De l’homo – aeconomicus ; des dégâts du «how-to» et de dite «rationalité» des comportements économiques
«Le marché de la théorie de la concurrence est un Monde où les individus ont la liberté des rouages dans la mécanique de l’horloge.»
René Passet
«Les déchets, la transformation des forêts en latérite,
Les bidonvilles, la mercantilisation de l’air, de l’eau et des gaz à effet de serre […] sont des créations de richesses.»
Bernard Maris
«Les « choix rationnels« de l’homo-aeconomicus, engrenage aveugle du marché, sont ceux d’un décérébré pensant.»
Amartya Sen
J’annonçais dans ma précédente chronique que j’allais aborder dans la présente certains des problèmes liés à au moins deux autres aspects des notions-clés à critiquer et à déconstruire au sein de l’univers pseudo scientifique du couple économie-gestion. Ces aspects, pour la présente réflexion, concerneront en premier lieu ce que je désigne par «règne absolu du « How-To« », et en second lieu par ce que je pointe comme une soi-disant «rationalité», voulue aussi intrinsèque que quasi automatique moteur du fameux marché autorégulé. Commençons par le sempiternel How To.
Par Omar Aktouf(1)
Full Professor HEC Montréal (Canada)
Des considérables dégâts sur la pensée et les raisonnements de l’omniprésence économico-managérial du « How To »
Très tôt, dans le cours de mes études en business économie et management, je me suis retrouvé heurté de plein front par l’omniprésence – et la quasi exclusivité- de « la » question à se poser et à laquelle chercher réponses : le sempiternel « How To ?». Venant d’abord de disciplines où l’on se pose plus la question du «pourquoi» des choses de notre monde, plutôt que simplement celle du «comment», telles que la philosophie, la psychologie, la littérature, l’économie politique (et non la business-économie), ou même la physique et surtout la physique théorique ; je fus assez vite intellectuellement violemment heurté par l’omniprésence, sinon l’exclusive présence, de cette seule question «comment ?», ou plus grave «comment faire ?» qui se love au cœur de l’inévitable «how to» dont les théories et écrits nord-américain – en ces domaines- sont infestés. J’invite à ce propos et pour convenablement camper mes préoccupations, le lecteur à se livrer à l’édifiante expérience suivante (ce à quoi j’invite systématiquement mes étudiants également) : rechercher parmi les innombrables kyrielles de publications en business économie-gestion, particulièrement d’origine nord-américaine, ne serait-ce qu’une infime partie d’articles ou de livres dont le titre ne commencerait par cet inévitable «How To» ; ou n’en contiendrait pas la mention. Et encore plus : tenter de trouver ne serait-ce pratiquement qu’une publication dont le titre ou le sujet comporterait la question ou la mention «Why ?». Qui peut en effet imaginer un instant qu’une publication, du type de celles dont on nous a habitués en business économie et management à la US, puisse plutôt être par exemple du genre : «Why becoming rich ?», «Why being a leader ?», ou «Why to motivate your employees ?», ou encore «Why making money ?»… impossible ! Dans toutes les sphères de ces disciplines, depuis l’enseignement, le consulting, la recherche en passant par les incalculables (fort lucratifs au demeurant) séminaires professionnels, ou les présentations en congrès et colloques… tout, absolument tout –à de rarissimes exceptions près-, doit comporter d’une façon ou d’une autre la question «How to». De par ma longue expérience, je n’ai aucun souvenir d’absence –ou de mise en second plan- de cette omniprésente et lancinante question éminemment fonctionnaliste, pragmatiste, instrumentale… Et de surcroît maximaliste, comme il se doit, lorsque la préoccupation primordiale, même en arrière-plan, reste le souci de «faire de l’argent», mais évidemment… «Toujours plus d’argent». C’est là pour ainsi dire «la mère» de tous les «How To». Celle qui englobe toutes les autres qui s’y subordonnent : «How To Make Money ?». Dès lors, se pose toute une série de problèmes, à mon sens intellectuellement graves, pour ce qui se produit en enseignement, recherche, publication… en ce domaine. Voyons en quelques-uns parmi les plus dommageables.
