Pour cette chronique, j’aimerais interrompre quelque peu le fil de mes précédentes contributions, et laisser de côté, momentanément, les questions de fausses prétentions scientifiques et de fausses bases de mesures dont veulent s’habiller les «idéologies» que sont les dites «sciences» économiques et managériales. Je pense plus indiqué et plus à propos de mettre à profit certaines conséquences des échanges que j’ai eues avec les membres de l’équipe de «PourPress» et de leurs invités, lors de mon passage à Bruxelles en débuts juin 2019.
Par Omar Aktouf(1)
Full Professor HEC Montréal (Canada)
Il m’a en effet été posé quelques intéressantes questions et opposé quelques pertinentes objections, dont je souhaiterais partager la teneur et les réponses avec l’ensemble des lecteurs abonnés ou « visiteurs » du présent site. Je débuterai par la (grande) question de savoir s’il peut y avoir un espoir quelconque de voir les choses économiques-politiques-managériales… changer pour aller vers une –vraie- viabilité-pérennité de notre monde, et d’un «assagissement» du système capitaliste néolibéral débridé et dominant, ou non.
Des gnous ou des citoyens pensants et critiques ?
Disons d’emblée que j’affichais, d’entrée de jeu, un scepticisme et un radicalisme quasi absolus quant à compter sur le « système » néolibéral pour qu’il se réforme et devienne moins destructeur-vorace. Voire même, également, sur de possibles espoirs à entretenir face à des «alternatives» telles que l’économie sociale, le développement dit durable, ou l’économie du recyclage, du troc… Je fus alors jugé par certains, vu les radicalismes inflexibles de mes propos, comme défaitiste, trop pessimiste, poussant au désespoir, voire partisan du «baisser les bras», sinon un inutile et contre-productif nouveau «Cassandre». Ma réponse consista, entre autres, à recourir à un emprunt à Frédéric Dard, qui se définissait comme «désespéré-heureux» et à Antonio Gramsci, qui lui se disait «optimiste avec son cœur, mais pessimiste avec son intelligence». Cela fut à son tour jugé comme une «pirouette» de ma part en vue d’éluder l’objection. Mais Il ne s’agissait pas du tout, ou à proprement parler, d’une simple «pirouette». Lorsque je me dis «désespéré heureux», cela veut dire que mon «bonheur» vient de ce que je travaille bien dur pour tenter de mettre au jour et comprendre certaines failles «structurelles» qui font que notre monde est quasiment le contraire de ce qu’on en prétend. Cela est désormais quasiment la seule significative satisfaction que je retire de l’observation des peuples qui, en foules de moutons de Panurge, semblent, tels les gnous, quasiment contents (ou inconscients, ou sans désir de conscience) de courir toujours plus vite vers le mur qui les attend au bout de l’impasse capitaliste-néolibérale. Tout comme les gnous qui, même au risque de se jeter les uns après les autres dans les précipices, se suivent en rangs serrés jusqu’à s’écraser au fond des abîmes. Je suis ici en droite ligne avec l’écrivain philosophe Canadien Upton Sinclair, qui a eu un mot résumant magistralement les raisons de l’aveuglement quasi général (ou l’indifférence) de ce que je me permets d’appeler les «populations-gnous». Aliénés, prisonniers d’une intense « fausse conscience » et armés d’une solide « mauvaise foi »(2) ; aveuglés par la propagande et les mensonges à mitraille dont les abreuvent les médias et autres officines de la superstructure au service du capital ; incapables de pensée authentiquement personnelle ou critique devant les vrais GROS problèmes qui nous assaillent. Ils en ressassent mêmes les pseudo-justifications que «le système» leur sert à satiété, du genre «il n’y a pas de modèle alternatif» ou «se soumettre au primat des impératifs économiques»… Ce mot, donc, va ainsi : «il relève de l’impossible que de tenter d’expliquer quelque chose à quelqu’un dont les intérêts ou la tranquillité de conscience, relèvent précisément du fait qu’il n’y comprenne rien !». Je me heurte chaque jour à des cohortes de gens (à commencer par les patrons chez qui je suis souvent consultant, pour la plupart et à finir par les politiciens, mes collègues, mes étudiants, les participants à mes séminaires ou mes conférences…) qui ont pratiquement tous, à priori, tout intérêt à «ne rien comprendre» à mon discours. Donc à le nier par le truchement de tous les «éléments de langage» que la «superstructure»(3) leur insuffle assidûment depuis leur naissance. Cela me désespère. Il y a bien entendu les Gilets Jaunes, les Verts d’un peu partout, les jeunes qui se révoltent sans savoir trop bien à quoi il faut exactement s’attaquer ; comme par exemple les jeunes, les lycéens… un peu partout, suite au coup d’éclat à Davos de la jeune suédoise Greta Thunderg qui a si fortement exhorté –et avec raison- «de paniquer plutôt que d’espérer». Il y a aussi nombre de mes étudiants se disant eux, souvent par «pures intuitions» – et non, hélas le plus souvent, par quelques connaissances articulées que ce soit- «conscients» des questions écologiques, de ce que le «système» actuel est visiblement non durable, qu’il doit changer… Mais qui, du même souffle, ne voient pratiquement aucun problème à la continuité de la « croissance économique » (qui bien entendu serait, par nature, aussi indispensable qu’imparable) dans le fait de vouloir eux-mêmes être des patrons qui vont «faire de l’argent»… idéalement de façon «durable», «éthique», «socialement responsable»… comme ils disent… en répétant les creux mantras de (quasi tous) leurs autres professeurs, des médias… On nage dans les approximations, l’ignorance et les oxymores !
