Par Omar Aktouf
Full Professor HEC Montréal (Canada) (1)
«Le calcul probabiliste a été inventé en mathématiques pour demeurer rigoureux lorsque l’on ne sait plus de quoi on parle» Bertrand Russell
«Toute théorie, quelle qu’elle soit, si elle n’est pas vérifiée par les données de l’expérience n’a aucune valeur scientifique et doit être rejetée.» Maurice Allais
«C’est une idée fausse de vouloir tester les postulats ou hypothèses de base ; non seulement il n’est pas nécessaire que les hypothèses de base soient réalistes, mais il est avantageux qu’elles ne le soient pas.» Milton Friedman
Nous avons, au fil des précédentes chroniques, examiné un certain nombre de facettes du caractère profondément illégitime, incorrect et épistémologiquement non fondé, du fait de vouloir à tout prix armer des non-sciences comme l’économie et la gestion, d’oripeaux pseudo scientifiques, abondamment auréolés de quantifications, de calculs et de (dites) mesures.
Pour la présente chronique – et sans doute pour quelques autres encore-, je compte m’atteler au délicat problème de la prétention à la «prévision» dûment «calculée et chiffrée» d’évènements futurs, afin de pouvoir «planifier» un kyrielle d’actions destinées à soigneusement «tirer profit» de ce qui devrait se produire dans des temps à venir, lointains ou proches. Comme à l’accoutumée, nous allons nous attarder sur les questions de fondements, de légitimité, de validité des manières de faire dites scientifiques, des façons de mesurer et de mettre en équations des facteurs dits «prédictifs», à même de nous soit disant nous mettre au fait, parfoisbien en avance, de ce à quoi on devrait s’attendre en matière d’évolution de faits économiques et managériaux(2).
Petit préambule et quelques rappels non inutiles
Les trois Nobel(3)cités en exergue expriment parfaitement, je pense, à travers ces petits extraits de leur pensée, toute l’immensité des contradictions qui peuplent le monde de la pensée économique. Bien que, hélas, celui de la doctrine néolibérale du «laisser-faire» et de la «mondialisation heureuse» l’emporte de loin(4). Ils me servent également à rappeler en une bonne économie de mots, combien est loin le consensus en matière de pensée économique, y compris parmi ses plus illustres servants. On y voit en effet que –et de la part d’un mathématicien de tel renom comme B. Russell- que l’un des domaines les plus utilisés en matière de prévisions économico-managériales, le calcul et les statistiques probabilistes, ne sont qu’alibis «pour demeurer rigoureux» même lorsque l’on ne sait plus de quoi on traite. On y apprend – ou réapprend- combien ce que je dénomme «la mathématisation de la pensée» peut faire de ravages. Combien l’usage et l’abus d’usage d’hypothèses intenables sont presque la règle systématique en analyse économique. Combien enfin, l’absence de possibilité de «vérification expérimentale » disqualifie toute prétention à se dire «scientifique». Depuis le fameux ceterisparibus sic stantibus (toutes choses étant égales par ailleurs) jusqu’aux non moins fameuses hypothèses (bases de l’économie néoclassique et néolibérale) d’existence d’un « crieur des prix d’équilibre » et d’une «société fonctionnant sur les mêmes fondements que la mécanique céleste»(5), en passant par le «tout marché» libertaire-néolibéral friedmanien. Nous avons là les principaux ingrédients fondateurs du délirant «économisme explication et excuse à tout» qui régit notre monde actuel. Économisme qui, de plus en plus se transforme en «dénialisme» qui, au nom des dits impératifs économiques (emploi, croissance, profits, usage de ressources « qui sont là« ) oppose un systématique déni éhonté à ce que les sciences disent depuis des années, à savoir que l’activité justement dite «économique» des humains est en train de nous mener à un effondrement écologique planétaire de plus en plus évident et imminent. Au risque de me répéter par rapport à de précédentes chroniques, et pour les besoins de la présente, il me faut rappeler que sans la prétention à la prédiction, rien ou presque ne saurait être enseigné ou pratiqué en économie-gestion. L’impératif besoin de s’assurer d’avoir des rendements sur ses investissements impose de, pour ainsi dire, recourir à tous moyens possibles de «savoir le futur». Il est d’ailleurs des définitions de la «prévision – planification» en économie- management qui font expressément état du fait de devoir « contrôler le futur » ! Et c’est donc à partir des fumeuses hypothèses de Walras, de celles de Smith (main invisible, concurrence pure et parfaite…), de celles de l’économétrie (indépendances entre elles des variables indépendantes…) que l’on se livre à cet acte démiurgique de « contrôle du futur ». Fantasme démiurgique qui ne manque pas de faire dire au grand gourou des néolibéraux, Milton Friedman, qu’il n’est nul besoin de test, ni de vérification ou de confirmation d’hypothèses en économie… et qu’il est même souhaitable qu’elles ne soient ni réalistes ni soumises à l’épreuve des faits ! La seule «logique inhérente» des postulats de «comportements rationnels», des «égoïsmes naturels» des humains qui les poussent à se concurrencer, de la «recherche de maximisation des gains»… se suffirait amplement à elle-même !