De la différence entre les questions «How to» en langue anglaise et «comment» en langue française, ou latines
Je prends ici la comparaison avec «la question synonyme» en langue française, «comment». Mais je pourrais tout aussi bien prendre les termes équivalents tels que «como» ou «come» en toutes autres langues latines. Je pense qu’il y a erreur, ou à tout le moins insuffisance, à traduire le «how to» anglais par le simple terme «comment». Car en effet, si le «comment» en français (ou les como, come… en autres langues latines) induit ipso facto une connotation –au moins implicite- renvoyant à une idée allant au-delà simple modus operandi. Il y est en effet inscrit aussi des sous-entendus de causalité, d’étiologie, de raison d’être… (Ce qui en langue anglaise se retrouverait, peu ou prou, dans le seul terme «how»). La locution complète «how to», elle, ne renvoie qu’à une connotation et une seule, qui se dirait –plus correctement- en français à tout le moins : «comment faire… pour». Autrement dit, il y a là à tout le moins, élimination systématique de toute dimension renvoyant à un sous-entendu de questionnement de causalité, de sens, de raison, de chaine étiologique. Poser par exemple la question «Comment» motiver les employés(2), cela est fort différent de la poser sous la forme «Comment faire» pour motiver les employés. Car en effet, si la première formulation implique –implicitement- l’idée de se demander «comment cela se motive-t-il, un employé ?»(3), «comment cela peut-il se faire», sachant et ayant appris ce qu’il est, vit, ressent, pense de son propre chef… ; ses attentes, désirs, consciences des choses, points de vue, opinions, conceptions(4)… Par contre, la seconde formulation, elle, évacue automatiquement ce souci de savoir à partir de la position-point de vue du «sujet employé», ce que «motiver ou non» signifie. Ce souci est considéré, à priori, comme non pertinent : on fait comme si le «sujet» était d’avance connu, et qu’il suffisait de décréter, à sa place et en son nom, ce qu’il faut pour le motiver ou non(5) . Il en va de même pour tout ce qui est traité en économie management : consommateur, société, nature… Une sorte de «fort savoir implicite», d’agrégats de postulats, tiennent lieu de raison pour se dispenser de se questionner sur le statut épistémologique, la nature ou l’ontologie de ce dont on traite. Ainsi, l’employé est une «ressource» dite «humaine» (donc un être humain, forcément, inconsciemment réifié, dénaturé, déshumanisé)(6) , la société un «marché du travail», la nature «un ensemble de stocks»(7) , etc. En bref, disons ici à ce sujet(8) qu’il est systématiquement admis de faire, en économie-management, comme si aucune question de connaissance-définition plus approfondie – par rapport à ce que les préjugés et les idéologies dominants véhiculent- de ce dont on traite n’est nécessaire : c’est le règne du sens commun le plus plat, des approximations les plus banales.(9) Toutes ces choses n’étant, in fine, qu’objets dont il convient d’apprendre à se servir le plus «efficacement», c’est-à-dire le plus rentablement possible. La seule question « how to » suffit donc.