La force aliénante et la prégnance de la «superstructure capitaliste»
Je me rends compte de la puissance aliénante du matraquage idéologique néolibéral, par exemple lorsque je fais, à ces mêmes étudiants, la démonstration – comme je l’ai fait en fin de débats d’une présentation à Bruxelles-, que le profit est une «impossibilité thermodynamique» (voir ma chronique à ce sujet), et que tant qu’il existera ne serait-ce que l’idée même de «faire du profit» – dit «valeur ajoutée créée», rien ne s’améliorera nulle part, bien au contraire. Car la simple existence du profit en soi est une garantie de destruction exponentielle de la planète !(4) Je réponds aussi à l’objection de savoir «quel serait alors l’intérêt ou la motivation d’être « entrepreneur« »… «Comment vivre, progresser… sans profits»…(5) : tout simplement parce que le profit est, au moins, une cinquième sinon une sixième forme dont le capital se rémunère(6) ! L’idée de «Zéro profits» ne veut absolument pas dire capital, ou capitaliste, ou patron non rémunérés. Dans le chiffre d’affaire de toute entreprise il y a déjà plusieurs rémunérations du capital : 1- les salaires (et quels salaires !) que se donnent les capitalistes, les primes, les avantages en nature… ; 2- les intérêts payés au capital lorsque sous forme de passif dans le bilan ; 3- les amortissements – transformation de biens de production en sources de revenus gratuits- qu’empoche le capitaliste ; 4- la capitalisation (gain de valeur avec le temps) sur les biens, technologies, et installations de l’entreprise ; 5- le dit «avoir des actionnaires» que s’octroie le capital (ce qui reste après impôts et investissements)… Pourquoi donc le facteur capital aurait-il le droit de se payer ainsi cinq fois ou plus !? Et faire croire que sa «seule» rémunération ne serait «que» le profit !? Par simple rapport de force vis-à-vis des autres facteurs de production : la nature et le travail(7). Ensuite combien de gens savent que «Le» véritable capitalisme tel que développé par l’orthodoxie de ses précurseurs eux-mêmes – Tel un A. Smith-, implique une économie de «zéro profits» (oui !) puisque, par la vertu de la dite «concurrence pure et parfaite», l’ultime producteur d’un bien quelconque n’aurait d’autre choix que de vendre «au coût» s’il veut avoir des acheteurs… Or, comme on l’a vu plus haut, «vendre au coût» ne signifie absolument pas que le capital et le capitaliste ne sont pas rémunérés ! Mes auditoires et mes étudiants, lorsqu’acculés par de tels arguments, finissent toujours par me poser la sempiternelle question de savoir «quelle est l’alternative» !? Comprendre : «quelle est la solution de rechange pour tout de même trouver des moyens de croître, faire des profits, devenir riche, être un Bill Gates »… À bout de ressources, on finit en général par m’asséner un tonitruant « on peut envisager un capitalisme de croissance durable !(8)»… «De nouvelles inévitables avancées technologiques nous y aideront», ou «tous les socialismes et communismes ont échoué, non !», ou encore «ce système s’est toujours adapté, il s’adaptera encore» etc. Encore et toujours les poncifs serinés par la superstructure capitaliste. Là on nage encore dans les oxymores, la pensée magique et les arguments de non-sens.
