Revue critique et déconstructiviste de certains concepts-clés
«Il est évident que si je me lève chaque matin pour produire quelque chose en vue de me procurer systématiquement autre chose, je ne connaitrais jamais ni bonheur ni satisfaction.»
Aristote
«À voir agir mes contemporains, on a l’impression que chacun ne se lève chaque matin que pour fabriquer un rasoir qui rase plus vite que celui de la veille, afin de pouvoir se lever plus tôt le lendemain et en fabriquer un autre qui rase encore plus vite !»
F. Nietzsche(1)
«- Alice : Mais Humpty-Dumpty les mots que tu viens de prononcer ne signifient pas ce que tu prétends qu’ils veulent dire ! – Humpty-Dumpty : sache Alice que les mots que j’utilise veulent dire ce que je veux qu’ils disent ! – Alice : mais tu n’as pas ce pouvoir ! Les mots disent ce qu’ils veulent dire, pas ce que tu veux qu’ils disent. –Humpty-Dumpty : Alice, tu n’as rien compris, le problème n’est pas là, le problème est de savoir qui de nous deux est le maître !»
Lewis Carroll
Lors de ma dernière chronique il a été question de certaines graves apories et fautes épistémologiques qui infestent l’univers du calcul, de la mesure et de la prétention à s’adonner à des «prédictions scientifiques» en économie-gestion. Dans la présente chronique j’aimerais aborder, tel qu’annoncé dans la précédente, la question du bienfondé linguistique, sémantique, paradigmatique, et même heuristique de certains concepts-clés abondamment utilisés dans les différents domaines de la large sphère de l’économie-gestion, jusqu’à envahir le parler de tous les jours.
Par Omar Aktouf(2)
Full Professor HEC Montréal (Canada)
Ce genre de questionnement, à propos de la signification réelle de maintes notions économiques et gestionnaires, s’est imposé à moi, déjà, jeune étudiant en gestion et en économie. Et ce du «simple» fait de voir utiliser en ces disciplines de bien nombreuses notions dites «fondamentales», mais sans jamais – ou presque- se donner la peine d’en préciser le sens, l’étymologie, la justesse ou la légitimité du rapport «signifiant-signifié»(3) proposé, voire même du banal usage de tels termes.
Commençons par les désignations des disciplines elles-mêmes
Je voudrais ici débuter par une revue des étymologies et sens premiers des notions mêmes d’économie, de gestion, de management… afin d’en démasquer certains détournements de sens qu’il m’a été donné d’observer tout au long de ma carrière de professeur en économie-gestion, de chercheur, d’auteur et de consultant. Commençons par le terme « économie » lui-même. Ce mot donc : «économie» et / ou «économique» dérive à l’origine de deux notions grecques, soit celles de «oïkos» d’une part, et celle de «nomia» d’autre part. L’oïkos désigne la famille (au sens de famille élargie, incluant les «personnels» dits «de maison», les esclaves proches(4)), et par extension le clan, et même la communauté, ou la société ainsi que son milieu de vie(5). Quant au terme nomia, celui-ci signifie «la règle», «la norme», «la façon de»… Étymologiquement donc, la notion d’économie (ou d’économique) renvoie primordialement à l’idée de «norme» ou de «règle» pour assurer «le bien–être de la communauté», du clan, de la famille élargie, de ses semblables… C’est ce que, dans la Grèce Classique on dénommait autrement par la formule «Le bien vivre ensemble»(6). Le vocable «gestion», lui, dériverait du verbe latin «gerere» qui signifierait tout à la fois «diriger», «orienter», «mener»… Quant à celui d’«administration» et d’«administrer», il viendrait également d’une locution latine «ad-minister» qui veut dire, littéralement, «être au service de». Pour ce qui est du terme, aujourd’hui fort courant, de «management», contrairement à des croyances aussi fort répandues, il n’est pas du tout anglais ou anglo-saxon ! Il s’agit en fait d’une adoption en langue anglaise d’un dérivé du terme français «ménagement», de la famille des mots «ménage» et «ménager». Cette notion est donc, par de bien curieux méandres de l’histoire des langues et des mots, revenue au français après avoir transité par l’anglais. Ce qu’il convient de soigneusement noter ici, c’est le fait que ces termes, si couramment attachés au monde du business et de l’économie-gestion, renvoient à presque toutes les acceptions que l’on voudra, sauf à celles «d’être le boss», être celui (ou celle) qui «commande», «impose», «ordonne», «décide»… Bien au contraire, ou presque, on peut clairement y voir des connotations quasi inverses, allant de l’acte –qui peut être considéré comme bienveillant- de bien «diriger» ou «orienter» ; à celui d’être au service d’autrui ; en passant par le fait de «ménager» ou de «prendre soin de». Il sera donc du plus haut intérêt de nous intéresser plus tard, sans doute lors d’une prochaine chronique, aux raisons qui ont conduit aux glissements sémantiques qui ont pratiquement transformé du tout au tout, le sens de ces mots.
