthèse entre le besoin de faire émerger un pacte social interne, dont la fiabilité est conditionnée à la réduction des inégalités sociales, et le développement de l’économie. Les inégalités entre classes sociales se sont beaucoup creusées entre 1999 et 2020, faisant même disparaître de la classe moyenne les couches inférieures et intermédiaires qui la constituaient. Quant aux fractures territoriales, on dénombre 15 000 zones d’ombre dans lesquelles vivent plus de 8,5 millions d’Algériens. Sur 48 wilayas, seules dix (10) sont en mesure d’assurer un relatif bien-être à leurs habitants et abonder le budget de fonctionnement de recettes suffisantes, pour permettre aux services publics de fournir des prestations acceptables aux citoyens (éducation, santé, services aux personnes, loisirs, etc.).
Ceci posé, qui dit économie productive et compétitive dit mobilisation de toutes les ressources humaines et matérielles destinées à créer des richesses et de la valeur, ce que l’utilisation de la rente pétrolière, sous des formes variées, n’a pas permis après 60 ans d’indépendance. Une économie productive et compétitive ne peut prospérer que dans un contexte de liberté, d’initiative et de prise de risques par les entrepreneurs et les investisseurs. C’est ce que prévoit l’article 61 du PRC, cependant que le droit de propriété est posé comme principe général sans être autrement précisé. On se rappelle que dans la Constitution du 22 novembre 1976, était sacralisée la propriété non exploiteuse, autrement dit soit la propriété familiale soit un collectif organisé en coopérative dans laquelle les opérateurs économiques étaient placés sur un pied d’égalité, c’est-à-dire en dehors de la relation employeurs/salariés. Depuis la conclusion du premier accord d’ajustement structurel avec le FMI (1994-1995), puis un second (1995-1998), la libéralisation de l’économie algérienne s’est renforcée avec, d’abord, la privatisation des entreprises publiques économiques du secteur concurrentiel (août 1995), puis celle de toutes les autres (août 2001), y compris les entreprises stratégiques, même si l’Etat n’a jamais envisagé, pour des raisons idéologiques et politiques, d’en transférer tout ou partie de la propriété à des personnes privées algériennes ou étrangères. On doit, cependant, noter que si le droit de propriété a eu droit de cité dans la Constitution libérale de février 1989, ainsi que dans les révisons successives, il a aussi connu de fâcheuses dérives avec le déclassement arbitraire des terres à vocation agricole transformées en foncier résidentiel et aliénées par la puissance publique à des agents économiques dans des conditions très opaques. La disposition du PRC relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique n’innove en rien (article 60 alinéa 2). Elle aurait, pourtant, gagné à être précisée, et aurait pu mentionner le caractère préalable de l’indemnisation du titulaire du droit de propriété et cela, au regard des vicissitudes liées aux procédures d’indemnisation des propriétaires originels. Outre que parfois le caractère d’utilité publique de l’expropriation n’est pas avéré, le Conseil d’Etat n’a pas à ce jour rendu un seul arrêt annulant une décision d’expropriation au motif que l’utilité publique n’était pas établie. Pourtant, le nombre de contestations y relatives ne fait qu’augmenter. Quoi qu’il en soit, il ne fait pas de doute que le droit de propriété va encore s’élargir à la faveur des privatisations et cessions partielles d’actifs des entreprises et banques publiques annoncées par le décideur, et à la faveur aussi de la redynamisation du marché financier, notamment celui du marché obligataire.
