Le gaz naturel a été gravement affecté par la crise engendrée par la pandémie. La demande a baissé fortement, entraînant la baisse des exportations pour les onze pays membres du Forum des pays exportateurs de gaz (GECF). Selon les chiffres donnés par l’Algérie, les exportations par gazoducs ont baissé de 16% et celles sous forme liquéfiée de 3.5%. Les prix du gaz s’en sont durement ressentis et ont baissé entre 38 et 42%, selon l’estimation algérienne.
Par Dr Mourad PREURE (*)
De fait, ils sont descendus à un niveau historiquement bas en dessous des 1.5 dollars le million de Btu (British thermal unit, unité de valorisation commerciale du gaz basée sur le pouvoir calorifique, car la densité du gaz peut varier dans un mètre cube qui ne peut servir, donc, comme unité de valorisation) au point d’échange américain, le Henry Hub, qui sert de référence pour les prix spot sur le continent américain. Les prix ont repris depuis juillet où le prix au Henry Hub s’est orienté vers les 2.5 dollars le million de Btu tandis que les prix sur les contrats de long terme s’orientaient vers les 6 à 8 dollars le million de Btu. Les transactions gazières par méthaniers (GNL) ont dépassé les transactions par gazoducs avec une forte activité des Etats-Unis. Toujours selon les estimations algériennes, qui corroborent le consensus des experts, le gaz devrait retrouver rapidement une croissance de la demande de 1.5%, puis revenir à sa croissance tendancielle de 2.5-3% l’an. La demande gazière, énergie réputée propre, étant tirée essentiellement par la génération électrique, elle subit beaucoup moins les aléas de la sévérisation des normes environnementales, et s’accorde bien avec les politiques volontaristes de transition énergétique. Le pétrole aurait été moins résilient et devrait, à l’avenir, céder sa place de leader dans le bilan énergétique mondial (39% de la consommation mondiale contre 33% pour le gaz naturel) au gaz naturel, mais à un horizon (2050) un peu plus éloigné que prévu et souhaité par les estimations. Quoiqu’il en soit, il reste acquis que le gaz n’est plus considéré comme une «bridge energy», une énergie de transition vers un monde énergétique décarboné, mais une «destination energy», une énergie nécessaire et complémentaire aux renouvelables dans le cadre de la transition énergétique.
Pourquoi un «cartel du gaz» est-il inopportun
Dans ce contexte, que penser du Forum des pays exportateurs de gaz et de ses perspectives et moyens d’intervention sur l’industrie gazière ? Une première réponse a été encore rappelée lors de la dernière réunion, il est hors de question que cette organisation évolue vers une OPEC du gaz avec pour mission de cartelliser le marché, soit agir sur l’offre pour faire évoluer les prix dans un sentier où les producteurs protègent leurs intérêts et encouragent l’investissement, tout en ne détruisant pas de la demande par des prix élevés. La nature de l’industrie gazière, très intensive en capital, donc de long terme, rigide, la nature même du gaz naturel, difficile et coûteux à stocker et à transporter, notamment sur de longues distances, ne permettent pas d’envisager une évolution des transactions gazières sur le modèle des transactions pétrolières, soit un marché mondial, fluide et flexible, où s’échange un produit, quelles que soient son origine et sa destination, et où se fixe un prix.
Du fait de ces contraintes, le gaz a toujours évolué dans trois marchés régionalisés, le marché américain, le marché européen continental et le marché asiatique. L’évolution de l’industrie gazière est portée par des tendances lourdes, (i) l’éloignement entre zones de production et marchés, (ii) l’augmentation de la taille et l’allongement des routes des méthaniers, (iii) du fait du dynamisme du gaz de schiste américain, le bassin atlantique devient une zone d’arbitrage pour les prix, exerçant un effet de levier sur les transactions spot en Europe, et orientant les prix sur le continent. Le marché européen est, sous l’impulsion de l’Union européenne, libéralisé depuis 1995 avec une coexistence de transactions spots de court terme qui en représentent déjà 70% et des transactions contractuelles de long terme avec clause de «take or pays» et une indexation des prix sur les prix pétroliers. Le commerce du gaz algérien avec l’Europe est basé sur la seconde formule aujourd’hui contestée par les clients. En même temps, le marché gazier européen devient très concurrentiel avec de nouveaux entrants très agressifs, disposant de grandes capacités et, tous, en besoin de ressources financières.