Les riches et l’enrichissement : parties d’une quelconque «solution» ou «éternels sources de problèmes» ?
C’est là la teneur – pour l’essentiel-, d’une parmi les principales objections qui m’ont été faites : mes propos et prises de positions semblent pointer irrémédiablement l’existence des «riches» et des abysses d’inégalités qu’ils créent, comme quasi uniques responsables de ce que devient notre monde, alors que «sans doute il y aurait possibilité de concilier» riches, enrichissement et résilience planétaire, voire mieux être de tous. Je ne me souviens pas avoir spécialement pointé du doigt les «patrons» ou les «riches»… mais si cela était dans le fil de mes exposés, c’était évidemment pour insister sur le fait que le poids du «vrai changement» repose dans ces sphères-là, mais que hélas, convaincus de la valeur «logique» des éléments de justifications de leurs comportements, et de la bonne tenue sémantique de leurs oxymores, ces gens(9) gavent les publics, et se gavent d’incantations et de slogans du genre «développement durable» ; «économie du recyclage» ; «économie circulaire» ; «économie sociale» ; «capitalisme écologique» –sic !- ; « création de valeur sociale(10)» – sic bis !- ; etc., etc. Ceci sans oublier l’énorme portée propagandiste de belles et si spectaculaires mesures (qui ne sont de fait, et au mieux, que possibilités «d’achat de droits de polluer») telles que ce que l’on dénomme « taxe carbone », ou tout ce qui ressort du fameux «Traité de Paris pour l’environnement…». Ce à quoi il convient d’ajouter les insidieuses – et si redoutablement efficaces- hypocrisies des discours entourant les «fondations» et autres «mécénats», ou «ONG» «charitablement» financées par moult multimilliardaires «humanistes», qui volent au secours du tiers monde, de la veuve et de l’orphelin, sans oublier les baleines et les abeilles. Qui ignore que ce ne sont (à super rarissimes exceptions près) que de vastes supercheries destinées en premier lieu à minimiser –ou échapper à- l’impôt, et à camoufler de gigantesques évasions fiscales, quand ce n’est pas pour servir de couvertures de financements d’actions tordues de « services spéciaux » des États (CIA, Mossad, MI6, SDEC…)(11). Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles je ne mettrais aucun espoir dans le seul fait que tout d’un coup, patrons et milliardaires, journalistes, politiciens, … ajoutent à leur vocabulaire de nouveaux mots tels que «durable», «vert», «climato-compatible», «social», «soutenable», «recyclable»… Je répète donc que le seul fait de maintenir l’idée de l’existence «neutre» du profit, annihile à la source tous ces vœux pieux !
Défaitisme ? Nihilisme ? Public angoissé cherche «solutions» et/ou «alternatives»…
Comme de bien entendu, chacune de mes interventions exposant l’impossibilité absolue et inexorable de la continuité du système néolibéral, je me retrouve face à de – presque- désespérées questions quant aux «voies de sortie», aux «solutions», aux «alternatives. Pour les besoins de la présente chronique, je me concentrerai sur la question des « solutions » à mettre en place. Tout naturellement, me semble-t-il, je dirais qu’elles découlent clairement et directement du diagnostic(12), car ce «diagnostic» confirme de mille et une manières différentes que nous sommes sous le régime d’un modèle économique mondial « intenable, injuste, corrompu, destructeur et vorace ». L’urgence est donc de continuer à mieux «documenter» ce diagnostic, comprendre en quoi cela est «intenable, destructeur, vorace…». Mais, pour ce faire, comme le répétait Einstein, il convient de «sortir des systèmes de pensée qui créent les problèmes pour résoudre les problèmes». C’est un peu ce que, laborieusement et humblement, je tente de faire en convoquant la philosophie, l’histoire, la géopolitique, la thermodynamique, la biophysique, la biologie(13) … Ceci étant nécessaire pour comprendre et tenter de résoudre les problèmes créés par le système de pensée économique dominant. Car il est évidemment impossible de résoudre des problèmes créés par la pensée néolibérale en utilisant des théories et concepts néolibéraux. Lorsque la thermodynamique et la biologie nous enseignent que la nature et l’univers ne fonctionnent que selon les lois des équilibres homéostatiques – ou stationnaires-, il devient évident que l’une des solutions les plus urgentes serait de respecter les flux de renouvellement des ressources dans toutes nos activités économiques(14). Ce qui signifierait de réduire les activités dites « économiques» à une échelle qui mettrait les pays nantis en situation quasi illimitée de décroissance drastique(15). Cesser immédiatement cette folie qui consiste à «produire» tout et n’importe quoi, juste «pour produire». Ensuite ne produire que proportionnellement aux niveaux de la stricte évolution des besoins «essentiels» des populations. Ce qui exclurait quasiment d’emblée les industries du luxe, des villégiatures coûteuses, de la gastronomie aristocratique, des palaces, des spectacles surdimensionnés, des habitats de haut prestige, des automobiles-jouets pour milliardaires… Bref, cesser de satisfaire des foules de fort coûteux «besoins secondaires et superficiels», et «désirs et caprices» de toutes sortes, que l’on nous a conditionné à admettre comme allant de soi. Tout cela implique, ipso facto, de cesser de ponctionner quasiment quoi que ce soit (hors nécessité essentielle) de la terre et des océans, jusqu’à ce qu’ils aient recouvert au moins les 2/3 de ce nous leurs avons arraché jusque-là. Vaste programme !