De l’économique à la «chrématistique»: le glissement du «bien être de la communauté» au «fétichisme de l’argent» pour l’argent
Les deux phrases d’Aristote et de Nietzsche mises en exergue de ce texte, reflètent bien ce qui adviendra aux relations et échanges entre les humains après l’apparition de la monnaie et la généralisation de son usage. Mais c’est Aristote qui, le premier, verra venir le «glissement» dont il est question dans la présente section. En effet nous prévient Aristote(7), il convient de soigneusement considérer les différentes conséquences que va engendrer l’invention de cette «chose» complétement nouvelle dans cette Méditerranée du VIème – IVème siècle avant Jésus Christ. Aristote observe que «cette nouvelle chose» -la monnaie- se répand assez rapidement et considérablement depuis son lieu présumé d’apparition, la Crète, vers le reste du monde méditerranéen. Mais il observe aussi que, de plus en plus, des producteurs, artisans, agriculteurs… s’adonnent à une toute nouvelle pratique, accompagnant l’expansion de l’usage de la monnaie: celle de vouloir toujours plus de quantité d’argent en échange de leurs produits et services, plutôt qu’un certain «niveau de satisfaction» jugé «raisonnable», que procureraient les autres produits et services obtenus en contrepartie(8). Et aussi, il observera, chose qu’il considère gravissime, que certains vont même jusqu’à «faire faire de l’argent» à l’argent. Ce que les Religions «révélées» ultérieures (notamment Christianisme et Islam) vont dénommer «usure», pratique frappée du statut de péché mortel d’un côté et d’interdit radical(9) de l’autre. Aristote aura des mots très durs envers cette pratique qu’il qualifiait entre autres de «Tôkos» (bâtard ou bâtardise) ; et ses officiants «d’ennemis de la communauté» devant être condamnés à la confiscation de leurs biens et au bannissement d’Athènes ! Aristote forgea alors un mot pour désigner cette inédite pratique, à partir de deux termes grecs «Chréma»(10) qui signifie argent, monnaie… et «Atos», suffixe qui renvoie à l’idée de «poursuite de», de «recherche», d’«accumulation». C’est ainsi que fut créé le terme «chrématistique» qui désigne le fait de poursuivre l’accumulation de l’argent pour et par l’argent. Ce que nous désignerions aujourd’hui par le terme «finances», accompagné de ses corollaires, l’intérêt, l’usure, la spéculation, le boursicotage… Mais Aristote va plus loin ; il entrevoit déjà le fait que l’usage de la monnaie aura une double face : une «souhaitable» qui est la facilitation des échanges à larges et grandes échelles et distances(11) ; mais aussi une autre face, éminemment non souhaitable et qui est l’illusion de pouvoir accumuler pièces de monnaie et parchemins fiduciaires à l’infini. C’est là, nous avertit Aristote, quelque chose de totalement nouveau dans l’histoire de l’humanité qui, jusque-là, n’avait jamais connu aucune sorte de conception de quoi que ce soit qui puisse s’accumuler sans limites, et valoir des quantités tout aussi sans limites de tous autres objets ou services(12). Jusqu’à l’apparition de la monnaie, il ne pouvait en effet venir à l’idée de personne d’accumuler des tonneaux d’huile à l’infini, ou des sacs de céréales, ou des chaussures à l’infini ! Seule la monnaie permettra donc cette «illusion» qui, selon notre philosophe, conduira la communauté humaine à sa perte, du fait que désormais, la «valeur d’échange» des produits et services surpassera systématiquement leurs «valeur d’usage». Il prend l’exemple du cordonnier qui va délaisser «la vertu physique naturelle» de ce qu’il produit (des chaussures faites pour chausser le plus confortablement et le plus longtemps possible les pieds de ses semblables) en faveur du différentiel de «monnaie consacrée à la fabrication des chaussures» par rapport à la «quantité de monnaie reçue en échange» des mêmes chaussures une fois vendues. Et il en conclue –quelle prémonition et quel génie !