Les obligations à la charge du citoyen
Ayant dit tout cela, la liberté économique ne peut pas évoluer sans régulation et sans protection de celles et de ceux qu’on appelle les demandeurs de biens et services. Dans l’exercice de sa fonction de régulation, l’Etat protège le consommateur (article 62 du PRC) ¹. Il doit, également, veiller à ce que la liberté d’entreprendre, celle de percevoir des plus-values de son activité, de se constituer un patrimoine n’aboutissent pas à exonérer son bénéficiaire de certaines obligations, dont la plus importante est de contribuer à la répartition de la richesse nationale produite. C’est le sens de l’article 82 du PRC dont on reproduira ici les principales dispositions :
a) L’impôt est un devoir citoyen (article 82, al.3)
b) Toute action visant à contourner l’égalité des contribuables devant l’impôt constitue une atteinte aux intérêts de la collectivité nationale (article 82, al. 5)
c) La loi sanctionne l’évasion et la fraude fiscale (article 82 in fine)
L’article 82 doit être relié au chapitre 4 du titre IV du PRC, intitulé «Des institutions de contrôle». Le chapitre IV porte sur la «haute autorité de transparence, de prévention et de lutte contre la corruption». Cette institution est indépendante. Elle a l’obligation de «saisir la Cour des Comptes et l’autorité judicaire compétente, chaque fois qu’elle constate qu’il y a infraction, et d’enjoindre, le cas échéant, des injonctions aux institutions et organismes concernés.»
La précellence constitutionnelle pour le modèle social des pères fondateurs de l’indépendance
Le PRC de 2020 possède une filiation, c’est la Déclaration du 1er novembre 1954 proclamant l’avènement d’une «République algérienne démocratique et sociale(…)». Pour donner pleine mesure à cette loi d’airain, le constituant, à l’instar de ses prédécesseurs, a entendu sceller dans le marbre la protection des salariés, des catégories modestes et de tous les citoyens dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins par le travail. Ce dernier est considéré à la fois comme un droit et comme un devoir (article 66). Cette dernière disposition garantit le droit au salaire, la protection sociale, le droit au repos, permet l’apprentissage tout en punissant le travail des enfants. Il consacre, par ailleurs, le pluralisme syndical aussi bien pour les travailleurs que pour les chefs d’entreprises. Il reconnaît le droit de grève dont l’exercice est organisé par la loi. La famille est, également, protégée ainsi que les enfants abandonnés ou sans filiation. Il met à la charge des parents l’obligation de pourvoir à l’éducation de leurs enfants (article 71.4) ; la transgression de cette obligation est même pénalisée. C’est le lieu de rappeler que chaque année 600 000 élèves, âgés de moins de 16 ans, décrochent du système scolaire sans pouvoir être récupérés ultérieurement par l’enseignement professionnel. Est-on bien sûr que la responsabilité des parents est seule en cause dans ce fléau ? Est également pénalisée la non-assistance et l’abstention de l’aide par les enfants de leurs parents (article 71.5). Quant aux personnes vulnérables qui ont des besoins spécifiques, elles ont vocation à être insérées dans la vie sociale mais l’Etat, qui en est le dispensateur, n’a qu’une obligation de moyen et non une obligation de résultat. C’est à la loi qu’il appartiendra de déterminer l’étendue de cette obligation de moyen : est-elle une obligation de moyens ordinaire ou est-elle une obligation de moyens renforcée ? Impossible, ne serait-ce qu’au regard des sacrifices qu’elle n’a eu de cesse de consentir, à travers l’histoire de ce pays, de ne pas se réjouir du rôle que le constituant réserve à la femme dans la société, et des droits qu’il lui confère sur les plans économique et social. Le constituant va plus outre que ses prédécesseurs en assignant à l’Etat le devoir de promouvoir la parité hommes-femmes, en son article 68 alinéa 2. Cette disposition a suscité le courroux de celles et de ceux qui y voient une transposition purement mimétique du modèle occidental, et non l’expression d’un vouloir-vivre ensemble qui serait encore travaillé par les stigmates du patriarcat et le traditionalisme. Pourtant, l’article 68 du PLC reflète l’évolution, voulue autant que subie, de la société algérienne qui a vu la femme s’affirmer de plus en plus dans le milieu du travail et accéder à une autonomie financière qui fait d’elle une actrice majeure du changement social et culturel ². Dans toutes les activités de l’esprit et dans les professions dotées d’un statut symbolique élevé, les femmes algériennes sont, désormais, majoritaires. Elles restent, en revanche, minoritaires dans les emplois supérieurs de l’Etat et de ses émanations ³.
