De par sa longue expérience dans le domaine touristique, et de la connaissance profonde qu’il a des arcanes du secteur, Saïd Boukhelifa, Expert international et ancien cadre du secteur du Tourisme, revient dans cet entretien sur une réalité, peu reluisante, du tourisme dans notre pays. Evoquant les conséquences de la pandémie sur les acteurs et autres opérateurs du secteur touristique, notre interlocuteur, ne manque pas de dénoncer l’absence de vision et le manque de volonté politique à développer la destination Algérie, laquelle, pourtant, regorge d’énormes potentialités qui lui permettent largement d’être parmi les plus attractives. Dans cet entretien, M. Boukhelifa regrette la situation dont laquelle on se retrouve à présent, lui qui a connu les années faste du tourisme algérien.
Entretien réalisé par
Lyazid Khaber
Eco Times : Le secteur touristique est le plus touché par la crise pandémique qui sévit à présent, et les opérateurs nationaux continuent de se plaindre du manque de prise en charge de leurs doléances, quelle lecture faites-vous de cette situation, et quelles sont d’après-vous les mesures urgentes à prendre pour éviter le krach ?
Saïd Boukhelifa : En effet le secteur touristique est le plus touché par cette pandémie mondiale. Selon l’OMT (Organisation Mondiale du tourisme), pour l’année 2020, il y’a eu 1000 milliards de dollars, de pertes suite à la baisse des flux touristiques, moins d’un milliard. En 2019, il y’a eu 1 milliard 400 millions de touristes enregistrés. L’organisation internationale de l’aviation civile IATA, quant à elle, avance le chiffre de 119 milliards de dollars de pertes pour les 290 compagnies aériennes qui lui sont affiliées. Notre pavillon national Air Algérie, a subi des pertes évaluées à 45 milliards de dinars, selon le ministre des transports en janvier dernier.
C’est dire, le désastre financier et social connu soudainement, car personne n’attendait ce fléau mortifère sur le plan économique. Le plus important de l’histoire depuis l’apparition du mot tourisme en Angleterre en 1811 et depuis la création de la première agence de voyages au monde Thomas Cook en 1846.
Concernant la situation en Algérie, en effet les opérateurs nationaux se plaignent à juste titre de la non-prise en charge de leurs doléances. Depuis mars 2020, quatre saisons touristiques de perdus, printemps, été, hiver 2020, printemps 2021 et bientôt l’été 2021. Et rien ne dit que la saison hivernale 2021 ne serait pas ratée, notamment au niveau du tourisme saharien.
Cette longue situation catastrophique a provoqué la fermeture de plus de mille agences, et plus de mille autres, sur 4000, seraient fermées d’ici l’été prochain, période qui subirait encore la fermeture de nos aéroports et frontières.
Beaucoup parmi les hôteliers, anciens et nouveaux, sont au bord de la faillite. Notamment les plus récents, ouverts en 2019 et 2020, à Oran surtout, dans le cadre des prochains jeux méditerranéens prévus en 2021, puis décalés en 2022. L’ensemble des 3*, 4*, 5* n’ont pas dépassé 10% du taux d’occupation des chambres en 2020, alors qu’il faudrait un minimum de 40% pour équilibrer les charges, et à partir de 60% pour parler de bénéfices. Les pertes, sans avoir de statistiques officielles -car introuvables-, pour le secteur touristique, les pertes avoisinent les 500 milliards de centimes avec pour corollaire, 50.000 nouveaux chômeurs.
Avec la fermeture des frontières et l’allègement progressifs des mesures de lutte contre la pandémie, des opérateurs ont cru relever le défi de relancer le tourisme local, mais faute de facilités, les résultats restent au plus bas niveau. Quelles sont d’après-vous les raisons de cet échec ?
Il faut souligner que nous sommes dans une situation de non tourisme depuis une trentaine d’années. De nouveaux hôtels apparaissent chaque année, au même titre que les agences de voyages qui prolifèrent sans cesse. Mais sans une mise en tourisme effective et factuelle de la destination, il n’est guère facile de faire du tourisme chez nous.
Des agences ont essayé de faire du tourisme domestique, vaille que vaille en 2020, mais il n’ y’a pas eu plus de 3000 touristes nationaux qui sont passés par les agences de voyages. Cette année, tout en restant optimiste, il n’y aura pas plus de 10.000, durant les saisons du printemps, hiver et été 2021. Une situation peu reluisante qui remonte à très loin.