Entre la Ford Edsel et la Ford Mustang…
Voici un parfait exemple de l’ampleur avec laquelle cette «logique» économique peut allégrement entrer en contradiction avec elle-même et apparemment ne jamais s’en soucier le moins du monde. Cela tombe également bien pour illustrer comment de fait, et dans certaines limites, cetéconomisme néolibéral et ses prétendues pratiques scientifiques peuvent «manipuler» et «infléchir» des éléments de ce futur, dont il est hautement prétendu par ailleurs qu’il est aléatoire, fortuit, tributaire de l’évolution des « lois du libre marché ». Il s’agit de l’exemple que nous fournit le destin qui a été réservé à deux modèles célèbres de la gamme des automobiles Ford de la fin des années 1950 et débuts des années 1960. Le modèle dit « Edsel » et le célèbre modèle «Mustang». Le premier, fruit de l’initiative et du «leadership» de Henry Ford II en personne, devait propulser (autour des années 1958 – 1960) Ford en position de plus gros vendeur automobile, devant Chrysler et surtout devant General Motors. Hélas ce fut un cuisant échec, ce modèle n’emportant nullement l’engouement des acheteurs, contredisant toutes les savantes prédictions des analystes de la compagnie. Ce fut alors la Mustang qui joua ce rôle quelques années plus tard. Ce modèle, mythique jusqu’à nos jours, était le fruit lui, du travail et des idées d’un ingénieur devenu haut dirigeant de la compagnie, dénommé Lee Iaccoca, entré chez Ford en 1946(6). Le modèle Edsel est une parfaire illustration de ce que les plus savantes «études de marchés», les plus pointues analyses de prévisions de «comportements des consommateurs», de «goût du public», les plus rigoureuses «planifications» de production et de mise en marché de produits ou services peuvent être vouées à ne rien signifier du tout et à ne servir de rien. Ce modèle «bébé» du second rejeton de la célèbre famille-dynastie Ford, ne connut rien, absolument rien, de ce qui lui était prédit comme destin. Un échec sans bavure, un bide, un four, une calamité industrielle et commerciale lamentables. Ce «cas» de non-fonctionnement dramatique des méthodes dites de bonne gestion scientifique, les plus avancées de l’époque, n’est que fort peu connu et fort peu étudié ou enseigné.(7)Il s’est tout simplement passé que l’armada des plus «hautement savants» managers, calculateurs, analystes, planificateurs, spécialistes des études de marché, de planification… que comptait l’industrieaméricaine, avec ce «fleuron industrialo-managérial» historique qu’est Ford, se sont trompés au point de pratiquement menacer la survie même de leur gigantesque compagnie.(8) Le second exemple, celui du modèle Mustang lui, montrera tout le contraire : ce fut un immédiat, foudroyant, et durable succès. Le génie de l’ingénieur Lee Iaccoca fut de penser à mettre à la disposition et à la portée de (presque) tout Américain moyen, une automobile de type à la fois «grand sport», «élégant-spacieux», et «de luxe». Bien évidemment un immense tapage publicitaire accompagna le martelage, auprès du grand public américain, de la nécessité de posséder une Ford Mustang, si on veut paraître «moderne, sportif, opulent, de bon goût…». Mais là où les choses deviennent bien intéressantes c’est de constater (comme l’a fait J.K Galbraith)(9), que loin d’être seulement un exemple de la façon dont les goûts et les désirs du public sont manipulables et manipulés à très large échelle par la puissance des matraquages publicitaires (fort opportunément présentés et enseignés comme «réponses anticipées» aux souhaits et besoins des publics), mais également et particulièrement comme manière de s’assurer d’un large contrôle, des années durant, de tous les éléments constitutifs de ce que l’on dénomme allègrement «libre marché autorégulé».En d’autres mots : il est aisément démontrable – en tous cas à l’aide de cet exemple- que loin d’être