Fermetures d’entreprises, hausses du chômage et de la pauvreté, mégafusions de firmes déjà tentaculaires, faillites de continents entiers comme l’Afrique, morts annoncées de villes (comme Murdochville, au Canada, Detroit et Flint aux USA…à cause de l’épuisement du minerai exploité jusque-là par la multinationale Noranda, des délocalisations sauvages vers le Mexique…), tergiversations et cynismes pendant et après les sommets de Johannesburg, Kyoto, Cop 21 de Paris, mégascandales financiers sans précédents depuis 2008, géants des télécommunications et des NTIC qui vacillent ou croulent sous les scandales, de Bell Canada à Nortel en passant par Orange, licenciements massifs dans tous les secteurs industriels jusque ceux de l’automobile et l’aéronautique, les Rapports de la Banque Mondiale, OCDE, Oxfam… qui prévoient des cataclysmes humains et naturels majeurs pour les toutes prochaines décennies si l’on ne change, radicalement, pas nos comportements (dits) économiques.
Par Omar Dr. Aktouf
Full Professor HEC Montréal
Devant tout ce chaos, on continue à répéter les mêmes discours, on persiste à penser en termes de néolibéralisme et de «libre marché». A-t-on complètement perdu le nord ? On ne sait, en fait, plus quoi penser ni que faire ! Quelles sont les sources profondes de ce désarroi ? Y a-t-il des solutions, à part celles qui consistent à se réfugier derrière une conception du monde et de l’économie (dite) mondialisée, aussi meurtrière que dépassée ?
La plupart des penseurs et commentateurs, politiciens et économistes ressassent des litanies invoquant «soubresauts» et «réajustements» d’un capitalisme conçu comme système universellement désirable et unique voie pour l’humanité. Allié à un Occident présenté comme monopole-idéal-absolu de «civilisation–progrès». Une sorte de Prométhée «globalement salvateur» mais dont il faut supporter «parce qu’on n’a pas le choix», les divers vautours, toujours plus voraces.
Pour comprendre ce qui nous arrive et… que faire, il nous faut d’abord apprendre à reformuler autrement le problème d’ensemble, changer radicalement conception, discours et remèdes, qui à l’évidence, ne fonctionnent plus.
Le sujet est si large et complexe que je me contenterai ici de n’évoquer que le plus urgent : les tenants et les aboutissants de la soi-disant mondialisation et de la financiarisation à outrance de l’économie. Avant de revoir, un à un, les «axiomes» de l’économisme néoclassique dans de prochaines contributions.
Le capitalisme financier et sa mondialisation : une fatalité ?
Fort peu de gens savent qu’il existe (au moins dans leurs versions dominantes) deux types de capitalismes, très différents l’un de l’autre. C’est ce qu’on peut désigner par «capitalisme financier» d’un côté, et «capitalisme industriel» de l’autre(2). Ils ont des géographies, des conceptions et de pratiques spécifiques. Le premier, né en Angleterre dès après la révolution industrielle puis répandu en Europe du Sud-Ouest et en Amérique du Nord, mise sur l’a priori du point de vue financier (le fameux «how to make money»). Le second prenant ses racines dans de lointaines coutumes et traditions communautaires de l’Europe du Centre et du Nord, s’est plus étendu vers les antipodes, Japon et Corée du Sud en tête, misant, lui, avant tout sur le point de vue «industriel», c’est-à-dire celui du producteur, fabricant, technicien… qui cherche, d’abord, la qualité et le bon service, l’argent venant après. Or, partout, on fait comme s’il n’existait qu’un seul capitalisme. Celui dont le prototype est ce qui se fait aux USA : Bourses casinos, actionnaires insatiables et marchés aussi «souverains» que prétendus «autorégulés». Avec, en prime, depuis la vogue néolibérale, l’anéantissement progressif de l’État dans son rôle économique et social (sinon, comme serviteur de la classe dominante). Les pays du capitalisme industriel, Allemagne, Scandinavie, Japon et Corée du Sud (sans les idéaliser à outrance mais sans oublier qu’ils sont systématiquement désignées comme ceux ayant commis le moins d’erreurs «économiques»). Ces pays, eux, n’ont pas d’actionnaires voraces et impitoyables, pas de Bourses casinos, pas de supermilliardaires, et des États qui interviennent dans l’économie, des lois qui brident et guident le marché, des filets sociaux et des politiques de protection du citoyen et de la nature, garantissant une plus équitable répartition et «durabilité» des richesses.