De la métaphysique patronale à la déification des riches : que de gâchis !
Suivre les quelques «pistes» élémentaires mentionnées ci-dessus ne suffit évidemment pas. Loin de là ! Comme le clament à satiété depuis quelques années des officines telles que l’OCDE, le FMI, et même… Davos, les abyssales inégalités qui se creusent sans cesse entre nantis et laissés pour compte deviennent une (parmi bien d’autres) très sérieuse menace à la viabilité de notre monde. Bien entendu, cela implique donc de limiter les insolentes fortunes et « rémunérations » de tous ces patrons, gros actionnaires… qu’on a littéralement «déifiés»(16) en en faisant les «leaders-créateurs» de tout ce qui est bon pour la planète et l’humanité ! À tel point qu’ils s’estiment le droit de «se servir» autant qu’ils le désirent, sans pudeur, sans limites. Réduire leurs démentielles «rétributions» à des proportions raisonnables (c’est-à-dire quasiment à une infime proportion de ce dont ils se gavent) et organiser une redistribution de ces fortunes qui, comme l’a brillamment établi un économiste du nom de John Hobson(17), lorsque mises entre les mains de multitudes qui manquent de presque tout, feraient immédiatement consommer tous les surplus et les productions non écoulées, et éviter les milliards de gaspillages à cause des rebuts et invendus (ou non vendables)… Tout en laissant « un peu plus d’oxygène » à notre Terre et aux plus démunis : depuis les pays du tiers monde aux cohortes de migrants, de chômeurs, de salariés, d’étudiants, de jeunes… vivant au seuil de pauvreté et moins(18). Mais, voilà où se niche le vrai gros problème : Qui voudrait de ce genre de «solutions» ? Qui serait étonné d’apprendre que l’on me traite le plus souvent (il est toujours plus commode de s’attaquer au messager qu’au message) d’irréaliste, d’utopiste, de rêveur. Ce à quoi je réponds en général qu’un certain René Dumont(19) a déclaré il y a plus de quatre décennies (notamment après sa fort connue intervention sur une chaine de télévision française en avril 1974, au cours de laquelle il a brandi un verre d’eau de robinet parisien, en clamant : « si on continue les débordements – industriels et économiques- actuels, il est fort probable que ce verre d’eau arriverait à manquer avant la fin du siècle»(20) devant des objections de ce genre, il répétait : «C’est l’utopie ou la mort !»(21) Un futur « viable » envisageable pour les prochaines générations ?