aussi «libre et autorégulé» qu’on le prétend, «le sain marché de parfaite concurrence», en contexte à ce point prétendu «de libre laisser-faire», de « conjonctions infinies de libres volontés», comme le contexte nord-américain, il est de fait absolument loisible aux conglomérats – assez puissants pour cela- de, au contraire, «planifier – réguler à sa guise» (au sens presque soviétique du terme) tout ce qui se passe en termes d’économie-gestion. Ceci est loin d’être rien ! En effet, lorsque l’on sait que M. Iaccoca a commencé à faire germer l’idée de la construction d’un tel modèle «sportif-élégant-opulent»… dès les années 1958-59, et que la sortie effective «sur les marchés» de ce modèle n’a eu lieu que courant fin 1964 – débuts 1965, on constate que, entre l’idée théorique et sa concrétisation matérielle, il s’est écoulé entre 6 et 7 ans ! Or, pour pouvoir concevoir,«planifier» puis mettre en fabrication un tel produit, s’assurer de sa rentabilité… il est absolument indispensable d’en connaître – presque au moindre détail près- pratiquement tous les… coûts ! Cela va des salaires des multiples types et échelons d’employés qui vont y œuvrer, jusqu’aux frais d’installations, machineries… des usines et ateliers, en passant par les divers «intrants» que sont les matières premières, leurs transports, les semi-finis, les composants venant de sous-traitants… Ce qui signifie détenir la capacité d’influencer (donc exercer un certain contrôle) un minimum de «seuils de fluctuations» des prix d’une multitude de facteurs nationaux et internationaux: depuis les prix (mondiaux ) du caoutchouc, du fer, de l’acier, de l’aluminium, du cuivre… jusqu’à celui des ampoules, pièces métalliques… et des composants en plastiques, textiles, boiseries… en passant par les honoraires des cohortes de spécialistes et experts en conception, design, configuration, essais… Cette « capacité» peut se résumer donc, de fait, à l’exercice d’un certain contrôle, des années durant (ici six à sept ans) sur les coûts et salaires que nécessitent les différentes mains-d’œuvre à l’origine de tous ces «ingrédients» tangibles et intangibles, indispensables à l’aboutissement du « projet Mustang ». C’est donc dire – avec J.K. Galbraith que, pour aboutir à ce qu’un tel projet voie le jour, il est nécessaire de rendre « prévisible-planifiable » un marché dit libre et autorégulé ! Ce qui revient à dire – presque- que les économies capitalistes se prétendant de libre marché, avec leur fleuron de tête de peloton que sont les USA, ont en réalité insidieusement recours à des pratiques managériales-économiques dignes des économies les plus « étatisées-planifiées – centralisées ». La différence étant qu’au lieu de passer par l’idéologie et l’interventionnisme direct de l’État, cela passe par le pouvoir économique des grandes corporations. Cette mise en évidence d’une telle énorme contradiction intrinsèque inhérente au système capitaliste dit de «libre matché autorégulé» d’un côté, et de «prévisibilité – planification scientifique» de l’autre ; par le truchement de ces «cas» antinomiques que sont les destins de ces modèles «Edsel» et «Mustang» d’une aussi gigantesque firme multi et transnationale qu’est Ford, est là pour en montrer au moins deux failles surdéterminantes : la pensée magique et la manipulation des coûts des facteurs qui y règnent en guise de «scientifiques» capacités de prédictions de comportements d’agents économiques. Après cet exercice de constats concrets d’incohérence foncière du système capitaliste dominant dit de «libre marché» et de «concurrence pure et parfaite», je propose de passer à une analyse plus théorique, parfois plus abstraite et plus ardue, mais certainement plus scientifique de ce en quoi règnent vaste mystification et profonde pensée magique en guise de «prédictions / capacités de planification» dans l’univers managérial-économique.
