En raison de l’incompréhension suscitée par ma contribution de la semaine dernière auprès de certains lecteurs, je souhaiterais clarifier quelques points. J’insisterai dans les lignes qui suivent sur des aspects importants. Mais mon souci principal est d’essayer de convaincre le lecteur que le Président Tebboune est le Président des catégories modestes et des couches inférieures et intermédiaires des classes moyennes et que sa légitimité auprès d’elles est en train de grandir.
Par Ali Mebroukine
Professeur d’université
Voici les sept (7) aspects que je développerai ci-après.
I. Un certain nombre d’Algériens et d’algériennes ne souhaite pas que ce pays se redresse et parient sans cesse sur son échec. L’«Algerian Bashing» est inscrit dans l’esprit de celles et ceux qui se repaissent de désamour à l’égard de ce pays. Au demeurant, presque 60 ans après l’indépendance, l’Algérie ne forme pas une nation au sens où il n’existe toujours pas un vouloir-vivre ensemble. La vision étroitement patrimonialiste et même nihiliste de la citoyenneté qui est dominante chez la plupart de nos compatriotes fait écran à l’émergence d’un consensus national.
II. Il ne s’agit pas de décerner des prix d’excellence ou des brevets d’honneur à tel responsable du pays. Il est tellement facile d’instruire le procès de ceux qui nous gouvernement feignant d’ignorer l’héritage calamiteux qu’ils ont reçu en dépôt en 2019-2020, les effets destructeurs de la COVID -19 sur l’économie, l’existence de zones de non-droit dont le nombre et l’étendue constituent désormais une menace pour la stabilité du pays. Heureusement que nous disposons d’une Armée moderne et puissante ainsi que des services de sécurité réactifs et efficaces qui garantissent la sécurité des personnes et des biens, ainsi que l’intégrité du territoire national. Ceci dit, le récent rapport de la Direction de la sécurité publique de la DGSN, à propos de la recrudescence de la protestation sociale sur l’ensemble du territoire national, ne laisse pas d’inquiéter (1).
III. Les Algériens qui vitupèrent contre le régime actuel sont les mêmes qui avaient déjà intégré dans leur esprit un cinquième mandat de Bouteflika. N’était l’intervention du Haut Commandement Militaire qui a mis un terme à la plus grande tartufferie de l’histoire de l’Algérie indépendante en avril 2019, Abdelaziz Bouteflika serait, en ce moment-ci, non pas en train de gouverner le pays mais de le précipiter dans le gouffre dans l’indifférence générale. L’auteur de ces lignes s’honore d’avoir été le premier algérien à avoir déclaré au quotidien français l’Opinion (23 juillet 2013) qu’Abdelaziz Bouteflika n’était plus apte à diriger l’Algérie. Des centaines de milliers d’algériens qui sont sortis dans les rues des villes et villages d’Algérie pour scander «Ettrouhou Gaa» tout au long de l’année 2019, ont depuis battu leur coulpe et fait allégeance à la nouvelle administration d’Etat. Il n’est pas jusqu’à ceux qui exigeaient le retrait total de l’Armée de la scène politique et l’avènement d’un Etat démocratique, qui n’aient bâti des fortunes colossales et n’aient constitué des privilèges indécents grâce précisément à l’ordre népotique et mafieux qui a régné sans partage entre 1999 et 2019. L’histoire du Hirak reste à écrire car de nombreuses zones d’ombre persistent au tableau que l’historien scrupuleux devra un jour éventer (2).
IV. Pour les Algériens qui appartiennent aux 7ème, 8ème et 9ème déciles des revenus salariaux et non salariaux, le changement démocratique se résume à la transposition du modèle démocratique occidental en Algérie, sans bénéfice d’inventaire. Outre que ce modèle traverse une crise profonde qui peut le subvertir à terme, il revient aux Algériens, au contraire, d’élaborer leur propre modèle de société, comme l’ont fait les Indiens qui ont acclimaté dans leur quête de modernité, l’hindouisme, les Chinois le confucianisme et le taôisme, les Japonais le Shintoïsme, les Sud-coréens le confucianisme et le chamanisme. Sans être un Etat laïc, puisque la religion musulmane y est religion d’Etat, l’Algérie possède un espace public largement sécularisé, en conséquence des choix politiques, culturels et sociétaux des années 1960 et 1970 et dont porte témoignage la Constitution révisée du 1er novembre 2020 (notamment à l’endroit de femmes). Les représentations sociales et symboliques d’un islam salafiste, quiétiste et revivaliste restent démarquées du champ politique et de celui du droit positif, ce qui montre que l’Algérie est en train de réussir son insertion dans la mondialisation et la globalisation (3).