Le «How to» : le règne de la pensée instrumentale-opératoire
Au vu de ce qui précède, il n’est nullement malaisé d’affirmer que, avec l’omniprésence – sinon la domination totale- de la question «how to» en business économie et en business administration, nous avons affaire à ce que l’on peut dénommer une pensée technocratique, purement fonctionnaliste, instrumentale et opératoire(10). Une pensée qui se caractérise notamment, et en premier lieu, par l’ignorance quasi-totale de ce que les sciences humaines et sociales disent sur l’humain, et ensuite par une chosification de ce même humain réduit à ne plus être qu’un rouage parmi d’autres de tout ce qui doit être mis au service du productivisme-rentabilisme. Cet humain «tronqué»(11), réduit à sa seule dimension «force de travail», ou engrenage parmi les engrenages de la production, ne sera donc plus objet que de «comment faire» pour lui faire produire toujours plus par unité de temps(12). C’est à ce «how to» fondamental que vont s’atteler à trouver réponse toutes les théories et pratiques de business économie et de business gestion, depuis les premiers balbutiements Tayloriens et Fayoliens, jusqu’à nos jours : comment s’y prendre pour maintenir en constante hausse le rapport «rendement financier du travail / unité de temps». C’est ce que l’on dénomme «productivité». Productivité dont le servant (autant en économie qu’en management) est un humain dit «rationnel» (le fameux homo-aeconomicus), considéré comme mû quasi uniquement par ses pulsions les plus bassement matérialistes et par la constante recherche de plus de «bénéfices» à retirer (la fameuse maximisation de la dite «fonction de satisfaction») dans toutes les transactions avec autrui ou avec son milieu. Depuis l’échange économique le plus basique, jusqu’à la relation salarié-employeur. C’est alors que «jouet décérébré» de la loi de l’offre et de la demande, ou rouage passif de celle du «marché», il serait censé – ô paradoxe !- faire des «choix rationnels» (en vue de la maximisation de cette fameuse «fonction de satisfaction» dont il est le robot) autant dans ses relations de travail, que de consommateur, voire même de citoyen, d’ami, de voisin… sinon même d’amoureux !(13) Tout est question de maximisation de «sa» fonction de satisfaction. Il ne reste donc plus qu’à débusquer, déduire, ou au besoin édicter – au nom d’une «nature humaine» décrétée machine à maximiser les bénéfices à tirer de toute interaction -, la façon (le how to) dont cette machine est censée se comporter en vue d’atteindre ce genre de buts, et donc ipso facto, la façon de l’encourager à adopter certains comportements supposés y mener. C’est ce qui a été dénommé «théories de la motivation». Avec en inexorables avants postes… la question « How to motivate the worker», jamais, par exemple, la question « Why the worker is not motivated”(14) !
De l’homo aeconomicus au «rationnel maximiseur» de fonction de satisfaction
Le saut depuis le «rationnel» rouage du marché, l’homo aeconomicus, à celui du non moins «rationnel» égoïste poursuiveur de la seule maximisation de sa fonction de satisfaction, «l’homme de l’organisation», a été aussi aisé que quasi automatique à inventer. Car, à tout bien prendre en considération, il ne s’agit que d’une question d’échelle : rien de plus normal donc que de passer du «how to make more money» au «how to get more satisfaction». Mais là où le bât blesse, c’est que dans les deux cas, il est question de «raison», de «rationnel» et de «rationalité». Or, à moins de faire subir à la langue je ne sais quelles contorsions, tout ce qui est rationnel ou qui relève de la rationalité est censé être «conforme à la raison». Sans trop chercher à entrer dans des considérations sémantiques, linguistiques ou philosophiques qui nous conduiraient loin, je pense qu’il n’est pas trop erroné de prétendre que tout ce qui est réputé conforme à la raison, à la rationalité, est tout sauf la recherche d’excès ou de démesures, ou d’extrêmes.(15) Bien au contraire(16) – et on retrouve cela également sous la plume d’un certain Adam Smith(17) – il est toujours question de constante recherche de «justesse» dans tout ce que l’on fait. C’est ainsi que, contrairement à la formule la plus citée et la plus connue de lui, la dite «main invisible», qu’il n’utilise en fait qu’à deux ou trois reprises (!), le terme «juste» revient abondamment(18) : du «juste salaire» au «juste prix», en passant par le «juste profit»… voilà donc un fort intéressant filon à creuser(19) : d’où cela vient-il qu’on ait fait ainsi si étonnamment glisser, en théories des business économie et gestion – et sémantiquement parlant- le sens des notions de «raison», «rationnel», «conforme à la raison»… vers un adjectif : «rationnel» et – quoique plus rarement(20) un substantif: «rationalité», signifiant pratiquement le strict contraire de ce que les racines (raison, raisonnable, rationnel…) veulent dire ?