Ce que nous enseigne la mathématique et ce que prétend le monde économie-management : prédire scientifiquement ou jouer aux apprentis devins ?
Au risque de me répéter, mais je ne crois pas la chose inutile, j’aimerais rappeler au lecteur le malheureux – et ascientifique- fait que la dite science économique a toujours besoin d’une kyrielle d’hypothèses(10)pour pouvoir s’adonner aux analyses et aux calculs «objectifs – factuels» qu’elle prétend réaliser. Bien des écoles et facultés de sciences économiques en sont aujourd’hui à devoir – devant les rebuffades et réticences grandissantes des étudiants face à cette «obligation» d’accepter sans rechigner le bien fondé de tant d’hypothèses / idées adventices comme dirait un Descartes- imprimer bien visiblement en page une des tests et examens… cet incroyable avertissement digne de la scolastique moyenâgeuse : «Il n’est pas permis de discuter les hypothèses de bases des théories économiques» Sic ! Le problème que je voudrais ici souligner est donc qu’aucun travail en cette dite «science» n’est ni permis ni possible, sans admettre comme un postulat indiscutable ou un catéchisme transcendant, cette kyrielle d’hypothèses. Il est plus que clair que nous avons dès lors, non pas affaire à une science (ni même à une théorie qui se tienne) mais à des appareillagesdogmatiques, idéologiques et doctrinaires(11). Il convient donc de constamment garder en mémoire ce fait lorsque l’on réfléchit sur les tares et les failles de ce genre de disciplines qui brandissent aux quatre vents des prétentions de rigueur scientifique appuyées sur de l’outrance mathématique. Il convient tout particulièrement de ne point oublier, ce qui est pour ainsi dire, «la mère de toutes les failles hypothétiques» de l’économie néoclassique, l’omniprésent «ceterisparibus sic stantibus». Absolument incontournable, même implicitement, en tout ce qui touche directement et même indirectement(12)aux théories et analyses économiques, ce postulat appelle bien des remarques. Dont voici quelques-unes, des plus élémentaires :
• Ce postulat implique de supposer que toutes – je dis bien toutes – les variables entourant les faits soumis à études sont, autant spatialement que temporellement, soit invariables, soit systématiquement « sous contrôle »(13)
• Ceci induirait de penser que la dite science économique serait 1- capable d’appliquer les méthodes de la physique comme l’expérimentation, 2- capable de constater – affirmer que toutes les variables hors expérimentation sont… invariables et 3- capable d’exercer un contrôle sur les variables dites «externes», comme la physique peut le faire en situation de laboratoire (voir note 11).
• Tout ce qui, à son tour induirait de croire que l’économie est entourée de phénomènes non seulement traités comme quasi «figés», dénués de «biais» relevant du subjectif, de l’intentionnalité des acteurséconomiques… mais en plus complètement indépendants entre eux, c’est à dire sans aucune sorte « d’influences réciproques».
Avouons qu’il n’est guère bien difficile de démonter, épistémologiquement et méthodologiquement, un édifice intellectuel aussi peu fondé ! Non seulement infondé, mais prétendant – au moins implicitement-, à l’exactitude et à l’objectivité que peuvent procurer la méthode expérimentale et la capacité de «contrôle des variables externes» dont est capable par exemple, la physique.