V. Pour le Président Abdelmadjid Tebboune, un Etat démocratique est d’abord un Etat social. On ne peut qu’adhérer à cette règle d’or car elle est la seule à pouvoir préserver la cohésion de la société algérienne déjà sérieusement mise à mal par la crise économique. Le Président Tebboune est le seul Chef d’Etat algérien, après Houari Boumediéne, à se préoccuper du devenir des wilayates et des communes désormais qualifiées de «zones d’ombre». Il en existe 715.000. Y vivent 7,5 millions de nos compatriotes qui seront 10 millions en 2025. Ces régions ont été délibérément abandonnées par le régime mafieux de Bouteflika et de ses affidés. Il est évident que pour les algériens qui sont employés dans les multinationales, les cabinets d’audit étrangers, pour les rentiers et les spéculateurs dont on évalue le nombre à 1,5 million de personnes, l’essentiel est que la capitale et les grandes agglomérations échappent à ce capharnaüm qui étrangle des wilayates et des communes entières: difficultés d’accès à l’eau potable, au gaz de ville, à l’électricité, aux soins, au logement, à l’éducation pour les enfants. Quant à la situation de l’emploi dans ces régions, le chômage frappe jusqu’à 45% de la population active. Il n’est pas anormal, dans de telles conditions, que ces populations comparent leur condition au calvaire que subirent leurs aïeux pendant la période coloniale (4). Ce phénomène, le Président de la République entend l’éradiquer dès 2021.
VI. Défaut ou déficit de légitimité du Président Tebboune dites-vous? Pas aux yeux des Algériens de l’intérieur pour lesquels plus de 10.000 projets d’un montant de 55 milliards de DA ont déjà été alloués et dont 5.171 sont déjà réalisés. Pas aux yeux des 220.000 entrepreneurs et porteurs de projets créés dans le cadre de l’ANSEJ qui vont bénéficier de dettes rééchelonnées et d’un effacement des pénalités. Pas aux yeux des Algériens qui appellent à un assainissement du marché monétaire à travers l’impression de nouveaux billets de banque (l’opération est certes complexe techniquement mais possible) et l’élaboration de nouvelle règles régissant les rapports entre les déposants et les banques et ce conformément à l’ordonnance nº96-12 du 9 juillet 1996, modifiée et complétée relative à la répression de l’infraction à la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux de et vers l’étranger ainsi que de l’ordonnance n°05-01 du 6 février 2005, modifiée et complété, relative à la prévention et à la lutte contre le blanchiment d’argent. Pas de problème de légitimité pour le président Tebboune aux yeux de titulaires de revenus fixes ou imparfaitement indexables soumis à des prélèvements obligatoires à la source qui viennent rogner leur médiocre pouvoir d’achat. Dans le même temps, commerçants, artisans, professions libérales, entrepreneurs, continuent de contribuer proportionnellement moins au Trésor public. Le Président Tebboune entend instaurer un système fiscal juste et équitable conformément aux principes énoncés par la Constitution révisée du 1er novembre 2020. Il n’est certes pas question de pénaliser l’outil de production grâce auquel sont créées richesses et emplois mais de taxer les tranches supérieures qui proviennent des revenus fonciers, des revenus locatifs, les produits de créances, dépôts et cautionnement, les plus-values et surtout de procéder une profonde réforme de la TVA qui donne lieu à une fraude massive (5). La modernisation en cours de l’administration fiscale et l’opérationnalité prochaine des outils d’investigation et de recherche de la traçabilité des fortunes doivent puissamment y contribuer.
VII. A quelles conditions la légitimité du Président Tebboune peut aller en se confortant ? S’il parvient à mettre en œuvre d’ici 2024 et non dès cette année pour des raisons qui tiennent en grand partie aux conséquences induites par la Covid-19.
1) S’il met en œuvre une grande réforme des Finances publiques qui suppose la réduction sérieuse du train de vie de l’Etat qui est beaucoup trop dispendieux (la prise en charge de la Haute Fonction publique et celle des élus représentent, une charge beaucoup trop lourde pour le budget de l’Etat, comme le montrent les exemples donnés par la Cour des Comptes dans son rapport annuel 2020).
2) S’il poursuit la lutte contre la corruption et la criminalité organisée qui ne doit épargner aucun hiérarque, quelle que soit sa position dans les sommets de l’Etat.