- qu’un sur classement de la valeur d’usage par celle d’échange défera les liens «d’amitié utile» entre les humains, et les mettra en relations d’oppositions et de luttes(13), plutôt que d’entraides et de collaborations(14). Dès lors, en déduit Aristote, l’homme deviendra non seulement de plus en en plus en état d’adversité envers chacun de ses semblables, mais aussi envers la communauté et envers la nature qui en pâtira forcément puisque «l’infini ne peut être envisagé à l’intérieur du fini»(15) sans… «Destruction»… tout aussi infinie. Et hélas, nous y sommes déjà : ce qui a été -et continue à être- «détruit» (pollution, changements climatiques, pauvreté, misère, inégalités, injustices, conflits…) l’emporte désormais largement sur ce qui a été «construit». On peut même dire la chose, dans ses proportions et conséquences, absolument «inestimable», voire même «inconcevable» pour ce qui est de l’entendement humain. Et tout cela par la grâce d’un terrible glissement –voire détournement- de sens de concepts, qui aboutiront au progressif remplacement sournois de «l’économique» par ce qui n’est que de la «chrématistique» ; autrement dit de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui «économie réelle», par la finance(16) et ses infinis dégâts(17). Mais il y a ici une encore plus grave «usurpation de sens» : on qualifie quasi systématiquement «d’économique», ce qui n’est que vulgaire «chrématistique». Il y a donc là malhonnêteté intellectuelle et «hold-up sémantique» à prétendre former «des économistes» quand ce sont des diplômés en l’art de multiplier sans cesse les quantités d’argent -la chrématistique- que l’on forme(18) ! Les choses deviennent toujours plus graves lorsque l’on se croit «économistes» alors que l’on n’est que «chrémasticiens».
Voyons à présent ce qu’il en est des sens et connotations rattachées à maints vocables et concepts considérés comme «allant de soi» dans l’ensemble des jargons économico-managériaux.
De la notion même de «management», ou lorsque les mots disent autre chose que ce qu’ils veulent dire, selon «qui est le maître»
Le dialogue entre Alice et Humpty-Dumpty placé en exergue me semble particulièrement bien adapté pour illustrer l’analyse qui peut être faite de la façon dont les mots et les concepts sont tellement fréquemment détournés de leurs sens originels, pour «dire» ce que les «maîtres» dans les rapports économiques –ou rapports sociaux de production(19)– veulent qu’ils disent. On vient de voir ce qu’il en est de termes aussi généraux et courants qu’économie, gestion, administration… Voyons à présent quelques-unes parmi de bien nombreuses dénaturations de sens –ou à tout le moins détournements- opérées autour de notions fort couramment présentes dans les jargons économico-managériaux. Débutons par, ou plutôt revenons sur, la notion centrale de «management», elle-même. Ce fut lorsque je m’attelais à l’étude comparée des différentes façons de gérer à travers le monde, et selon les «cultures», que je me suis rendu compte de l’une des plus profondes opérations de «maquillage linguistique» en ces domaines, opération tout à la fois subtile et cardinale. M’intéressant donc aux différences, particularités, spécificités –et ou ressemblances- dans les manières de conduire ce que je propose de réunir sous le vocable générique «d’administrer»(20), je ne me doutais guère que j’allais alors, trouver une partie fort importante de la réponse à une question lancinante que je me posais depuis des années : comment se fait-il que, malgré ses tares et insuffisances aisément visibles et démontrables, le management de type US reste-t-il tellement présent et dominant partout en ce monde (hors «modèle nippo-rhénan»)(21). De fait, je me suis rendu compte que partout où j’intervenais en tant que consultant, ou enseignant, ou conférencier…, et quels que soient les publics (depuis les classes d’étudiants en passant par toutes sortes de hauts dirigeants et en finissant par les professeurs, les doctorants, les fonctionnaires… et ce autant en Europe, qu’ Afrique, ou Amérique latine, Moyen Orient…) lorsque