Subordonner le développement économique au respect de l’environnement
La véritable innovation du PRC, qui mérite d’être saluée, est la limitation volontaire par le constituant de la croissance économique et de la liberté d’investir par la prise en compte de la protection de l’environnement. Il faut rappeler que la première loi algérienne sur l’environnement, qui comportait des dispositions impératives, remonte à 1983 (loi 83-03 du 5 février 1983). Selon le constituant, les droits et libertés économiques ne peuvent s’épanouir que dans le cadre du développement durable. Cette restriction est, surtout, destinée aux tenants d’une croissance économique tous azimuts, argument pris du retard qu’a pris l’Algérie, en matière industrielle notamment, par rapport au Maroc, à la Tunisie, à l’Egypte ainsi qu’aux pays émergents.
Le préambule du PRC est édifiant à cet égard
«Le peuple demeure(…) préoccupé par la dégradation de l’environnement et les conséquences négatives du changement climatique et soucieux de garantir la protection du milieu naturel, l’utilisation rationnelle des ressources naturelles ainsi que leur préservation au profit des générations futures.»
Il s’agit d’un plaidoyer du constituant pour une croissance efficace et surtout décarbonnée. L’Algérie doit objectivement abandonner l’illusion d’engager ses entreprises dans un processus industriel consommateur, voire gaspilleur de ressources non renouvelables, et qui prétendrait non seulement satisfaire la demande locale en biens manufacturiers mais se tourner, également, vers l’exportation.
La réaffirmation de la primauté du droit international
La place consacrée aux droits économiques et sociaux s’explique, également, par la circonstance que le constituant érige les traités et conventions internationaux en norme juridique supérieure à celles de l’ordre juridique interne. C’est tout le sens de l’article 154 du PRC⁴. Qu’il s’agisse des traités d’adhésion à des organisations internationales comme l’OMS, l’OIT, l’UNESCO, le PNUD, le PNUE ou des conventions cadre des Nations unies comme la convention sur les changements climatiques, l’Algérie en étant partie à ces textes, est tenue de les appliquer et de les faire prévaloir sur les lois et règlements internes. De la même manière, les magistrats saisis de litiges mettant en cause une norme de droit international incorporée dans le droit interne, doivent la mettre en œuvre si le texte international est self-executing, autrement dit applicable directement sans la médiation d’un texte de droit interne. Du reste, le préambule du PRC est sans ambigüité à cet égard :
«Le peuple algérien exprime son attachement aux droits de l’homme, tels qu’ils sont définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les traités ratifiés par l’Algérie.»
Le PRC est un texte qui va faire passer l’Algérie, au-delà des aspects sociaux et économiques que l’on vient de passer en revue, de l’Etat de droit formel à l’Etat de droit matériel. La raison en est que le statu quo institutionnel, qui a produit en 60 ans d’indépendance une forme de rejet par la population des élites dirigeantes qui se sont succédé est, désormais, intenable. Seul un processus graduel de passage vers un constitutionnalisme performatif peut garantir la paix sociale et le consensus national. Si les Algériens,- et ils sont libres de se déterminer-, devaient refuser de voter OUI à ce texte, cela constituera une régression d’autant plus forte que la Constitution révisée du 6 mars 2016 a révélé toutes ses lacunes et ses limites.
NOTES
1. Article 62 : «Les pouvoirs publics œuvrent à garantir la protection des consommateurs afin de leur assurer la sécurité, la salubrité, la santé et leurs droits économiques.»
2. Article 68 : «L’Etat œuvre à promouvoir la parité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail.»
3. Article 68 in fine : «L’Etat encourage la promotion de la femme aux responsabilités dans les institutions et administrations publiques ainsi qu’au niveau de entreprises.»
4. Article 154 : «Les traités ratifiés par le président de la République, dans les conditions fixées par la Constitution, sont supérieurs à la loi.»
A. M.