Mais revenons aux prétentions de prédictions d’états futurs des faits économiques(14). Il nous faut pour ce faire, procéder à une (partielle) énumération – déconstruction de pratiques de dites prédictions en économie-gestion :
• La question du ceterisparibus sic stantibus renvoie, on l’aura compris, immanquablement au référent sous-entendu à la capacité de « mise en conditions de laboratoire » de sciences exactes comme la physique ou la biologie. Or, même si cela était(15), il est fort bien connu en sciences humaines(16)que lorsqu’on soumet des êtres vivants, animaux en particulier, depuis la souris jusqu’au singe en passant par le rat (et même les humains)(17)à des conditions «confinées – contrôlées » d’observation en laboratoire, on en affecte dangereusement les fins «équilibres mentaux». Autrement dit, l’animal que l’on observe en laboratoire, étant dans des conditions non naturelles, stressé, angoissé… se met à agir de façon qui ne lui est forcément pasnaturelle, donc «aliénée» ou «névrotique» ! Dès lors, que dire des humains !?(18)
• Il convient aussi d’ajouter, principal objet de la présente chronique, tout ce que l’on fait dire, parfois incroyablement abusivement, à la mathématique et aux statistiques :
– La « prédiction mathématique » per se : À partir de conditions actuelles données au moment T1, comment «prédire», ceterisparibus sin stantibus, des conditions futures à un moment T2 ? (19)
Las ! La mathématique ne peut rien dire d’autre que ceci : l’état le plus probable dans un moment futur donné T2, toutes choses égales par ailleurs, ne peut qu’être identique à l’état actuel du moment T1 !
– La prédiction ne tenant aucun compte des interactions et interrelations aussi inévitables que constantes entre tous phénomènes observables. En ce sens Il est un, disons «paradoxe», bien connu en mathématique : celui dit «des trois corps de Poincaré». Le célèbre mathématicien se serait posé le problème de savoir s’il est possible de connaître la position relative de le Terre par rapport à celle du Soleil, dans un futur donné… tenant compte de l’influence de la Lune sur la Terre (influence bien ténue mais bien réelle : sur la rotation, l’axe, l’inclinaison, la vitesse…) ? La réponse est non ! Du fait que les lois et équations de Newton peuvent parfaitement (à condition que l’Univers demeure « newtonien » !) faire prédire la position de n’importe quel corps céleste par rapport à un autre (sachant les orbites, masses, distances, vélocités…) mais absolument pas en tenant compte de l’interférence d’un troisième. Ainsi tenter de calculer – prédire la position relative Terre- Soleil d’ici cinquante, cinq cents ou mille ans, tenant compte de l’interférence lunaire envers la Terre, conduit invariablement àune série d’équations différentielles non convergentes. Donc pas de solution.
– La prédiction ne tenant pas compte des déterminismes en boucles. Il s’agit ici d’une sorte d’extension du problème de Poincaré, mais que l’on retrouve en théories du chaos. Cela se dénomme «enchevêtrement des déterminismes» : deux phénomènes qui s’influencent réciproquement, qui en influencent un troisième, qui lui-même en influence un quatrième… etc.(20)La conséquence – épistémologiquement insoutenable-, en est que l’on doive faire comme s’il n’existait pas ce genre de séries d’inter-influences auxquelles on n’a aucun accès, et donc d’implicitement considérer toutes suites d’évènements ou de comportements comme s’il s’agissait de phénomènes relevant d’un déterminisme linéaire, relevant des lois et des causalités en cadre de pensée «mécanique».
– Les limites «inhérentes» de la prédiction en mathématique, mêmes sans « enchevêtrements » de causalités. (21) À ce niveau on parle de, par exemple, le fait qu’avec tout l’arsenal «calculant» dont disposent actuellement les mathématiciens, il est impossible de prédire le comportement d’une simple boule de billard, à partir du 54ème rebond ! Que dire alors de la prétention de pouvoir prévoir ou prédire les comportements / incidence sur les faits économiques de millions de consommateurs, de demandeurs d’emplois, de kyrielles d’entrepreneurs, de mouvements et «humeurs» boursiers… !? S’il s’avère mathématiquement impossible de « prévoir » au-delà du 54ème rebond, ce que ferait une banale et inerte boulede billard, dont on peut parfaitement contrôler toutes les variables externes en parfaites conditions de laboratoire !