(21) Je pense ici, qu’une des réponses que l’on peut déjà avancer, résiderait encore et encore dans cette omniprésente prégnance, aux avant-postes de tous travaux en domaine de business économie-gestion, de cet inamovible-inévitable «How To» ; formule qui sert à la fois de cadre de pensée, de guide téléologique, de finalité et même, d’horizon théorique. Ce trait est loin d’être anodin ou banal : la mise en position de cette prémisse du «How To», à la fois, comme «balises-frontières» et comme «contours-horizons» de toute réflexion en ce domaine, ne peut que transfigurer vers un rétrécissement hautement pragmatiste, vulgairement matérialiste et opératoire-utilitariste de toute notions théoriques bien plus «large» (concepts généraux ; abstraits généraux…)(22) telles que celles de raison, de raisonnable, et de rationnel. Et c’est alors que le grand mal est fait : l’organisation in fine et uniquement «financièrement rentable» du travail devient «organisation scientifique du travail»(23); la gestion déshumanisée-désincarnée des dites «ressources humaines» devient «New Scientific Management»(24) ; le comportement égoïste-individualiste devient «choix rationnels» ; l’égocentrisme le plus étroitement individualiste devient «maximisation rationnelle de fonction de satisfaction»…(25) Là où comportement rationnel et motivation deviennent réflexes pavloviens
On aura sans doute fort bien compris de ce qui précède que, pour la logique entourant ce que fait –ou ne fait pas- l’homo aeconomicus, logique inventée de toute pièces pour bien accommoder l’intégration forcée de l’homo sapiens-sapiens à ce nouvel univers hyper déterministe voulu par la science économique, il était nécessaire qu’on en fasse une sorte de rouage passif, d’électron (ou de particule) prenant sa place dans ce qui l’entoure au gré des effets des diverses «forces agissantes autour de lui» : forces autorégulées, forces autonomes comme, notamment, celle de la gravitation, qui arbitre entre mécanismes infinis de l’offre et de la demande. Cet homo aeconomicus, d’abord normalement être humain doté de libre arbitre, de conscience et de conscience morale, de désirs et de rêves… il devra se métamorphoser en une sorte de robot décérébré pour se plier corps et âme aux «lois» régissant les marchés et leurs équilibres… et pour ainsi dire «pensant» en ses lieu et place ! C’est alors que rêves et désirs, raisons, sens et sentiments devront être réduits à une catégorie fourre-tout : les besoins. Encore un royaume sans partage de la fameuse formule princeps «How To». Tout se déclinera donc désormais en «comment – faire» pour assouvir les quêtes de cette nouvelle machine à besoins qu’est devenu l’humain. Mais aussi et surtout pour ainsi dire, la mère de tous les besoins – puisque d’elle dépend la satisfaction de pratiquement tous les autres-, le besoin «faire de l’argent». Voilà donc notre homo sapiens-sapiens (Homme qui pense et qui se sait pensant) transformé en mécanique de réponses à une multitude de «How To». Depuis le how to make money, (comment faire de l’argent) au comment maximiser sa fonction de satisfaction tous azimuts. Les conséquences de cette quasi seconde nature(26) peuvent aller très loin, c’est-à-dire, jusqu’à faire en sorte que la fin puisse justifier les moyens. D’ailleurs, le « how to make money » est de fait érigé en fin en soi. Jamais au grand jamais n’ai-je eu, en terre d’Amérique du nord particulièrement, et avec quelque auditoire que ce soit, même des plus jeunes ou des plus âgés, des plus prosaïquement «professionnels – utilitaristes», aux plus «universitaires-intellectuels»(27) , autre chose que des réactions de profonds étonnement-incrédulité-perplexité lorsque je me mets à poser par exemple la question : «Why making money ?» ou «Why motivating ?». Cela semble si évident qu’il n’y ait aucune interrogation de «sens» ni de raison à poser – ou se poser- en ce genre de questions, que ces auditoires en viennent presque automatiquement à, parfois violemment, s’attaquer au messager(28) plutôt qu’au message. Cela signifie donc que, avec sa seule présence-prégnance cette formulation « how to » disqualifie d’avance toute recherche de raisons de faire ce que l’on fait, de sens à ce que l’on fait, d’interrogations même sur les façons de faire et leurs conséquences. Nous sommes là en terrain technocratiques pur et gravissime, car non seulement le pragmatique-utilitariste-maximaliste devient «conformité à la raison», mais aussi alibi et justification à priori pour tout ce qui est fait et la manière dont cela est fait. Exit donc tout ce qui fait lien entre ce qui est convoqué en guise de «raison», de «rationalité», de «comportement rationnel»… et signification, finalité, conséquences(29) , ou éthique, écologie, ou morale. C’est, entre autres, ce qu’un auteur comme John Saul a qualifié de «raison sans vertus» ou de «rationalité dénuée de valeurs», dans son monumental ouvrage critique de la raison instrumentale moderne : Les bâtards de Voltaire.