je parlais d’exemples ou de théories américains «tout allait bien». Mais dès que j’abordais, par exemple, quoi que ce soit provenant du Japon, de l’Allemagne ou de la Suède, il ne se passait pas quelques minutes avant que quelqu’un n’intervienne –soutenu par le reste de l’auditoire- pour me faire remarquer que ce dont je parle relève de «cultures particulières», et n’est donc ni «exportable» ni «adaptable»… Quand ce n’était pas pour brandir haut et fort, en guise de parades destinées à «disqualifier définitivement» ces modèles, le fait que les Allemands seraient des militaristes hyper-disciplinés ; les japonais des suicidaires compulsifs ; et les scandinaves des alcooliques invétérés ! C’était à de véritables tirs de barrage et à des panoplies de farouches «mécanismes de défense»(22) que je me heurtais. Et ce, systématiquement et partout. Cela est longtemps resté une lancinante énigme pour moi. Je me suis donc mis, dans ma recherche des particularités gestionnaires de ces différents pays, tout naturellement, en quête de livres, articles, monographies, thèses… traitant des spécificités managériales de ces différentes contrées du monde. Et ce afin d’en voir, une bonne fois, les ressemblances ou différences par rapport au «modèle» dominant tellement largement la scène mondiale en la matière : le modèle des États-Unis. C’est alors que je me suis rendu compte qu’on avait affaire à un (encore un devrait-je dire) véritable «subterfuge sémantique» expliquant –tout au moins en partie-(23) la prégnance – que l’on peut si aisément observer- du modèle de gestion provenant des théories et exemples américains. C’était tout simplement le fait de… précisément ne jamais mentionner les termes «États-Unis», «Amérique», «américain», USA… lorsqu’il est question des théories et pratiques gestionnaire issues de l’Amérique du nord ! Et par contre, tout au contraire, de toujours mentionner et spécifier bien clairement, pour ce qui est des autres modes managériaux, qu’ils sont bel et bien et strictement «allemand», «japonais», «coréen» ou «suédois». Ce subterfuge consiste à laisser croire, en n’en précisant point l’origine, que «Le management» de type USA serait «tout simplement universel», ne nécessitant aucune spécification. C’est un truisme que de faire remarquer –ce que tout un chacun peut vérifier à satiété- qu’il est presque totalement impossible de rencontrer quelque texte que ce soit (livres, traités, manuels, articles…) spécifiant par exemple «Principes et théories du management américain», ou «Principes et théories de la motivation à l’américaine», ou encore «Théories du leadership de type américain»… jamais ! On se contente de titrer «Principes de management», «Théories de la motivation», ou «Principes de leadership»…, laissant sous-entendre qu’il s’agit là de principes, de théories, de pratiques… allant de soi et relevant de l’universel humain. À contrario, préciser systématiquement, en ajoutant les adjectifs «allemand», «japonais», «coréen», «suédois»… aux travaux concernant la manière de gérer ayant cours dans ces pays, cela sous-entend ipso facto : «particularismes», «exceptions», «culturellement connotés», «non universels». Donc éminemment «idiosyncratiques», «non imitables», «non transposables», «non exportables», «non adaptables». Cela demeure un grand mystère que d’observer, à satiété et un peu partout, à quel point «la culture américaine», lorsqu’il s’agit de management ou d’économie, ne semble poser nul problème «culturel» ou «idiosyncratique» à quiconque, depuis Paris en passant par Rabat, Sao Paulo, Le Caire, Rome, ou Dakar ! Énigme à laquelle nous venons de trouver une partie de réponse. Mais il en reste tout un pan que nous explorerons une prochaine fois, avec notamment l’aide d’une fort intéressante analyse sur certaines «qualités intrinsèquement ¨séduisantes¨» du modèle US, menée par Michel Albert(24). Passons à présent à quelques autres notions centrales du jargon économique et gestionnaire, et à leurs détournements de sens.