Le tourisme interne, local, familial, social, avait été décrété en mai 1980, par les résolutions du comité central du FLN, dans lequel siégeaient des officiers militaires. L’option socialiste de l’époque oblige, on nous avait demandé de tourner le dos au tourisme réceptif international, qui flamboyait et rayonnait bien durant la belle décennie des années 70, pour nous occuper du développement du tourisme interne, domestique. Nous étions dans une prison à ciel ouvert, il nous fallait une autorisation de sortie pour quitter le territoire national. Seuls certains privilégiés pouvaient sortir. Donc, pour le pouvoir de l’époque, il fallait créer au profit des nationaux, des loisirs, des centres de vacances, des formules touristiques attractives à mettre en place par l’ex-Altour puis par l’ONAT.
Mais, à part huit terrains de camping bien aménagés et gérés sur notre côte par le Touring club d’Algérie, durant quelques années, l’Etat n’a rien fait pour le développement du tourisme national. C’était resté au niveau des vœux pieux. Les collectivités locales n’ont pas suivi, car le tourisme est par essence territorial, faute de moyens et par manque de compétences et de culture touristique. Et cela perdure jusqu’à aujourd’hui. Un seul hôtel public fut rajouté en 1983 sur la côte Est, à Collo, le Bougaroun 3 étoiles. La capacité litière totale balnéaire ne dépassait pas 12000 lits. Pour le Sud, moins de 5000 lits, et pour le tourisme de montagne, moins de 1000 lits. Cela pour une demande nationale potentielle de près de deux millions qui aspirait à passer de bonnes vacances, logés dans des hôtels assez confortables et propres.
Il y a quelques années on se plaignait de l’insuffisance des capacités d’accueil dans le pays, pour justifier le recul du tourisme, et maintenant que l’infrastructure touristique s’est vu étoffée, mais sans qu’il y ait le boom promis, quelles sont les raisons de cette situation ?
En effet, il y’a quelques années, on se plaignait de l’insuffisance des capacités d’accueil chez nous. De nos jours, la capacité totale avoisine les 170.000 lits. Mais qui se décomposent ainsi : près de 50% représentent les catégories 0* et 1*. Et la majorité des 3* et 4* se situent en milieu urbain. Juste 60.000 lits pour le balnéaire, 10.000 lits pour le Sud, 2000 lits pour le tourisme de montagne. Chaque année, en été trois millions de nationaux aspirent à passer des vacances agréables avec un bon accueil, bon service, bonne hygiène, bonne animation, dans nos hôtels en bord de mer. Ni les capacités, ni le niveau des services, ni les tarifs ne répondent à leurs souhaits. 300.000 aspirent à aller au Sud durant les vacances d’hiver et de printemps. Mêmes obstacles et carences. Idem pour le tourisme de montagne où 200.000 nationaux aspirent à y séjourner en hiver/printemps, mais bloqués pour les mêmes écueils et lacunes. Et il y’a toujours cette absence de mise en tourisme de la destination par les pouvoirs publics.
L’Algérie dispose d’énormes potentialités touristiques, mais l’algérien demeure toujours attiré par d’autres destinations, à l’instar de la Tunisie, le Maroc ou encore la Turquie, quelle explication donnez-vous à cette état de fait, et comment d’après-vous pouvons-nous réconcilier le touriste algérien avec la destination Algérie ?
Compte tenu de ce qui a été répondu à la question précédente, c’est à dire des conditions peu attrayantes et peu satisfaisantes pour nos concitoyens ; ces derniers se détournent vers des destinations voisines, ou pas lointaines, musulmanes, comme la Turquie et l’Egypte. Certains aisés optent pour des contrées très lointaines : Asie et Amériques, Caraïbes…etc. Là-bas, ils trouvent ce qui leur manque chez nous : la qualité des services et de bons rapports qualité/prix, dans un environnement social imprégné de la culture touristique et propice aux activités du monde des voyages, balades nocturnes en toute sécurité pour les familles, couples ou femmes seules. Situations façonnées par la mise en tourisme des pays cités, car les pouvoirs publics y veillent constamment. A cela il faudrait rajouter l’état de nos plages, devenues sales, répugnantes, agressives par des plagistes squattant des espaces de sable destinés librement à nos concitoyens. L’ambiance y est délétère pour les adultes, sauf pour les bambins inconscients.