Bien entendu la question de savoir « quel futur » avons-nous devant nous, non seulement pour la génération actuelle mais aussi pour celles à venir, est incontournable lors de débats portant sur les sujets ci-haut mentionnés. Et ce d’autant plus particulièrement que mes analyses, et conclusions et «prospectives» semblent paraître plus « radicales » les unes que les autres. Voici donc quelle a été, et quelle est ma position à ce sujet. Pour ce qui est de la génération de mes enfants, de mes petits-enfants (c’est-à-dire de ce que je peux observer en ce qui les concerne, faute de pouvoir décemment parler des futures générations) je pense que –hélas, et j’espère me tromper-seule une méga-catastrophe planétaire qui frapperait tellement les esprits et même, sèmerait l’effroi, pourrait pousser à sortir de cette espèce de torpeur fataliste qu’on a réussi à insuffler dans les mentalités qui caractérisent l’immense majorité de nos adultes, jeunes adultes et adolescents d’aujourd’hui.(22) J’ai en effet tout le loisir d’observer cela avec les plus récentes générations d’étudiants que j’ai devant moi, et ce un peu partout dans le monde.(23) Si la plupart manifeste parfois quelques inquiétudes quant aux limites intrinsèques et inexorables à la folle course à la croissance infinie, lorsque je les expose à cette question(24), la majorité –sinon la quasi-totalité- demeure en un état d’esprit plus ou moins incrédule, dubitatif, voire indifférent. Ces états d’esprits me semblent largement partagés par une fort grande frange des populations autour de la planète(25), malgré les signes plus qu’évidents de dégradations continues d’à peu près tout. Et ce depuis l’aveuglant affolement du climat, jusqu’aux difficultés croissantes à l’accès à de la « bonne eau », en passant par celui aux soins – parfois des plus urgents-, à l’éducation de qualité, au logement… etc. Tout se passe comme si cette immense angoisse diffuse (sinon souvent déprime)(26) qui envahit notre monde, génère un irrésistible besoin de se cacher des vérités criantes, de les nier, de les « noyer » dans des océans d’optimisme à tous prix, dans des croyances irrationnelles en un aussi miraculeux que salutaire retournement des choses. Le tout bien entendu, largement entretenu par les lénifiants discours dominants de la superstructure capitaliste mondialisée. Or, hélas, selon bien des officines, des études scientifiques, des analyses et des observateurs, tout ce qu’il y a de plus sérieux, ce jour fatidique de « méga catastrophe » (provoquée par les conséquences des activités humaines, particulièrement celles des pays dits civilisés et nantis) serait sans doute bien plus proche que beaucoup ne l’imaginent.(27) En conclusion : optimiste avec mon cœur ; pessimiste avec mon intelligence… mais jusqu’où nous mèneront les folies dites « économiques » ?
Pour reprendre le fameux mot d’Antonio Gramsci, je me prétends optimiste avec mon cœur, mais sans laisser cet optimisme aveugler le pessimisme que m’impose mon intelligence. Ainsi j’espère, de toutes les forces de mon cœur, que la Providence puisse nous éviter de voir, sans doute non plus à l’échelle géologique mais à l’échelle humaine, notre planète nous rappeler violemment à l’ordre ; cependant que, mon intelligence(28), et ma lucidité m’interdisent de refuser de voir à quel point nous avons plus que certainement atteint des points de non-retour. Car enfin, les « signes fatidiques » ne manquent guère. Je ne vais pas ici réciter l’infinie litanie ni répéter la non moins infinie panoplie des gravissimes dégâts – souvent irréversibles- causés à l’atmosphère, aux océans, aux climats, aux forêts, à la diversité des espèces. Mais ces gigantesques dégâts sont là, nul ne peut les nier, et nul… ne peut en imaginer les conséquences en termes synergiques, ou en termes d’effets démultipliés de boucles de réactions en chaîne des biosystèmes. Pourtant, quoique l’on en dise, nous sommes en présence d’une série de dérèglements et de catastrophes environnementaux plus que largement prévus et annoncés ! Et ce depuis, au moins, la fin des années 1960 (!) c’est-à-dire depuis pas loin d’un demi-siècle ! Ainsi, dès 1968 le prestigieux MIT(29) sonnait les premiers avertissements d’inquiétudes avec les résultats des travaux de méga simulations économiques de J. Forrester. Travaux parmi les préludes à The Limits to Growth de Dennis Meadows (et al.) paru en 1972. Lequel sera prélude (commandée) au fameux premier rapport du Club de Rome. Rapport déjà au titre alarmiste : Halte à la Croissance !