De quoi parle-t-on exactement lorsque l’on utilise des notions telles que productivité, efficacité, efficience, compétitivité… ?
Il est plus que très généralement admis que la définition du terme «productivité» signifie «richesses produites (ou pire : créées) par unité de temps(25)». Il s’agit là de la fameuse dite «valeur ajoutée» que toute opération de transformation, ou tout travail, donneraient quasi automatiquement à l’objet de travail utilisé, une fois le «procès de travail» achevé. Or il nous a été donné de voir, même de démontrer, lors de chroniques précédentes, qu’il n’y a –stricto sensu-, aucune «production», ni encore moins «création»- quasi «ex nihilo» de richesse, ni de valeur ajoutée dans quoi que ce soit qui relève du travail et de la transformation par le travail. Bien au contraire en termes de bilan énergétique(26), nous avons vu que non seulement il n’y avait aucune «création» ni «ajout» de quoi que ce soit, mais bien plutôt que des «pertes systématiques» sous forme de «hausse de l’entropie globale»(27), lorsque l’on considère les choses sous un angle vraiment scientifique (la physique et la thermodynamique) et non point doctrinaire ou idéologique (la doctrine du productivisme économique et gestionnaire). Tout «gain» local de confort, de luxe, de biens, de services… se «paye ailleurs» par une diminution globale de l’énergie «utilisable» disponible(28). Ce qui signifie que toute prétendue «productivité» qui augmenterait le niveau de vie, disons de l’Américain moyen, se «paye» nécessairement quelque part par une dégradation –au moins proportionnelle- du niveau de vie, disons de l’Africain ou de l’Asiatique, ou encore par des atteintes à la nature, à l’habitat des animaux, de la vie sauvage…, ou encore les guerres d’invasion et de destruction… C’est ici à une vision des choses régissant le «fonctionnement» de notre monde décidément invariablement étriquée de la part du discours «économie-management» que nous avons affaire. Vision, dis-je, «étriquée» parce qu’elle ne considère que les effets «locaux» et de «court terme» de ce dont on traite. Il devient donc aussi intéressant que paradoxal de noter que toute prétention de «productivité» est en réalité le contraire de ce que – stricto sensu- le terme «productivité» signifierait : un (bien entendu tout relatif et circonstancié) «gain» énergétique global systématique plutôt qu’une «perte» nécessaire et concomitante. Prenons, pour mieux expliciter tout cela des termes connexes tels que ceux dits d’«efficacité» ou d’«efficience»(29). Pour l’univers de l’économie-gestion, on serait efficace-efficient si aujourd’hui nous obtenons les mêmes résultats qu’hier, ayant utilisé «moins» de ressources (en termes de formations, salaires, matières, énergies…) pour ce faire. C’est ce que l’on sous-entend par la si courante formule «faire plus avec moins». Or, il est aisé de démontrer –encore un subterfuge linguistique frisant la formation réactionnelle névrotique !- qu’en réalité, on ne «fait plus»(30) en économie-gestion, qu’avec, forcément bien d’autres «plus»… et aucun «moins»(31) ! En effet baisser les coûts salariaux cela signifie plus de précarité, plus de chômeurs, plus de pauvreté, plus d’inégalité, plus de violences sociales… baisser les «coûts environnementaux» cela signifie plus de pollutions, plus de dégradations des qualités de vie, plus de maladies… baisser les «coûts des matières ou intrants» cela signifie faire plus de «dégâts collatéraux» à la nature lors des phases d’extraction, faire plus de «sites» industriels dégradés et non réhabilités… Il est donc tout à fait légitime de se demander où pourrait bien se trouver le moindre «moins» dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles !?
