Ce qui a le plus manqué en Algérie depuis l’ouverture de l’économie algérienne au début des années 1990, ce sont des politiques d’accompagnement des réformes. Décider de réformer l’économique, le social ou le culturel constituait une ambition très haute pour le décideur. Il faut rappeler que l’Algérie a accompli les premières réformes libérales dans un contexte socio politique qui ne s’y prêtait guère, d’abord en raison de la crise financière résultant du contre–choc pétrolier de 1986 et qui a duré 14 ans, ensuite à cause de la tragédie nationale qui a déstabilisé tout le pays jusqu’en 2000. La rupture d’avec la logique rentière constitue un long chemin de croix qui passe obligatoirement par la remise en cause de l’ensemble du modèle économique et social hérité des années 1970. Jusqu’à l’arrivée du Président Tebboune aux affaires le 12 décembre 2019, c’est l’option du statu quo qui prévalait, nonobstant l’érosion de nos ressources fossiles à partir de 2008 et de la baisse significative du prix du pétrole à partir de 2014. Le décideur ira même jusqu’à amender la loi monnaie et crédit pour y introduire le financement non conventionnel, destiné à combler les énormes déficits publics accumulés depuis 1999.
Point de vue de Ali Mebroukine, Professeur d’Université
La Conférence nationale sur le plan de relance pour une économie nouvelle des 18 et 19 août 2020 a acté la transition véritable de l’Algérie vers l’économie de marché. C’est une date fondatrice. C’est ainsi que pour jeter les bases de cette économie nouvelle, il a été décidé de réviser en profondeur le système fiscal, d’instaurer de nouvelles règles de pilotage budgétaire, de développer l’information statistique et la fonction prospective. Il ne s’agit pas là de simples réformes techniques mais de la transformation graduelle de l’ensemble du système de gouvernance que l’Algérie n’a jamais expérimenté depuis l’indépendance.
La réforme de l’économie algérienne est attendue depuis longtemps. Entre 1990 et 2020, notre pays ne s’est pas engagé résolument dans l’économie de marché. Certes, des secteurs ont été partiellement ouverts à la concurrence, les importations de biens d’ équipement, biens de production et biens de consommation ont été massives, des aménagements ont été introduits dans l’agriculture, mais le soubassement de l’économie algérienne est resté le même, à savoir le surdimensionnement d’un secteur public économique engloutisseur de ressources, l’absence de définition d’ une stratégie relative au degré d’ouverture de l’économie algérienne sur la base d’un agenda précis, le financement sur concours définitifs et provisoires du Budget de l’Etat des grands travaux et équipements collectifs, lequel a fini par entamer les réserves abritées dans le Fonds de régulation des recettes. Le plan de soutien à la relance économique(2001-2003), le Plan de soutien à la croissance économique(2005-2009), le 1er Plan quinquennal (2010-2014) et le second, essentiellement virtuel (2015-2019) ont été lancés à la fois sans évaluation et sans politiques d’accompagnement. Il n’est toujours pas possible, en 2021, de répondre à la question de savoir quel impact réel ont produit sur les structures économiques et sociales de notre pays ces plans pluriannuels auxquels ont été affectés quelque 800 milliards de dollars.
Les principales politiques d’accompagnement qu’il faudra engager en 2021, si l’on veut que le plan de relance pour une économie nouvelle soit un succès, sont les suivantes.
1. Elaboration d’une stratégie de développement pluri annuelle ;
2. Amélioration du climat des affaires ;
3. Consolider les autorités de régulation ;
4. Concevoir un droit des affaires efficace et efficient ;
5. Evaluer ex ante et ex post les politiques publiques
1. Elaborer une stratégie de développement pluriannuelle
L’année 2021 et les suivantes seront décisives pour notre pays, quant au degré d’ouverture de son économie. D’ores et déjà, il convient de répondre aux questions suivantes qui sont loin d’épuiser le répertoire:
a) Faudra-t-il diminuer de façon substantielle nos importations et quels sont les biens et les services qui seront concernés ?
b) Quelle place pour l’Algérie dans la zone de libre-échange avec l’Europe, dans la zone de libre–échange africaine et quelles perspectives pour le partenariat avec les pays de l’Asie du Sud-est ?
c) A quelles fins s’inscrivent les privatisations ? Sont-elles destinées à contribuer au désendettement de l’Etat, eu égard au poids de la dette publique interne (57,2% du PIB) ou constituent-elles le moyen le plus expédient d’améliorer les performances de l’appareil de production ?