(30) Ce qu’il y appelle «triomphe de la dictature de la raison(31) en Occident», est en fait, et par bien des égards, tout simplement celui du «How To» dont il est question dans le présent texte(32) . Par la vertu de cette formule – couplées à d’autres comme celles issues, par exemple, de Benjamin Franklin «Time is money», ou celle (à son corps défendant)(33) de «main invisible» de Adam Smith… ; on en est arrivé dans les discours de presque tout ce qui relève de l’économie-business à la nord-américaine, à totalement désincarner, déshumaniser, couper de la Nature… et de la Vie elle-même, ce qui se fait et doit se faire dans la poursuite maximaliste d’accumulation d’argent, à tous les niveaux. Mon expérience me montre que tout cela en est devenu quasiment pavlovien : dès leur préparation aux études en économie-gestion, depuis les deux dernières années collégiales, on inculque dans les esprits(34) de nos futurs étudiants toute une série de réflexes proprement pavloviens. Réflexes dont l’épicentre demeure l’irrésistible tropisme du «faire de l’argent»… peu importent, ou presque(35), les moyens et les conséquences(36). Faire de l’argent pour en faire – et au maximum-, ou encore travailler plus, plus vite, plus rentable… tiennent lieu «d’objets de salivations», de stimulus supra normaux aussi irraisonnés qu’irrésistibles. Reste à trouver «comment»… «Faire saliver» pour toujours pousser à vouloir faire plus d’argent ou contribuer à en faire faire !
Pour conclure : allez jusqu’à défendre l’indéfendable par les sophismes les plus absurdes
La plus récente actualité montréalaise(37) me donne une incroyable occasion de – si cela est encore nécessaire- montrer à quel point tout ce qui a été développé plus haut est d’une si vivace prégnance que cela peut conduire aux déclarations les plus farfelues sinon les plus irresponsables, et à la limite mortifères. Il s’agit de déclarations, aussi solennelles qu’assumées, d’un professeur d’économie et également « chercheur associé » à l’Institut d’Études Économique de Montréal (de fait un think-tank ultralibéral au service des milieux du business canadien) voulant qu’il serait « fou » (dans le but de trouver parade à la dégradation accélérée de la planète, des assauts répétés de la nature contre l’humain et ses pratiques intenables…) de renoncer à la croissance continue, et encore plus fou de « penser décroissance », car dixit ce digne représentant du « How To » dominant, « Il faut s’enrichir toujours davantage pour pouvoir contrer les réactions du climat, de la nature… car seules la richesse et la croissance, et non la pauvreté, peuvent permettre de s’outiller pour se défendre et s’adapter (…) à preuve : les pays les plus pauvres sont les plus pollués et les plus atteints, et aussi les moins capables de faire face » !
Dans notre prochaine rubrique, nous reprendrons le fil de la question de la «rationalité des marchés autorégulés ou non», notamment sous l’angle de l’analyse de ce que donnent les mécanismes présidant aux fonctionnements des marchés dits «traditionnels», sinon dits «primitifs», comme les «Souks» et autres «Bazars», notamment africains.
Notes :
- Tous commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
- Notons au passage qu’il n’existe nul livre, article… ayant pour sujet « comment motiver les dirigeants», ou «comment vaincre la résistance au changement des patrons…». Comme si cela allait on ne peut plus des soi, c’est toujours des employés qu’il s’agit lorsqu’il est question de «qui est l’obstacle» à la bonne productivité, à la compétitivité, au changement…
- Ce qui obligerait à analyser la question surtout et essentiellement du point de vue de celui que l’on veut motiver. Et non à partir de «théories» montées de toutes pièces – et en dehors de son point de vue propre… ou même bien pire, élaborées à partir d’observations faites sur des chiens, de singes, des rats de laboratoire, des pigeons, des lapins… Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions et leurs incalculables conséquences.