Pour conclure : «l’efficacité – efficience» du point de vue des sciences fondamentales
Il me semble que, du point de vue d’une science aussi fondamentale que la physique, et en particulier la thermodynamique(32) , il a été assez démontré que lorsque le jargon économique-gestionnaire parle de gains et de profits et de rendements… il y a aussi «dégradations» multiples (et de plus en plus exponentielles) par ailleurs. «Dégradations» pudiquement dénommées «externalités négatives». «Externalités» qui, en termes de bilans nets (effets combinés sur la nature, le climat, la qualité de vie du plus grand nombre…) dépassent désormais – globalement – ce qui est considéré comme «gains». Je me permettrais donc ici de convoquer, en termes quasi simplistes (qu’on m’en excuse), une autre science fondamentale, la biologie, pour mieux comprendre ce que je tente de dégager comme profond hiatus entre ce qui est désigné comme efficace-efficient du côté de l’économie-gestion et ce qui le serait du côté des «vraies sciences». Prenons en termes de «cas comparatifs», ce qui serait prétendu efficace-efficient du point de vue (managérial-économique) de Ford qui fabrique des voitures, et ce qui le serait du point de vue de la biologie (écologique-naturel) en regard de ce que fait par exemple un ours qui capture et consomme des saumons dans le cours d’une rivière. Pour la biologie un tel ours serait «plus efficace-efficient» aujourd’hui s’il a capturé (aujourd’hui) la même quantité de saumons qu’hier, en en ayant blessé moins d’autres, en ayant fait moins de dommages à d’autres espèces, et en ayant moins dérangé le lit de la rivière. Ce qui signifie «atteindre le même résultat, les facteurs y ayant contribué étant moindrement affectés» ou «se portant mieux». Cela voudrait donc dire, si le cas de l’ours est transposé à ce que fait Ford, que cette entreprise (pour prétendre être plus efficace-efficiente) devrait produire aujourd’hui la même automobile qu’hier, avec plus d’employés, mieux payés, ayant de meilleures conditions de travail, plus de journées de congé… et une nature significativement moins polluée qu’hier ! Mais on sait pertinemment qu’il n’en est rien. Bien au contraire hélas.
Dans la prochaine chronique, je propose que nous nous intéressions aux dégâts causés par le règne sans partage du «How-to» et du soit disant «esprit rationnel» en business-économie-management, et à certaines conséquences inattendues telles que la «supériorité en rationalité(33)» du marché «traditionnel, œil dans l’œil et main dans la main» tel que le «souk» rural en terres africaines, ou les marchés traditionnels pratiquant le troc et le marchandage.
Notes :
- Nietzsche ne croyait vraiment pas si bien dire ! On peut en effet voir aujourd’hui des compagnies comme Chick ou Gillette rivaliser de… nombre de lames que contient chaque nouveau rasoir pour… raser mieux et plus vite ! Aux derniers modèles mis en marché ou planifiés, on en est déjà à entre 4 ou 5 ou même 6 lames et plus !!!!
- Commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
- Problème bien connu en linguistique (F. de Saussure…)
- Voir la façon, par exemple dont Homère parles de l’Oïkos d’Ulysse : on y retrouve non seulement les membres propres de la famille mais aussi les personnes et esclaves vivant autour de Pénélope ou de Télémaque.
- «En harmonie avec la nature» ajoutera Aristote dans certains textes.
- Aujourd’hui on parlerait sans doute de «bonne gouvernance».
- L’éthique à Nicomaque : Livre sur l’économie.
- Nous verrons plus bas qu’Aristote oppose ainsi «valeur d’échange» à «valeur d’usage», tout en déplorant la continuelle prépondérance de la première sur la seconde dans les échanges économiques.
- Tout aussi «péché».
- Ou «Krêma»
- Dans le sens où il est plus aisé de voyager, pour s’adonner au commerce, avec des pièces ou des parchemins, qu’avec des quantités de tonneaux d’huile ou de sacs de blé.
- Ce serait là, formidable intuition aristotélicienne, le point de naissance de ce qui deviendra plus tard l’idée de «croissance infinie»
- Ce qui sera quelques siècles plus tard consacré comme étant de la « saine concurrence »…
- À voir autour de nous ce qui se passe de nos jours avec les frénésies de course aux rentabilités du capitalisme néolibéral, qui oserait prétendre qu’Aristote n’avait pas raison sur toute la ligne ?
- Dans les mots du philosophe cela s’énonce en partant du principe que notre « monde – ou Terre- étant fini », toute prétention à y « faire de l’infini »ne peut que détruire toujours plus que de « construire ».