d) L’administration centrale continuera–t-elle à truster les décisions les plus importantes ou bien est-ce l’option d’une plus grande décentralisation des responsabilités qui sera retenue avec notamment la création de grands pôles régionaux de développement, ce qui suppose la mise en place d’une véritable fiscalité locale destinée à abonder les budgets des collectivités territoriales(1).
e) L’industrialisation du pays devra-elle être conçue uniquement sur la base de la valorisation interne de notre potentiel actuel ou bien le seul viatique réside-t-il dans l’intégration de notre industrie dans les chaînes de valeurs mondiales dont on sait qu’elles se ferment de plus en plus aux pays émergents? (2)
2. L’amélioration du climat des affaires
Il ne peut pas se réduire à une simple débureaucratisation qui serait hâtive et bâclée. L’activité des investisseurs, qu’ils soient résidents ou non résidents, doit s’effectuer dans le respect de la réglementation qui fixe leurs droits et obligations. Aussi bien les contrôles de la part des administrations compétentes sont-ils nécessaires. Ceci posé, l’administration algérienne n’est pas seulement tatillonne et paperassière ; elle fait intervenir une pluralité d’acteurs dans l’acte d’investissement dont chacun est jaloux de ses prérogatives et libre, semble-t-il, de prendre des circulaires réglementaires, parfois à la légalité douteuse, ce qui crée un climat d’instabilité et d’imprévisibilité. Cette situation s’observe surtout dans les cas où la loi promulguée n’est pas encore entrée en vigueur en raison de la non-publication des textes d’application.
L’Etat central doit également affirmer son autorité au sein de son propre périmètre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui dans des secteurs importants : intérieur et collectivités locales, commerce, énergie, industrie, agriculture, protection de l’environnement. C’est une question de légitimité du pouvoir central non pas par rapport aux gouvernés, mais au regard de l’administration qui servira d’instrument garantissant l’effectivité des réformes. On voit bien que le pouvoir central peine à s’imposer aux cadres de conception intermédiaire et au middle management, probablement en raison de leur non implication dans l’élaboration des politiques publiques. On se souvient que le Gouvernement Hamrouche dans les années 1990 s’était heurté à des résistances comparables de la part des administrations économiques. Une administration vouée à l’exécution de décisions à l’élaboration desquelles elle n’a pas pris part est rarement loyale. L’amélioration durable du climat des affaires s’inscrit dans cette problématique. Aller vers plus de décentralisation(donc associer davantage les administrations de proximité), réduire les doublons au niveau des institutions de conception, soigner la communication en direction des opérateurs économiques et du public pour dissiper les malentendus vaut mieux que réduire les documents et les justificatifs que doit fournir par exemple tout investisseur pour être éligible aux avantages octroyés par la loi.
3. Consolider l’indépendance des autorités de régulation
L’Etat algérien se veut un Etat stratège. C’est la raison pour laquelle les différentes activités économiques exercées par de opérateurs économiques juridiquement distincts les uns des autres ont besoin d’être régulées par des institutions pourvues de ressources humaines hautement qualifiées et qui ne soient pas des appendices de la puissance publique. Le secteur des télécommunications, celui des hydrocarbures, celui de l’électricité et du gaz, celui du marché financier, celui des mines, sont ouverts à la concurrence et leurs prestations sont destinées à la satisfaction de centaines de milliers, voire de millions d’usagers et de consommateurs. Aucun bilan n’a encore été dressé de l’activité des autorités de régulation sectorielles mises en place au début des années 2000. On doit seulement déplorer l’insuffisante indépendance de ces institutions par rapport aux autorités centrales qui réglementent l’activité des opérateurs qui relevant de leur champ de compétence. Toutefois, on ne pourra que se réjouir de la décision prise en septembre 2020 par l’Autorité de régulation de la poste et des communications électroniques( ARPCE) d’infliger des amendes aux trois opérateurs de téléphonie mobile : 63,9 millions de DA à Mobilis, 26 millions de DA à Ooredoo et 82,5 millions de DA à Djezzy pour ne pas s’être conformés aux exigences de l’ARPCE en matière de couverture et de qualité de service des réseaux 4G dans certaines wilayas du pays. Cette décision constitue un précédent qui augure bien de la conception devenue exigeante du rôle du régulateur intervenant dans un marché complexe, constitué de plusieurs millions d’usagers et répartis sur un territoire immense.
