On connaît les origines immédiates de la révolution industrielle : le progrès technique, qui s’est mis en place tout aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie, a permis à la fois l’exode rural et l’émergence d’une économie productive, source de croissance économique. On sait aussi le rôle joué par les institutions dans l’apparition de cette modernité. Un économiste comme Douglass North1 expliquait que le décollage des futurs pays avancés doit presque tout au développement des brevets, qui ont rendu possibles les innovations.
En historien de l’économie, Joel Mokyr se demande dans cet ouvrage pourquoi la révolution industrielle s’est produite en Occident et pas ailleurs.
Il s’agit d’un thème déjà exploité par Kenneth Pommeranz qui, dans Une grande divergence, expliquait que l’Angleterre et la Chine se trouvaient très proches au XVIIIe siècle sur les plans économique, social et institutionnel ; l’Angleterre a, alors, su fonder son développement économique sur des facteurs qui n’étaient pas détenus par la Chine : un réseau de colonies et un sous-sol gorgé de charbon, facteurs qui ont permis d’alimenter facilement son industrie.
Dans la Culture de la croissance, Joel Mokyr propose une autre explication de la «grande divergence » entre la Chine et l’Europe : c’est l’affirmation d’une culture européenne spécifique, qui aurait été le facteur décisif des transformations économiques et sociales relevant de la révolution industrielle. La culture est, ainsi, placée au cœur de l’industrialisation de l’Europe moderne, suscitant une croissance économique suffisamment régulière pour continuer d’expliquer encore la prospérité d’aujourd’hui. Cette «culture de la croissance» serait issue d’une mutation des croyances opérée entre 1500 et 1700 : les hommes ont pris conscience qu’ils pouvaient utiliser la science pour contrôler leur destin mais aussi la Nature. Selon Mokyr, ce sont exclusivement ces premières avancées scientifiques et techniques qui peuvent expliquer les développements ultérieurs.
Ainsi, le «siècle des Lumières» proviendrait de ce climat intellectuel particulier favorable au progrès, à la science et à la circulation des idées. C’est un véritable système de valeurs qui s’établit autour de la quête du «savoir utile». Les penseurs «progressistes» – comme Francis Bacon ou Isaac Newton – défendaient, en effet, deux idées fondamentales pour comprendre l’avènement de cette «culture de la croissance» propre à l’Europe moderne : tout d’abord, le fait que le savoir et la compréhension de la nature permettent d’améliorer les conditions matérielles d’existence ; ensuite, que le pouvoir politique doit avoir pour objectif de favoriser l’ensemble de la société et non pas seulement les plus riches et les plus puissants. Au-delà, l’apparition de la «culture de la croissance» profite de la fragmentation politique de l’Europe, autorisant la création d’un «marché des idées» qui favorise à la fois la circulation et la mise en concurrence des idées (la critique faisant avancer la progression des idées). Ce «marché des idées» permet, également, la protection des «novateurs hétérodoxes», si importants pour déclencher une phase d’innovation et de croissance économique. Sur ce point, la comparaison avec la Chine est très éclairante : en dépit d’un niveau intellectuel et technologique semblable à celui de l’Europe au début du XVIIIe siècle, les penseurs chinois sont restés sous le contrôle d’une élite dirigeante qui a empêché la diffusion du savoir pour satisfaire son unique profit.
L’ouvrage de Joel Mokyr est à la fois érudit et facile à lire. En expliquant que la croissance économique issue de la révolution industrielle provient de racines culturelles profondes et spécifiques à l’Europe moderne, l’auteur propose une thèse iconoclaste.
Rachid Mihoubi