Ce qui va pour le touriste algérien, va également pour les touristes étrangers qui, pourtant, sont nombreux à vouloir visiter les différents sites du pays, mais sans qu’il y ait vraiment le rush. Y a-t-il des raisons objectives qui font encore fuir les touristes étrangers, sachant que nous sommes présentement loin des «années de braise» où l’insécurité était à l’origine de la désaffection ?
Au cours des trente dernières années, 1990-2020, l’Algérie n’a pas reçu plus 60.000 touristes au total, soit une moyenne annuelle de 2000 visiteurs, venus dans le cadre du tour-operating, c’est à dire les voyages organisés par les tour-operators et autres prescripteurs de voyages. Dans ces chiffres insignifiants, voire ridicules, eu égard aux immenses potentialités touristiques, aucun touriste n’est venu pour notre balnéaire. Les derniers des italiens à la Corne d’or de Tipasa remontent aux années 1990. 50.000 environ pour le Grand Sud, Hoggar et Tassili, ainsi que pour les Oasis et la Saoura. 10.000 pour le tourisme culturel : ruines de Tipasa, Djemila, Timgad, Hippone, Tiddis, Madaure…etc. Cela va également pour le tourisme de mémoire, celui des pieds-noirs. Le chiffre de plus deux millions en moyenne annuelle annoncé depuis les dix dernières années par le ministère de tutelle, ce sont des entrées au frontières, statistiques fournies par les services de la DGSN. Le Canada se base sur les arrivées aux hôtels. Et je souligne que c’est le tour-operating qui détermine si une destination est fiable, affirmée, prisée, comme nous l’avions vécu durant les mémorables années 70, au cours desquelles J’étais acteur et témoin.
Les causes ? Jadis il y’avait une réelle volonté politique factuelle, tracée par la charte du tourisme de 1966, qui définissait la vision et la stratégie à adopter. Investissement hôteliers de qualité pour le balnéaire et le Sud, sous la griffe architecturale de Fernand Pouillon, musulman depuis août 1954 et algérien depuis 1965. Trois instituts de formation ouverts à Bou-Saada, Tizi-Ouzou et Alger -El Aurassi. Cinq bureaux de représentations ONAT à l’étranger : Stockholm, Londres, Paris, Frankfort, Bruxelles. Ces bureaux furent fermés en 79/80. L’Algérie se refermait sur elle-même. Elle avait appris à faire du tourisme, puis elle a désappris. Durant plus de trente ans. Il lui faudrait réapprendre de nouveau. L’Algérie demeure une Terra incognita sur la carte touristique internationale, car l’état ne veut pas de son tourisme, surtout vis à vis des étrangers. Par idéologie conservatrice et surtout à cause des deux boums pétroliers en 1980, guerre Iran-Irak, et celui des années fastes 2008-2014, une manne financière providentielle qui renvoya aux calendes grecques la relance de notre tourisme. Pourtant, un schéma directeur d’aménagement touristique (SDAT), fut élaboré sous la houlette de Cherif Rahmani, 250 pages, portant un développement harmonieux et de qualité de notre destination, période 2008-2030. Etape par étape. Hélas, le pétrole, cet or noir pour notre pays, fut une malédiction noire pour notre tourisme. Le SDAT fut négligé, faute de volonté politique et de conviction. Et fatalement, cela se paye négativement. Conséquemment à cela, nous nous retrouvons derniers sur les 22 pays méditerranéens. Et il faudrait 20 ans, le temps d’une génération, pour reconstruire ou construire une destination. Que de temps perdu !
L. K.
Les frontières sont fermées, les avions cloués au sol, les entreprises économiques en situation de quasi faillite ; c’est un état peu reluisant dans la plupart des pays du monde. De facto, le tourisme en pâtit dans tous les pays, mais bien sûr en ce qui concerne l’Algérie qui ne vit que de sa rente pétrolière (qui s’amenuise ) et qui n’ a jamais érigé le secteur touristique en objectif pouvant relancer la croissance, le problème ne se pose même pas. En situation normale et en terme d’attractivité nous sommes à la traîne.