Il conviendra également de faire un sort à l’institution chargée de la régulation transversale de la concurrence, à savoir le Conseil national de la Concurrence et de trancher la question de son champ de compétence par rapport à celui dévolu aux autorités de régulation sectorielles. A tort ou à raison, le Conseil de la concurrence déplore le nombre négligeable d’affaires portées à sa connaissance alors que prospèrent dans tous les secteurs d’activité les pratiques anticoncurrentielles que la puissance publique ne parvient ni à prévenir ni à combattre. Il ne saurait exister une économie libérale en Algérie si des opérateurs parviennent en toute impunité à se partager le marché dans tel ou tel segment d’activité, fixer eux-mêmes leurs prix sans égard à la loi de l’offre et de la demande et imposer aux consommateurs des conditions abusives(3). Il faudra renforcer les pouvoirs du Conseil de la concurrence et élargir sa compétence juridictionnelle actuellement disputée par la Chambre commerciale de la Cour d’Alger.
4. Pour un droit des affaires efficace et efficient
Par un phénomène de mimétisme, l’Algérie indépendante a repris le modèle administratif français et reconduit très largement la législation antérieure à 1962. Entre 1990 et 2020, notre pays a dû adapter son droit aux exigences nominales de la transition vers l’économie de marché. Tout au long des négociations menées avec les pays membres de l’OMC en vue de son adhésion à cette organisation, l’Algérie a remanié en profondeur l’ensemble des branches qui constituent le droit des affaires ou le droit économique : concurrence, protection du consommateur, droit boursier, droit bancaire, droit civil, droit des sociétés, etc. Souvent, ont été repris mot pour mot les textes législatifs européens et notamment français. Il n’y a pas eu un processus de fabrication endogène de la loi par les hommes de l’art algériens, mais reconduction intégrale de textes ayant leur histoire, leur sociologie et même leur anthropologie. Une étude plus détaillée serait nécessaire pour saisir les raisons objectives de la faible acclimatation de ces règles dans l’univers algérien. Il reste que ces textes sont applicables et ceux d’entre eux qui sont consacrés dans des conventions multilatérales ou bilatérales signées puis ratifiées par l’Algérie ont, en vertu de la Constitution, une autorité juridique supérieure à celle des lois internes(4) Il reste que le législateur est invité, d’une part, à consentir un effort pour réduire le temps qui sépare la promulgation d’une loi de la publication de textes réglementaires censés lui permettre d’entrer en vigueur et d’autre part, éviter par dessus tout qu’une loi nouvelle soit gouvernée par des textes d’application qui régissaient la mise en œuvre de la loi abrogée. Il conviendrait, enfin, d’aller vers l’annulation pure et simple par le Conseil d’Etat de toutes les circulaires et directives prises par une administration qui seraient autres que des textes d’application de lois et règlement déjà publiés au JO, mais qui sont en réalité des textes créateurs de droits et d’obligations nouveaux.
5. De la nécessite d’évaluer les politiques publiques
Aucune administration algérienne ne possède une culture de l’évaluation. Ceci n’est pas seulement dû au caractère rentier de notre économie qui a poussé tous les dirigeants algériens depuis l’indépendance à dépenser sans compter, notamment pour acheter la paix sociale. Même durant la période 1986-2000 où les responsables de l’Etat ont été contraints de soumettre la population à une austérité renforcée, aucun projet n’a été évalué, que ce soit avant d’engager la dépense ou après l’achèvement réel ou supposé du projet.
Aujourd’hui, les impératifs de la bonne gouvernance s’imposent à tous les Etats de la communauté internationale. Notre pays a adopté les 17 Objectifs du développement durable (ODD) dont la mise en œuvre satisfaisante est étroitement subordonnée à l’évaluation de toutes les politiques engagées en vue d’améliorer les conditions de vie des populations et promouvoir le développement durable(5). Certains de ces objectifs sont du reste consacrés, avec des variantes dans l’expression, dans le texte le plus élevé dans la hiérarchie des normes, autrement dit la Constitution révisée du 1er novembre 2020.
Les mérites de l’évaluation des politiques publiques sont, en substance, les suivants :
a) Comprendre pour quelle(s) raison(s) une action publique a été une réussite ou un échec (total ou partiel) ?
b) S’assurer que telle politique publique permet mieux qu’une ou d’autres la réalisation des ODD.
c) Parvenir à démontrer que les orientations prises pour favoriser telle politique publique sont fondées sur une connaissance objective des faits, fixent des attentes réalistes et qu’elles permettent de dépenser les ressources publiques de façon adéquate.
d) Optimiser les ressources, donner une légitimité à leur utilisation, informer les citoyens et les autres parties prenantes au processus des réformes (syndicats, regroupements professionnels, associations civiles, etc.)