(30) Puis – pour n’aller qu’aux évènements les plus essentiels-, dès 1979, deux rapports annonçant les conséquences climatiques (réchauffement global) de l’usage intensif des énergies fossiles, produits par des scientifiques du gouvernement américain, donnaient naissance, à la demande du Président J. Carter, à un « rapport synthèse »(31) qui confirme sans ambiguïtés la teneur des premiers. À savoir que « toute politique attentiste » en matière « d’extractions et d’usages des énergies fossiles(32), résulterait en un inexorable réchauffement du climat ». Ce rapport ajoutait même, infiniment perspicace : «Il faut agir vite, car tout attentisme reviendrait à attendre jusqu’à ce qu’il soit sans doute trop tard ». Dès 1980, et suite à ce rapport synthèse, l’Académie américaine des sciences exhortait à « mettre à l’ordre du jour international la question des rejets de dioxydes de carbones » ! Et chose presque inouïe (surtout à voir ce qui se passe de nos jours) autant les démocrates que les républicains admettaient l’évidence scientifique irréfutable de ces rapports. Mais c’était bien sûr, compter sans les interventions de superpuissants lobbies du pétrole qui, Exxon en tête, s’acharna assidûment à tuer dans l’œuf toutes mesures allant dans le sens de ces rapports. Une à une, les velléités internationales de brider de quelque façon que ce soit la course aux fortunes tirées des énergies fossiles furent étouffées, ou réduites à simples effets d’annonces. On en voit les résultats aujourd’hui. Comme le dit l’adage : « nul n’est plus sourd ou plus aveugle que celui qui ne veut ni entendre ni voir ». Ce fut le cas de toute ma génération qui a connu et encouragé les folles boulimies « économiques » du vingtième siècle. Cette génération porte une responsabilité sans doute aussi inédite que grave dans toute l’histoire de l’humanité. Car elle a été et reste, par refus de voir et par égoïsme, la principale complice, voire instigatrice de « l’attentisme » qui semble nous mener aujourd’hui, si rien d’urgentissime n’est fait, droit au mur. Elle ne peut pas dire « nous ne savions pas » !
Ma prochaine chronique portera plus spécifiquement sur une autre facette des questions et objections reçues durant ce séjour Bruxellois: les différentes façons de justifier, épistémologiquement et théoriquement, l’appel à des « sciences dures », des sciences dites du « figé et de l’inerte » pour examiner les scories et les tares de phénomènes dits « non-figés non-inertes », et relevant du social-humain, tels le profit, l’économie, la croissance, le marché…
O. A.
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Notes
- Commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
- Aux sens de H. Marcuse (L’homme unidimensionnel), ou encore de J.P. Sartre (L’être et le néant – la métaphore du « `garçon de café« ; Les chemins de la liberté ; Les mains sales ; Le diable et le Bon Dieu…)
- Dans le sens marxien du terme : tout ce qui contribue à « formater » les consciences pour bien accepter et servir le système de conditions d’existence qu’on impose aux peuples. Cela comprend le politique, le religieux, l’information, l’éducation… dont les pouvoirs se servent pour contrer toute possibilité d’éclosion de pensée critique, différente ou contraire.
- Voir ma chronique consacrée à la finance… et aussi La stratégie de l’autruche, chap. VI
- Réponse détaillée dans chacune de mes chroniques consacrées à la finance, au profit…
- Idem.
- Je consacre à cette question une bonne partie d’une de mes chroniques portant sur le « statut ontologique» du profit.
- Le Rapport Bruntland de 1987 a à ce sujet, bien malgré lui, donné des munitions sémantiques inespérées aux tenants du capitalisme.
- J’y inclus mes collègues professeurs de gestion et, surtout, les armées d’économistes orthodoxes, dominant – de loin- les espaces intellectuels, tout en « inspirant » les discours des milieux journalistiques, politiques, gestionnaires, financiers-bancaires….
- Dixit les « gourous » Henry Mintzberg et Michael Porter…
- Voir, entre autres, à ce sujet : J. Perkins, Confessions d’un assassin financier, et Histoire secrète de l’empire américain : Assassins financiers, chacals et la vérité sur la corruption à l’échelle mondiale… ou A. Deneault, Offshore : paradis fiscaux et souveraineté criminelle, et Une escroquerie légalisée : précis sur les « paradis fiscaux »
- Comme l’ont dit J. Chirac à Johannesburg, N. Hulot lors de sa démission récente du poste de ministre de l’environnement de Macron en France, feu R. Dumont il y a longtemps, A. Jacquard… H. Reeves et bien d’autres.
- Je suis ici en pleine adéquation avec des G. Devereux (De l’angoisse à la méthode), des W. La Barre, des E. Morin… qui plaident, chacun à sa manière, pour une « complémentarité », voire une « multi-complémentarité » entre les sciences, aussi éloignées les unes des autres qu’elles peuvent sembler.
- Pour plus de détails : Ceci fait l’objet de ma chronique portant sur le statut scientifique du profit.