– L’abus des «inférences statistiques» à partir des dites «corrélations». Mathématiquement parlant, une corrélation est bien plus une énigme qu’une réponse. Encore moins une cause ou une relation de causalité quelconque. Or, trop souvent en traitements statistiques de problèmes en économie – gestion, on fait pratiquement de toute corrélation une causalité. Ainsi en marketing, ou en microéconomie, on va considérer par exemple – cas trivial et pour simple illustration – le fait d’avoir une automobile et de se rendre aux centres commerciaux excentrés comme un lien de cause à effet entre «posséder une voiture» et «fréquenter les super marchés de banlieues». Ce qui évidemment est absurde, puisque bien des gens peuvent se rendre de mille et une autres façons à un centre de commerce non central. Et ce qui est encore plus absurde est d’en déduire, ou inférer, qu’il suffit de doter tout un chacun d’un véhicule pour que, presque automatiquement, il aille faire ses achats en centres de banlieues. Voici un exemple «par l’absurde», souvent donné par feu Albert Jacquard dans ses conférences : « Faudrait-il, pour que plus de familles françaises puisse se permettre des vacances en montagne, se mettre à hausser tous les loyers, du fait que l’institut de statistiques français aurait trouvé une forte corrélation entre « payer des loyers chers« et « propension à aller en vacances d’hiver« en haute montagne !?».
– L’ignorance grave des effets démultipliés des «conditions initiales». Ce dont il s’agit ici est fort connu en théories du chaos, ou en mathématiques dites de «théories des catastrophes» : l’effet final titanesque de réplications- démultiplications de «conditions initiales» quasi nulles ou insignifiantes. Il en est ainsi du fameux «effet papillon» selon lequel de tous petits phénomènes tels que les battements d’aile d’un papillon, peuvent à de très grandes distances et après des milliards de fois de réplications, participer à la provocation de gros phénomènes météorologiques, tels orages, tempêtes, voire cyclones. Ainsi de tout petits détails en économie- management, « répliqués » des millions ou des milliards de fois peuvent induire des crises, des récessions, des faillites…(22)
– L’ignorance du principe qui fait que, selon la célèbre formule de Gaston Bachelard, «la nature ou le « réel« ne répondent jamais qu’en fonction du langage dans lequel on les interroge». Ainsi, appliquer à «l’étude du marché» futur des ventes d’automobiles de telles ou telles caractéristiques, élaborées en fonction de la théorie par exemple dite de «durée de vie des produits», aboutira à ce que le «marché» « réponde« dans les termes de cette même théorie ! Ce qui pousse à deux fautes épistémologiques graves : 1- penser que « le réel« est effectivement régi par les présupposés ou les théorèmes de la théorie qu’on lui applique, et 2- «lire» ce réel à travers le prisme de la théorie mise en œuvre et confondre les résultats de cette lecture avec un «réaliste reflet» du même réel. Ce qui peut revenir à affirmer que donc, à la limite, il n’y a nulle description objective du marché, de l’environnement, des « forces économiques »… nulle part ! Il n’y a que « placage » de principes préétablis et de théories préconçues sur une réalité dont l’essentiel nous échappe presque totalement. Et dire cela c’est dire que, fort certainement, toute prévision, toute planification, mettant en jeu de tels procédés, ne sont in fine, qu’inventions inhérentes aux théories misent en jeu. Autrement dit nul n’étudie nul «marché réel», ou nul «environnement économique» per se ; on ne fait que reconstruire de toutes pièces des marchés et des environnements dont les attributs préexistent déjà dans nos méthodes et théories.
En conclusion : où sont les précautions mathématiques que prennent les sciences dites dures, comme la physique ?