3) S’il éradique les mafias qui font main-basse sur l’ensemble des circuits de commercialisation et de distribution et d’autres qui imposent le recours non justifié à certaines importations.
4) S’il a la volonté d’emboîter le pas au Premier ministre indou, Narandra MODI qui avait changé la roupie en 2016 faisant gagner à son pays plus de 200 milliards de dollars.
5) S’il instaure une nouvelle fiscalité locale, ce qui passe par un nouveau schéma d’aménagement du territoire et une décentralisation des responsabilités et des ressources (6).
6) S’il réduit les fractures territoriales. Notre pays aura tourné le dos définitivement aux Tables de la loi révolutionnaire inscrites dans la Déclaration du 1er novembre 1954 et des résolutions adaptées au Congrès de la Soummam du 20 août 1956 si doivent encore subsister des zones d’ombre d’ici la fin 2021. Celles-ci doivent rapidement disparaître de notre paysage sinon l’Algérie ne sera plus l’Algérie.
7) S’il fait du Conseil National Economique, Social et Environnemental (le CNESE) un outil irremplaçable d’aide à la décision du Gouvernement mais aussi le concepteur des politiques publiques et l’instrument de leur évaluation ex-post.
8) S’il renforce considérablement les prérogatives de la Cour des Comptes et celles de la Haute Autorité de transparence, de prévention et de lutte contre la corruption, conforte les moyens limités du Conseil de la Concurrence dont la redynamisation des attributions s’impose à un moment où les marchés deviennent de plus en plus oligopolistiques et où la concurrence déloyale évince du marché les opérateurs vertueux.
CONCLUSION
Je la formulerai en trois(3) points :
1. Le Président de la République, le Premier ministre, le gouvernement, les assemblées élues, les responsables d’institutions publiques ne sont pas les seuls artisans de la fabrication de l’Algérie. Le destin de notre pays se jouera entre 2021 et 2025. C’est dire que tous les algériens et algériennes, là où ils exercent leurs missions, sont et seront responsables des avancées ou à l’inverse des reculs de ce pays.
2. Depuis 50 ans, les experts algériens aussi bien qu’étrangers n’ont eu de cesse que de rappeler l’immensité du potentiel de développement dont recèle l’Algérie. Mais à cause de pseudo-politiques publiques conçues dans l’improvisation et la démagogie, ce potentiel a été considérablement gaspillé. Les spécialistes algériens de l’économie doivent impérativement se soucier de mettre au point une politique de l’offre, la seule qui permette de créer des emplois productifs et durables qui dégageront des revenus supplémentaires à distribuer pour sortir le modèle social de son impasse actuelle (7). Sinon, les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’Algérie se trouvera dans une situation inextricable dans deux ou trois ans.
3. C’est ce à quoi devra s’atteler le Président Tebboune, dès son retour en Algérie. Il faut espérer qu’il saura trouver les compétences et les talents pour concrétiser les objectifs tracés lors de la Conférence d’août 2020 pour une économie nouvelle tant il est vrai que le temps a cessé d’être l’allié de l’Algérie.
NOTES
1. Voir M. Aziza, «La protestation sociale en hausse» Le Quotidien d’Oran du 26 janvier 2021
2. Voir A. Bensaada, Qui sont-ils ces ténors autoproclamés du Hirak algérien, Editions Apic, Alger, 2020.
3. Autrement dit une insertion qui n’empêche pas l’Algérie de conserver son identité et de cheminer lentement vers l’Etat-nation.
4. Voir N. Bouaricha, « Zone d’ombre, l’autre nom de la pauvreté- Un mal-vivre qui touche toutes les régions du pays ; » El Watan du 25 janvier 2021, Adde ; Rapport de la Cour des Comptes qui met l’accent sur le phénomène récurrent de non-recouvrement des recettes fiscales ; Adde les travaux réalisés par deux chercheures du CREAD, Rym Saïdoun et Sihem Aït Hamou citées par S. Imadalou : «Cap sur les développement des zones d’ombre- Un programme, des objectifs et des insuffisances à combler», El Watan du 25 janvier 2021.
5. Voir Rapport déjà cité plusieurs fois du CARE ; « Réformer la fiscalité pour diversifier l’économie», site internet du CARE, 10 septembre 2020.
6. Voir Ramdane Koubahi : «Financement local et rationalisation des dépenses – Faire de la commune, une entité économique qui crée de la richesse.»
7. A. Benachenhou, L’Algérie- Les années 2030 de notre jeunesse, ronéoté, Alger, 2018, p.190 et ss.