- Rappelons ici au passage, pour celles et ceux plus initiés dans le domaine, que les travaux d’un certain Elton Mayo et de son équipe de consultants auprès de la compagnie General Electric, portant sur les raisons de baisse de productivité des travailleurs, ont été stoppés net (avec comme prétexte la crise de 1929) dès que ce fameux chercheur a commencé à vouloir «comprendre» ce que signifie «motiver un employé… de son point de vue». C’est là un sujet important sur lequel nous reviendrons.
- À titre d’illustration montrant à quel point ces considérations sont de premières importances, je voudrais rapporter ce fait vécu dans une « très grande organisation industrielle » française où j’ai eu à intervenir comme consultant. Rapportant (après un significatif séjour de terrain passé à écouter, observer, «vivre avec» les employés d’une des plus importantes usines de ce groupe), toute une série de «complaintes» et de «doléances-frustrations» vécues par les travailleurs « lambda », il me fut répondu par les hautes instances, avec force indignations : «Mais que veulent-ils de plus !? Nous leurs avons octroyé ceci et cela, nous leur avons donné…, nous leur avons ajouté…, nous…». Le silence fut bien pesant lorsque je mentionnais à ces messieurs qu’il serait du plus haut intérêt pour moi de savoir d’où ils tenaient que c’était ce qu’ils mentionnaient qui serait le plus désirable par ces employés afin « d’être motivés» !
- Ou «objectivée», donc déniée de tout statut de «sujet», voire de libre arbitre, de conscience propre : coir, notamment, à ce sujet : B. Sievers, Work, death and life itself ; ou O. Aktouf, About the idea of « excellence management« : managers deification and workers reification, in Pauchant T. (dir.) In Search of Meaning.
- Que d’incalculables fois n’ai-je entendu par exemple le péremptoire «c’est la nature humaine !», venant d’auditoires solidement ancrés dans les préjugés de la fausse conscience Marcusienne et de la fabrication du consentement Chomskyenne : on verra en d’autres occasions à quel point cette soit disant «nature humaine» est réduite soit aux plus rudimentaires des diktats idéologiques du néolibéralisme, soit à une conception proprement pavlovienne de l’humain.
- Sujet fort important que celui de la conception de ces choses en économie-gestion, sur lequel il nous faudra forcément revenir plus en profondeur.
- Voir entre autres : M. Serres, Le tiers instruits ; B. Sievers op. cit. ; H. Laborit, L’homme imaginant ; E. Becker, The Denial of Death…
- Voir entre autres : H. Marcuse, l’homme unidimensionnel ; W. F. White, l’homme des organisations ; H. Arvon, La philosophie du travail ; S. Weil, La condition ouvrière ; G. Friedmann, Le travail en miettes ; C. Dejours, Le travail usure mentale ; Souffrances en France ; Le corps entre biologie et psychanalyse … ; M. Pagès (dir.) et al. L’emprise de l’organisation ; N. Aubert et V. De Gaulejac, Le coût de l’excellence …
- Voir en particulier Arvon, Friedmann, Dejours (op. cit.) mais aussi et particulièrement O. Aktouf, « Theories of Organazations and Management in the 1990’s : towards a critical radical humanism » in Academy of Mangement Review, juillet 1992, et The implications of humanism for business studies, in Heiko Spitzeck and al. (dir.) Humanism in Business, Cambridge University Press, 2009.
- Ce que l’on dénomme très sérieusement « efficience – productivité ».
- Voir à ce sujet les délires mathématiques qui peuplent les applications aux comportements humains des dites « théories des jeux », ou encore les thèses (un comble se sur-mathématisation de la pensée) développées par un certain Gary Becker, Nobel d’économie en 2000 pour ses travaux de « modélisations des comportements humains ».
- Ou pire ! En langue anglaise tout cela est chapeauté par la désignation « Organizational Behaviour »… comme si l’être humain changeait de nature – et donc de façon de se comporter- dès lors qu’il pénètre une « organisation ».
- Ainsi chez un Aristote par exemple, il est expressément et quasi systématiquement question de « juste milieu », ou de « juste mesure »… sans parler de l’intrinsèque connotation de « sage » et « sagesse » liée à toute idée de « raisonnable », de conforme à la raison. Ni de celles de conforme, sinon à tout le moins « tendant vers » ce que préconisent « la morale », « l’éthique »…
- On sait depuis Aristote et sa réplique au totalitarisme platonicien, La Politique, à quel point le meilleur est toujours et en toutes choses le juste milieu, et combien les excès et les extrêmes (par exemple d’inégalités sociales) sont sources de destruction !