Il est des enseignements en sciences physiques, aussi redoutables que redoutés, qui portent essentiellement sur les infinies précautions que tout physicien (chimiste, biologiste, astrophysicien…) doit prendre avant d’user de la mathématique pour parler de ce qu’il étudie (23) … Ce sont par exemples, deux cours obligatoires en préparation aux études de Physique – Chimie – Biologie («PCB ») dénommés Techniques mathématiques de la physique (« TMP ») et Méthodes mathématiques de la physique (« MMP »). Il y est enseigné les milles et unes terribles précautions que tout physicien, chimiste ou biologiste doit soigneusement observer avant de se mettre à chiffrer, quantifier ou mettre en équation quoi que ce soit qui relève de son domaine. Las ! Il n’existe absolument rien de semblable ni en économie, ni en gestion, où pourtant on mathématise tout et n’importe quoi, et son contraire, sans jamais se poser de questions sur la validité de ce que l’on quantifie !!
Dans la prochaine chronique, nous nous intéresserons à quelques conséquences importantes, dans le monde de l’économie-gestion, des éléments exposés dans la présente, et aussi et surtout, à la déconstruction de nombre de « piliers » du discours économico-managérial dominant, telles les notions de « productivité », « compétitivité », « rendements », « efficacité », « risque »…
Notes :
- Commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
- Il suffit de songer aux « nécessités » de prédire des taux de croissance, des changements dans les « marchés » (financiers, du travail, des ressources…) des « fourchettes de prix », des taux d’inflation, des comportements des consommateurs, des niveaux de dépenses des ménages… etc., afin que le moindre calcul économique ou gestionnaire puisse être effectué en vue de « planifier » des investissements, des projets, des budgets…
- Deux sont Nobel d’économie : le « libéral » (au sens premier du terme) Maurice Allais et le quasi libertaire, père de l’école des Chicago boys (l’essentiel de la doctrine néolibérale dominante) Milton Friedman, et le troisième, Bertrand Russell est Nobel de littérature mais a été en fait, même si il a écrit des nouvelles et des romans, un grand mathématicien, père de la théorie de la logique moderne.
- Dans une prochaine chronique nous reviendrons sur la genèse cachée, les tenants et aboutissants de cette dite « mondialisation » de l’économie. Nous verrons que, entre autres, cette doctrine a la parfaite caractéristique de fort bien servir les intérêts des dominants, tous azimuts.
- Ce qui revient à admettre, ou mieux affirmer, que l’économie est non seulement un phénomène dynamique indépendant des volontés humaines, mais aussi un processus qui suppose à priori la non existence – ou la non nécessité- d’êtres humains pensants. Tout ce qui est économique se fait en toute autonomie et hors de portée de ce que leshumains pensent ou non, tout comme la physique newtonienne régit les mouvements, les masses, les équilibres… des objets célestes.
- Pour la petite histoire, Lee Iaccoca suscita de par le succès de « son » modèle (et plus tard la série des « Pinto ») une forte jalousie et un long ressentiment de la part de Henry Ford. Il finit par être congédié en 1978 et décida alors de prendre la tête de Chrysler avec la ferme intention d’en faire un « vainqueur » de Ford.
- Hormis sans doute l’analyse désenchantée et rigoureuse qu’en fait un J.K. Galbraith (in Le nouvel État industriel) pour démontrer l’inanité – ou tout au moins les graves aléas- des prétentions à la « prédiction » et à la « planification » de faits futurs en économie-gestion ; je ne connais guère d’autres exemples d’aussi systématique déconstruction de cet historique échec du management de la prestigieuse compagnie Ford.
- Nous verrons plus bas, qu’il y a bien des raisons, tirées des leçons que peuvent nous donner les disciplines mathématiques elles-mêmes qui peuvent largement expliquer ce genre de graves dysfonctionnements.
- In Le nouvel État industriel
- Il en existe au moins six ou sept (sinon parfois plus si on se rend jusqu’aux hyper abstraites élucubrations statistiques – mathématiques de ce qui est nommé Économétrie !) Depuis celle du fameux « toutes choses égales par ailleurs », de la concurrence pure et parfaite, de la salutaire action régulatrice de la main invisible, jusqu’à celle de l’atomicité infinie des producteurs et consommateurs, en passant par celle de la disposition neutre et égale de l’information pour tous. Ceci sans parler des deux, aussi notoires que farfelues, hypothèses « fondatrices de l’École néoclassique » : hypothèses de fonctionnement de la société humaine « à l’image de la mécanique céleste », et de l’existence d’un « crieur des prix » (des équilibres de marchés), sorte de deus ex machina qui crie au fur et à mesure, et en toute instantanéité, tous les prix d’équilibre de tous les marchés. (Voir ma chronique portant sur la naissance de l’économie néoclassique, l’École dite de Lausanne, Léon Walras…).