Depuis 2000 se sont succédé les plans de développement pluriannuels dont le montant global, comme dit plus haut, a approximé les 800 Mds de dollars. Leur mise en œuvre était censée faire passer l’Algérie à un stade supérieur de son développement et la hisser au rang de nation émergente. Santé, emploi des jeunes, éducation, formation professionnelle, aménagement du territoire, NTIC, agriculture, industrie, services devaient connaitre une forte croissance et transformer durablement l’Algérie. 20 ans après, notre pays est confronté à des défis redoutables dont celui d’empêcher 800 communes sur les 1.541 que compte le pays de sombrer dans la déshérence physique et matérielle.
Aucun document officiel n’a été, à ce jour, publié qui eût pu répondre à quelques questions fondamentales :
a) Sur quelles bases ont été arrêtés les montants colossaux alloués aux quatre plans pluriannuels successifs ?
b) Les objectifs quantitatifs que se sont assignés les décideurs ont-ils été atteints et si oui dans quelle proportion ?
c) Quel est l’impact de ces plans sur le niveau de l’emploi, celui de la croissance de l’agriculture, de l’industrie et des services, l’éducation, la formation professionnelle, la mise à niveau des entreprises, la valorisation des hydrocarbures, la substitution aux importations, l’essor de la recherche/développement, la réduction des inégalités sociales et celle des fractures territoriales.
d) Quels dysfonctionnements et quelles anomalies ont-ils été identifiés qui ont pu faire obstacle à une exécution correcte de la dépense publique ?
Aujourd’hui, il est essentiel que l’Administration algérienne se dote d’outils et d’instruments d’évaluation des politiques publiques. Trois institutions prévues par la constitution révisée du 1er novembre 2020 sont appelées à exercer un rôle majeur à cet égard. Il s’agit du Conseil National économique social et de l’environnement (CNESE), la Cour des Comptes et la Haute autorité de transparence, de prévention et de lutte contre la corruption(HATPLC). S’agissant du CNESE, il s’agit d’un cadre de dialogue, de concertation, de proposition, de prospective et d’analyse dans le domaine économique, social et environnemental placé auprès du Président de la République. Il est également le Conseiller du gouvernement, en vertu de l’article 99 de la Constitution. Il est chargé d’évaluer et d’étudier les questions d’intérêt national dans les domaines économique, social et environnemental, de l’éducation, de la formation et de l’enseignement supérieur. En ce qui concerne la Cour des Comptes, elle est chargée de contrôler a posteriori les finances de l’Etat, des collectivités locales, des services publics ainsi que des capitaux marchands de l’Etat(6). Au titre de l’évaluation des politiques publiques, c’est l’alinéa 2 de l’article 199 de la Constitution qu’il est important de citer puisqu’il dispose que : « la Cour des comptes contribue au développement de la bonne gouvernance, à la transparence dans la gestion des finances publiques et à la reddition des comptes.» Reste la HATPLC ; elle est chargée d’élaborer une stratégie nationale de transparence, de veiller à son exécution et son suivi, de collecter et traiter l’information et de contribuer au renforcement des capacités de la société civile et des autres acteurs engagés dans la lutte contre la corruption(7).
Il est absolument primordial que ces trois institutions soient mises en situation de procéder à l’évaluation ex post des politiques publiques qu’elles appréhendent dans leur champ de compétence. S’agissant de l’évaluation ex ante, c’est aux administrations centrales et locales de la diligenter en comptant d’abord sur leurs ressources humaines et accessoirement sur des évaluateurs privés.
Conclusion
Le Président Tebboune est déterminé à accélérer le rythme des réformes et rien ne pourra l’arrêter. Ce volontarisme ne procède pas d’un optimisme spontanéiste qui n’est souvent que le reflet de l’ignorance. Il repose sur la volonté de renforcer la gouvernance de l’Etat algérien en laissant jouer aux principales institutions prévues dans la constitution un rôle majeur dans l’accompagnement de l’ensemble des politiques publiques dont la mise en œuvre a déjà commencé.
- M.
NOTES
1. Il est clair que le Code de la wilaya et le code communal ne répondent plus aux exigences du nouveau modèle économique et social algérien.
2. Le montage d’une industrie automobile est une option chargée d’incertitude du point de vue de sa vocation exportatrice.
3. V. Brahim Guendouzi : Des intermédiaires agissent dans l’informel et pratiquent la spéculation » El Watan du 14 janvier 2021
4. Constitution, article 154
5. Les 17 ODD ont été adoptées en septembre 2015 accompagnés de 169 cibles
6. Constitution, article 199
7. Constitution, article 204
A. M.