- Une idée de l’ampleur de ce qui est ici avancé peut être aisément donnée par un simple regard sur les différences – parfois proprement sidérales- entre les valeurs «comptables réelles» de maintes entreprises et leur «valeur» en bourse ! Ainsi de Yahoo ! qui, en 1999 ne valait pratiquement rien en termes d’actifs, de chiffre d’affaire ou de profits… «valait» en bourse plus de 80 millions de dollars ! Ou aujourd’hui de Facebook (firme totalement virtuelle) qui dépassait déjà les 100 milliards de dollars en bourse à ses débuts en cotation en 2012 pour atteindre…. près de 500 milliards en 2018 !!
- Il suffit de penser à la monumentale crise de 2008… sinon au Crack de 1929 : Voir entre autres, J.K Galbraith, La crise de 1929, ou encore T. Piketty, Le capital au 21ème siècle, et Capitalisme et idéologie, où il est démontré que les injustices et inégalités suivent une dangereuse courbe ascendante depuis près de trois siècles, mais aussi que le futur « économique » pour la planète – s’il en est un – ne pourra être sauvé que par un radical virage du néolibéralisme vers un « socialisme participatif ». Voir également une de mes précédentes chroniques consacrée à l’impossibilité thermodynamique du profit – à fortiori maximum- et au fait que l’argent venant des activités chrématistiques (intérêt, usure, spéculations, boursicotages…) est bien plus « entropique » (disons, en raccourci, destructeur) que l’argent fait par des activités relevant de l’économie dite « réelle », du travail, de la transformation physique.
- Que l’on songe aux « impératifs » devenus indiscutés et indiscutables de toujours maintenir en hausse, et à tous prix, le PNB, le PIB, la « croissance », les marges de profits…
- Pour reprendre cette expression si limpide et pleine de précision de K. Marx.
- Je me suis plus particulièrement intéressé à l’étude des modes de gestions Allemand, Japonais, Sud-Coréen et Scandinave.
- Il s’agit des points communs réunissant les modèles de gestion allemand, scandinave et japonais, ce qui a fait forger à l’auteur du livre Capitalisme contre capitalisme, Michel Albert, la formule « nippo-rhénan » indiquent qu’il s’agit de modes de gestion de pays qui longent le Rhin et au-delà d’une part, et de contrées autour du Japon d’autre part.
- Nous verrons en une prochaine chronique, en quoi et pourquoi ce genre de choses confine à des réflexes de véritables « défenses identitaires », tant le modèle US est profondément enracinés dans les mentalités et les subconscients comme « naturel » et même faisant partie intégrante de la nature de tout un chacun, sinon même de « la nature humaine » tout entière !
- On verra dans une prochaine chronique les principales raisons pour lesquelles le « modèle managérial à la US » est si présent et prégnant à travers le monde.
- Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1991.
- On utilise en fait et ce bien couramment, la définition : « richesse produite par heure de travail »
- Voir, entre autres, en plus de mes chroniques déjà consacrées à ce sujet, N. Georescu-Roegen, Demain la décroissance ; J. Rifkin, Economy and the entropy law…
- L’entropie étant la quantité d’énergie définitivement inutilisable et systématiquement perdue qui est « produite » lors de toutes activités de transformation ou de travail, activités requérant, par définition, un certain usage d’énergie, à l’origine «totalement utilisable ».
- Conséquence indiscutable du premier principe de la thermodynamique : la constance quantitative de l’énergie. Même à l’échelle de l’univers, celui-ci serait en expansion avec la même quantité d’énergie depuis le Big-Bang.
- Pour ne point trop compliquer les choses, disons que l’on peut considérer ces deux notions comme pratiquement synonymes, ou à tout le moins complémentaires, étant les deux parties d’un même tout conceptuel : 1- l’atteinte effective de l’objectif visé et 2- l’usage de « moyens non disproportionnés » pour l’atteinte de cet objectif.
- Sous-entendu bien sûr plus de « rendement », donc de profits et d’argent.
- En fait il s’agit d’une question de « perspectives » : tout ce qui du point de vue économico-managérial est considéré comme un « moins » n’est, dans une perspective écolo-sociale, qu’une série de « plus.
- En plus des références déjà citées ici et dans ma chronique sur le « statut épistémologique du profit », je recommande N. Goergescu-Roegen, The Entropy law and the Economic Process, Harvard University press, 1971.
- Dans le sens premier de « conforme aux canons de la raison »