La mondialisation sous la houlette du dollar US et des multinationales : une autre fatalité ?
S’il est indispensable de comprendre que le capitalisme financier n’est pas la seule issue que nous ayons devant nous, il est aussi nécessaire de savoir qu’il n’y a pas plus de mondialisation universelle et transcendante que de marché impartial et bienveillant. La vraie «mondialisation», c’est-à-dire l’expansion à l’échelle de la planète du système de l’économie néolibérale, sous la houlette des institutions de Bretton-Woods et du dollar US, a été le résultat de deux processus quasi concomitants : la mise à genoux du mouvement des Non-alignés d’un côté, et la déclaration, d’un autre côté, d’une impitoyable guerre des coûts et des prix, du capitalisme financier contre le capitalisme industriel.
Le mouvement des Non-alignés est une sorte d’accord, lancé à Bandung, en Indonésie au milieu des années 1950 (puis consacré à Belgrade en 1961), entre les pays du Tiers Monde nouvellement indépendants et ceux en voie de l’être, afin de ne «s’aligner» sur les intérêts d’aucune des deux superpuissances de l’époque (USA et URSS) et de protéger avant tout ceux de leurs propres peuples, avec des régimes politiques très nationalistes et plutôt gauchisants. Il s’agissait, au cours des débuts des années 1960, d’environ cent cinquante pays de tous continents (mais surtout Afrique et Asie). Leur mode d’échanges commerciaux entre eux et avec les ex. pays (dits) de l’Est, se faisaient essentiellement sur la base de formes de trocs directs. Ainsi, par exemple, l’URSS livrait des tracteurs et des machines de forages à Cuba ou à l’Algérie, et ceux-ci retournaient du sucre ou du vin. Tout ce commerce passait hors du contrôle des systèmes de la livre et du dollar. C’est alors que se fomenta, entre 1962 et 1974 environ, la disparition d’à peu près tous les régimes et figures de proue de ce mouvement : de Lumumba au Congo jusqu’à Allende au Chili, en passant par Nu de Birmanie, Nehru de l’Inde, Ngo Dinh Diem du Sud Vietnam, N’Nkrumah du Ghana, Sukarno d’Indonésie, Mossadegh d’Iran, Ben Bella d’Algérie, Ben Salah de Tunisie, Ben Barka du Maroc, Sihanouk du Cambodge… etc. À peu près tous éliminés par des actes de violences et remplacés par des régimes qui ont tourné le dos à l’esprit de Bandung et de Belgrade. Et voilà le premier aspect de la mondialisation : l’ensemble des marchés et du commerce planétaires vont devoir passer, sans exception, sous la houlette des devises fortes de l’Occident, dollar US et multinationales US en tête ! Le capitalisme financier commençait à concrétiser sa mainmise planétaire, appuyé par les IFI, le département du Trésor US et le FMI, comme en témoigne sans équivoque le prix Nobel Joseph Stiglitz (et ex-vice-président de la Banque Mondiale)(3).
Le second processus, c’est, à partir du milieu des années 1970, la riposte contre les succès du capitalisme industriel qui commençait à dominer les marchés, depuis l’automobile jusqu’à la téléphonie, les machines-outils et l’électronique. L’arme choisie fut de baisser par tous les moyens les prix de revient pour battre l’ennemi sur le terrain de la consommation. Cela nécessitait licenciements, fermetures, recentrages, fusions, déréglementations, privatisations, éliminations des programmes sociaux (pour transférer plus d’argent au secteur privé). Et aussi «ouverture» des frontières et «libéralisation» des échanges commerciaux (simple suppression de toutes entraves non désirées par le business multinational). Par la combinaison de ces mesures, le capitalisme financier, toujours appuyé par le consensus de Washington et le FMI, entendait faire plier son rival, le «capitalisme industriel», plus social-démocrate et moins inféodé à la classe des affaires.
Voilà, en fait, ce qu’on a mis sous le vocable fourre-tout de «mondialisation», qui n’était que mesures visant à mieux servir les milieux du business financier à l’américaine, tant au niveau national qu’international.