- Autant dans Origines de la richesse des nations, que dans Traité des sentiments moraux, pour ne citer que les deux œuvres les plus connues parmi les cinq léguées par ce grand penseur des Lumières (les trois autres étant : ses deux Essays on Philosophy et Lectures on Jurisprudence).
- Tout comme chez Taylor aussi qui parlait de « juste journée de travail », de « juste rémunération du rendement »…
- Peut-être le ferons-nous en une prochaine chronique.
- Quoique ce concept puisse en fait se trouver assez considérablement utilisé en ce qui est dénommé « théories de la rationalité limitée » et ses dérivés. (Voir notamment un auteur princeps en ce sens : H.A. Simon)
- En fait, je suis fondé à croire pour ma part que nous avons là affaire au même mécanisme qui a introduit les abus des termes « science » et « scientifique » dans les jargons de l’économie-business-management.
- Pour reprendre une terminologie léguée, notamment, par le courant althussérien (in Pour Marx) ou par celui de Bourdieu (in Le métier de sociologue).
- F. Taylor
- H.A Simon
- Tout ceci sans parler de « La Nature » et de l’adjectif « naturel » qui seront également largement convoqués pour justifier (faire passer pour « naturel », « conforme à la nature ») ce qui est fait en économie-gestion : il est ainsi bien souvent question, en plus de la sempiternelle dite « nature humaine », de « leaders naturels » ; de « taux de chômage naturel –Sic !- » ; d’analogies avec les comportements des « animaux sociaux », voire d’insectes tels que fourmis, termites… Ainsi même des pans entiers de la sociobiologie ont été détournés pour justifier tout et son contraire, ayant cours en business économie-gestion. Nous y reviendrons en une prochaine chronique, cela en vaut largement le détour !
- Plusieurs des grands gourous des théories de la motivation, dont F. Abraham Maslow, F. Herzberg, B. Skinner… ont ainsi écrit des bibles du management reliant sans autre forme de procès Nature humaine et motivation au travail !
- Évidemment particulièrement ceux liés au monde du business économie – gestion.
- Du genre « c’est une question de communiste », ou de « radical—écologiste »…
- Toutes les retombées négatives de l’activité économique est ainsi pudiquement dénommée « externalité », comme une sorte de « mal nécessaire mais négligeable », sans plus !
- Paris, Payot 1993, 654 pages.
- Dictature d’une « Raison » avec, bien entendu toutes les précisions ajoutées : instrumentale, pragmatiste, maximaliste, déshumanisée…
- Pour la petite histoire, j’ai participé à faire inviter M. Saul pour donner une conférence à propos de son livre à HEC Montréal ; ce fut comme pour Albert Jacquard (voir chroniques antérieures) : un tollé de protestations indignées… sauf de la part des étudiants (!).
- En une prochaine chronique nous reviendrons sur l’ampleur avec laquelle l’œuvre de Adam Smith – et pas seulement- celles de bien des auteurs princeps en économie-gestion aussi, a été abondamment déformée, détournée de sons sens originel.
- Et cela vaut tout autant pour le plus large public avec les matraquages des médias vantant à hue et à dia les vertus du « businessman » et du business.
- Je rapporterais lors de prochaines chroniques plus ad hoc, comment on enseigne dans certains cours dits de leadership et habiletés politiques des dirigeants– certes avec quelques subtilités, mais parfois même pas- des façons par exemple de « Faire ce qu’il faut et gagner, plutôt que de demeurer éthique et vertueux et perdre ! ».
- Nous reviendrons prochainement sur les dégâts causés par cette conception de l’humain, qui prédomine largement en économie-management, et qui consiste à le réduire à une sorte de créature uniquement – ou presque- guidée par un schéma comportemental de type « Organisme- Stimulus- Réponse »
- Les 18 et 19 février 2020 à l’émission « Enquête » de Radio-Canada, et dans le quotidien Le Devoir. Les propos sont ceux d’un professeur d’économie à HEC Montréal.