- En ce sens, force est d’admettre que les « hypothèses » autour des notions de luttes des classes, de modes de production… de Marx sont infiniment plus solides et admissibles que celles de Walras ou celles inférées des travaux de Smith !
- Comme dans les dites sciences de la gestion, ou management, dont les emprunts à l’économisme sont aussi profondément ancrés que souvent inconscients.
- Comme par exemple en physique, le fait de pouvoir contrôler – en laboratoire – lors d’une expérimentation de type « accélération d’un mobile sur un plan incliné », la température ambiante, la pression et le mouvement de l’air, l’inclinaison du plan, le poids du mobile, sa circonférence, la matière dont il est constitué, l’influence des frottements mobile-support, la distance de glissement du mobile… Ce qui rend possible de formuler une « loi » qui rend compte « scientifiquement » (selon les canons de la science positiviste – mécanique) du comportement d’un mobile lorsqu’on le soumet à l’accélération induite par une degré donné d’inclinaison du plan sur lequel il se déplace. Alors on est en situation de ceterisparibus sic stantibus.
- Nous avons, dans une précédente rubrique, vu comment, entre autres se faisaient les dites « mesures » indicatrices de croissance, d’inflation, de chômage… La différence est qu’ici, nous allons nous concentrer sur – en soi- la croyance en des capacités de prédictions « scientifiques ».
- Il y a même un (relativement) nouveau champ de l’économie dénommé « économie comportementale » qui a déjà ses Nobel (Richard Thaler, 2017) et qui prétend avec tout le sérieux du monde, « étudier « scientifiquement », sous un angle plus psychologique, les déterminants des comportements économiques », comme la décision de faire un achat ou non, d’épargner ou non, d’emprunter ou non… en soumettant des « cobayes humains » à des expérimentations de type « laboratoire » !
- Voir entre autres, J. Cosnier, Les névroses expérimentales.
- Du fait d’être conscient et « soumis à l’angoisse » d’être observé… nous y reviendrons.
- Ceci sans parler (on y reviendra prochainement) de tous les dangers et aléas que représente le fait de transposer à des humains, des conclusions tirées de l’observation… d’animaux artificiellement manipulés et de surcroît névrosés !
- Un Albert Jacquard s’est longuement attaqué à ce problème (par exemple comment prédire le QI d’une personne à l’âge de 30 ans, sachant celui de l’âge de 10 ans ?), notamment dans Éloge de la différence.
- Prenons un exemple trivial : un employé qui, sortant pour se rendre à son travail, vient de se chamailler avec sa conjointe, ayant de surcroît laissé un enfant malade sans être sûr qu’il aura les soins requis à temps, ayant attendu un temps interminable le transport en commun, subi les foudres d’un chauffeur déjà lui-même excédé du comportement d’autres passagers, agacé de devoir chercher de la monnaie à lui restituer parce qu’il n’a pas donné la juste somme… et ainsi de suite… Comment tenir compte de cet « enchevêtrement » de causes-effets-causes qui reviennent sur elles-mêmes, entrainent une autre chaine effets-causes… etc., pour comprendre le comportement de cet employé une fois rendu à son travail ?
- Voir entre autres, pour ce qui concerne cette partie : T. Angeletti, La prévision économique et ses erreurs ; j. Parrain-Vial, Les difficultés de la quantification et de la mesure…
- Un de ces « détails » dont je traite souvent est le fait de ne pas – ou si peu- tenir compte de ce que savent ou pensent les employés de base : ce sont alors des centaines de « signaux faibles » non détectés qui, en se démultipliant et en s’accumulant peuvent aboutir à une crise managériale majeure.
- Et qui est pourtant inerte, figé, reproductible, soumis à méthodes expérimentales, cumulatif…