- Ce que préconisait déjà le premier Rapport du Club de Rome en 1972, sous la dénomination de « croissance organique différenciée », soit des taux de croissances négatifs soutenus pour les pays nantis, afin de permettre des taux positifs pour les pays en développement.
- Il suffit de lire n’importe quel livre de management portant sur les dirigeants, les patrons, les « leaders » (parce que riches !)… pour se rendre compte à quel point il s’est créé une véritable « métaphysique patronale », pour plus de détails voir mon chapitre dans T. Pauchant (dir.) La quête du sens. Ou la version anglaise In Search of Meaning.
- Voir mon livre La stratégie de l’autruche, chap. II et III.
- Les questions et objections invoquant des risques d’inflations, de surchauffes, de déflations… sont ici une discussion bien secondaire et d’un tout autre ordre qu’il serait aisé de largement tempérer, sinon invalider.
- Agronome et écologiste célèbre, auteur entre autres de L’Afrique noire est mal partie, livre dans lequel il entrevoyait, déjà en 1962, le fait que les pays d’Afrique ne s’en sortiraient pas – bien au contraire- à suivre les modèles économiques, agricoles… légués par les anciens colonisateurs.
- Il n’est qu’à voir les quantités de gens qui ne boivent plus que de l’eau embouteillée pour se rendre compte à quel point il avait raison.
- Ce qui deviendra le titre d’un de ses livres ultérieurs.
- Il y a bien sûr ce mouvement des jeunes, des lycéens dont j’ai parlé plus haut… suite au désormais fameux « I don’t want you to hope, I want you to panic ! » lancé à la face du forum de Davos par cette jeune suédoise, Greta Thunberg qui a provoqué une certaine vague de protestations de la jeunesse contre les générations qui ont conduit la planète à l’état qu’on lui sait. Mais hélas, fort peu relayé par cette hyper puissante superstructure capitaliste-néolibérale, cela reste quasiment des faits de simple curiosité.
- J’ai en effet cette chance d’avoir avec continuité depuis des décennies, des étudiants, des auditoires universitaires, des publics de sociétés civiles… un peu partout à travers au moins quatre continents.
- Ainsi cette simple démonstration les pousse à se montrer immédiatement plus réceptifs à l’argument des « limites à la croissance », donc forcément des limites (sinon catégorique démenti) à tout ce que leurs esprits avaient jusque-là admis comme allant de soi – qu’ils reçoivent dans tous les enseignements qui m’entoure en business school ou business economic school (faire des profits maximums, faire croître indéfiniment les profits, « le progrès » etc…) : cela consiste à leur demander d’appliquer la formule de l’intérêt composé à un taux de croissance annuel de (seulement !) 4 % et de déduire quel sera le facteur multiplicatif de tout ce qui nous entoure en un siècle. Comme avec 4 % de taux de croissance, on double TOUT (!) tous les 15 ans environ, il est alors facile de montrer qu’en un siècle (puisqu’il y a environ 7 fois 15 en 100), que ce facteur multiplicatif serait de 7 à la puissance 2, soit 128. Je leur demande alors d’imaginer leur ville avec 128 fois plus d’aéroports, d’immeubles, de rues, de centres d’achats… etc. etc., Hélas malgré cet argument massue, une bonne partie parmi eux demeure tout de même confiante en « les capacités d’adaptation des humains », en de futurs miraculeux « progrès techniques »…
- Mes incessants voyages à travers au moins quatre continents, me le font constater sans cesse.
- Voir la prolifération des études et publications sur “l’anxiété collective”, les travaux sur les syndromes dits de « dépression sociale » ou « de facteurs sociaux de la dépression »…
- Je fais ici allusion à (mais pas seulement) ce que l’on dénomme les tenants de la “Collapsologie”, lesquels, parmi d’autres, pensent qu’il faudrait se préparer à une « finitude » de notre ordre dominant bien plus imminente qu’on ne le croit, entre les années 2020 et 2050 ! J’y reviendrai dans ma prochaine chronique.
- Au simple sens de « capacité humaine à « comprendre« les choses ».
- Jayw Forrester : Industrial Dynamics – After the first Décade.
- Nous reviendrons, bien entendu, en une prochaine chronique sur ce rapport, ses préconisations, ses fondements, ses suites…
- Dit Rapport Charney
- Les USA y sont clairement montrés du doigt comme étant, et de loin, les principaux émetteurs de GES.