A l’exception des Etats-Unis, ces concurrents sont tous membres de ce Forum des pays exportateurs de gaz, ce qui ne peut que réduire la portée et le potentiel de coordination et d’action de cette organisation. On comprend que le ministre russe appelle à «l’approfondissement de la coopération» à laquelle il «accorde la plus haute importance», proposant de rechercher «de nouveaux mécanismes de coopération». Mais, la Russie (19.1% des réserves mondiales) c’est 25% du marché européen qu’elle continue à attaquer en force en doublant à 110 milliards de m3 son gazoduc Northstream, reliant ses gisements à l’Allemagne par la mer Baltique, provoquant l’ire du président Trump, mais aussi de l’Ukraine et de la Biélorussie, pays de transit du gaz russe qui perdront ce statut et les avantages qu’il procure. La Russie, qui n’hésite pas à facturer ses volumes de gaz sur les prix spots et à intervenir fortement sur ce marché, attaque puissamment l’Europe du Sud, notre marché naturel avec le Turkishstream, avec la bénédiction de la Turquie qui réalise son ambition de devenir un hub gazier. D’un autre côté, l’Iran avec ses 16% des réserves mondiales qui souhaiterait «de nouvelles approches», ou le Nigéria qui veut voir «plus de dialogue et de collaboration entre pays membres», sont des concurrents. L’Iran, sitôt l’embargo levé, deviendra un puissant concurrent qui orientera l’industrie gazière. Il sera agressif car le gisement offshore qatari North Field est le prolongement de son gisement South Pars, la partie iranienne en représentant la plus grande partie. Ce gisement est, aujourd’hui, surexploité par le Qatar (12% des réserves mondiales) qui attaque violemment le marché européen, menaçant gravement l’Algérie qui ne représente plus que 8% de ce marché, après en avoir représenté 16% en 2010. Le Qatar attaque puissamment le marché européen, exerçant un effet de levier sur le marché spot qu’il alimente, et mettant en danger les contrats de long terme.
Le pragmatisme de l’Algérie
Vu sous cet angle, le Forum des pays exportateurs de gaz ne ressemble absolument pas à l’OPEC, où un minimum d’intérêts communs réunit les membres, avec une outrageante domination de l’Arabie saoudite, certes. Il est un espace de concertation, de dialogue, sans plus. La grande réussite de l’Algérie est qu’elle a réussi à obtenir l’implantation en Algérie du Gaz Reaserch Institut, le GRI. Je trouve que c’est excellent. D’une part, parce que c’est le seul espace où ces pays peuvent travailler en commun, et d’autre part, parce que cet institut aura un effet d’entraînement pour le développement technologique dans le gaz. N’oublions pas que notre pays a la plus grande expérience dans le gaz où il fait figure de pionnier, que ce soit dans la liquéfaction du gaz avec l’implantation de la première usine dans le monde à Arzew, en 1963, la fameuse CAMEL, ou les canalisations en eau profonde avec le gazoduc Enrico Mattei, réalisé en première mondiale dans les années quatre-vingt. Pour conclure, il faut s’intéresser sérieusement à cette organisation, mais ne pas oublier que nous y côtoyons de redoutables concurrents en lesquels il ne faut pas faire confiance mais avec lesquels il faut garder le contact, dans une perspective de veille stratégique, et aussi de développement technologique avec le GRI. Des partenariats stratégiques pourraient voir le jour à la faveur de ces contacts.
Pas question de faire profil bas…
Ce sens du réalisme et de lucidité dont l’Algérie n’est pas dépourvue, si l’on note la récente déclaration d’Abdelmadjid Attar, le ministre algérien de l’Energie, qui a tout à fait raison de
dire que «nous ne devons pas vendre notre gaz à perte». Indiscutablement. Si les prix ne nous permettent pas de réaliser des marges suffisantes, il faut réduire la production et attendre des jours meilleurs. Il a aussi abordé l’heureuse conclusion par Sonatrach du litige avec l’espagnol Naturgy. J’avais déjà abordé cette question. Sonatrach a bien manœuvré et préservé nos intérêts dans ses négociations avec Naturgy. Sonatrach a été réaliste et a tenu compte des évolutions du marché gazier européen, devenu très compétitif et orienté par les logiques spot de court terme. En aucun cas, elle n’a bradé notre gaz. L’équation est aujourd’hui la suivante : défendre nos parts de marché et assurer des rentrées financières à notre pays tout en veillant à bien valoriser notre gaz et préserver nos gisements, et cela dans des conditions excessivement difficiles. Je pense que les résultats ont été satisfaisants.
M. P.
(*)Expert pétrolier international, président du cabinet EMERGY
mouradpreure@yahoo.fr