L’économie devenue finance et la politique devenue «désirs du business financier»
Ce système que l’on présente comme «fin de l’histoire», c’est la réponse à ce que désiraient les gros businessmen occidentaux : organiser un marché planétaire sans entraves, pour que l’argent puisse se multiplier partout où il veut, comme il le veut. Les politiques économiques d’à peu près tous les États (hors capitalisme industriel, ou à développements autocentrés comme la Chine ou la Malaisie) ne sont plus que ce que désire le busines : néolibéralisme et accumulation financière maximaliste de court terme(4). C’est-à-dire viser, de manière la plus prompte et infinie, le maximum de rémunération possible pour le capital. Or, ni la vie ni la nature, ni l’univers ne fonctionnent selon les lois du maximum et de l’infini ! C’est plutôt l’optimum, l’équilibre et le limité. Ce qui veut dire l’obligation de se contenter de gains qui s’arrêtent là où le nécessitent respect de la dignité des humains et l’intégrité de la nature, rien de plus ! Ainsi, les filets sociaux, la qualité des systèmes de santé et d’éducation, de l’environnement… des pays du capitalisme industriel ont un prix : la limitation stricte de l’enrichissement individuel et des dividendes des actionnaires !
L’idée même d’enrichissement infini n’est qu’illusion exponentiellement destructrice. Aristote, déjà, puis Malthus, et un certain John Hobson bien plus tard (économiste anglais du XIXe)… sans parler de Marx, ont bien vu que cet enrichissement-là (maximaliste et infini) ne peut que détruire communautés humaines et nature. Puisque : 1- la nature n’est pas infinie, et 2- toute concentration excessive (le fameux 1% d’aujourd’hui qui se gave de plus de 80% de la richesse mondiale) de capital assèche la demande globale effective et engendre plus de pauvreté. Voilà la vraie nature de notre problème, aux échelles nationales et mondiale.
Mais lorsque ce sont les businessmen qui mènent, alors, le glissement de l’économie vers le seul point de vue maximaliste financier et comptable mène là où nous en sommes : ne plus pouvoir faire de l’argent que sur la spéculation, le chômage, la pollution, l’exclusion, la tricherie et l’escroquerie, voire les guerres. Avec la complicité d’États (appuyés par ces mêmes milieux de la finance et du business), qui permettent des fermetures d’usines ou de villes, alors même que les firmes en cause profitent de bénéfices cumulés et de subventions publiques considérables. Aujourd’hui, le banditisme comptable de haute volée dit «optimisation fiscale» et le recours au paradis fiscaux font les ravages que l’on sait, en toute impunité, tout simplement parce que partout, mondialisation néolibérale et hyper complicité-symbiose «États»/milieux d’argent est devenue la règle !
Une première solution : désarmer la finance, la spéculation boursière et rétablir le rôle économique de l’État
Lorsque j’entends des personnages politiques rivaliser de professions de foi néolibérales, et des partis montants un peu partout s’afficher, avec une candeur inouïe, pour plus de privatisations et de «marché libre», j’ai un froid dans le dos et je crains pour l’intégrité et l’intelligence de toute l’humanité ! Que veut-on de plus que ce qui se passe, aujourd’hui, avec les GAFA, les paradis fiscaux, les nuées de «migrants» de la misère mondialisée… pour, enfin, admettre qu’il est urgent de bannir les dogmes du dieu marché et du «non–État» ? Croire encore en cela, et aux vertus salvatrices de l’argent qui se reproduit indéfiniment pour lui-même, c’est au mieux, être un dangereux ignorant, ou au pire un complice hypocrite de crimes contre l’humanité et la nature. Plus que jamais, il convient de brider la puissance de la finance, de contrôler le capital et ses agissements, de mettre «le marché» au service du bien-être général.
La mondialisation néolibérale est un lamentable échec… mondial ! La stratégie de l’autruche n’est plus une option depuis longtemps ! Il est plus que temps de tout changer de fond en comble, depuis la pensée économique jusqu’aux conceptions et pratiques en management. Ce sont, là, des considérations sur lesquelles nous reviendrons.
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- – Ce texte est inspiré de la teneur du dernier livre publié par O. Aktouf : la Stratégie de l’autruche ; post-mondialisation, management et rationalité économique, Montréal, Écosociété, 2002 (primé meilleur livre économie-gestion du Québec en 2003).
- – Capitalisme contre capitalisme, Michel Albert, Paris, Seuil, 1991.
- – La Grande désillusion, Paris, Fayard, 2002 ; Quand le capitalisme perd la tête, idem 2003.
- – Déjà, Frederik Taylor et Henry Fayol écrivaient que leurs «pires ennemis» dans leurs tentatives de mieux organiser et de faire régner le bon travail loyal et la qualité dans l’entreprise étaient… «les financiers». Peu de gens le savent.